L'enfant philosophe, un "interlocuteur valable"

C'est en définissant le concept de "désappartenance" qui caractérise ce qu'il a appelé le "nouveau peuple scolaire" - sentiment de perte des points d'ancrage, vécu de "désaccompagnement" autorisant un violent droit de protester, libre expression du désir de toute puissance et de la pulsion naturelle de défi - que Jacques Lévine 1 propose, comme parade à cette "déliaison généralisée", prélude au décrochage scolaire, d'instaurer dans l'école, un nouveau statut social de l'élève, le statut "d'interlocuteur valable" ou encore le statut "d'équivalent" car, dit-il, "l'élève, pour être un élève, a besoin d'être à la fois un élève et un "Nous" c'est à dire quelqu'un qui a les mêmes droits que n'importe qui de s'instaurer "penseur du monde""2.

Les pédagogues le savent bien, la construction de l'identité et la construction du cognitif sont étroitement lié es, et l'on sait combien le statut social avec lequel l'enfant se présente à l'école va jouer sur l'ouverture ou la fermeture des portes de la cognition.

Par ailleurs, enfants et adolescents ont besoin de trouver à l'école des moments où, dans la solidarité, ils peuvent se vivre comme ayant à participer à l'élaboration d'un monde vivable, se sentir constructeur, bâtisseur d'un tel monde.

Ainsi, nous proposons d'installer dans les classes ou dans des groupes constitués des ARCH (Ateliers de Réflexion sur la Condition Humaine), composés d'Ateliers de Philosophie AGSAS3, d'Ateliers Psycho-Lévine et d'ateliers d'interrogation collective, qui ont tous en commun, de par leur cadre, d'installer l'enfant ou l'adolescent dans ce nouveau statut "d'interlocuteur valable", pour l'inviter à penser le monde dans lequel il vit. Ainsi, l'élève va trouver un "miroir de sa valeur de sujet pensant", c'est à dire une relation telle que le Moi et le savoir vont y trouver respectivement leur mode de satisfaction sans qu'aucun des deux ne soit lésé. Les enfants ont besoin de se sentir porteurs d'outils qui représentent ce qu'il y a de singulier dans leur pensée, de se présenter aux autres, réels ou imaginaires, avec des capacités d'expression qui leur permettent tantôt d'amener le monde jusqu'à eux, tantôt de se préparer à prendre une place dans le monde.

Considérer l'enfant et l'adolescent comme des interlocuteurs valables, c'est avant tout, comme le dit le dictionnaire, les considérer comme capables de mener à bien une discussion. Cela accorde de la légitimité et de la compétence. Nous allons voir comment le cadre des Ateliers de Philosophie AGSAS met en scène cette considération et les effets que cela produit.

Le cadre des Ateliers de Philosophie AGSAS

Les Ateliers de Philosophie AGSAS sont régis par un cadre très précis et tout à fait particulier, qui les distingue des autres courants de la philosophie avec les enfants. Fondés en 1996, ils donnent la primauté au débat interne, et ont pour objectif principal la confrontation du sujet à sa propre pensée en présence de l'expression de la pensée des autres.

Présentation du cadre

L'animateur formé à la méthode de l'atelier (en général l'enseignant, mais cela peut être aussi un intervenant extérieur) installe le décor, en formulant de façon rituelle, à chaque atelier les annonces suivantes :

  • Il n'interviendra qu'à minima pendant l'atelier (juste pour garantir le cadre).
  • Il définit ce qu'on attend de chaque enfant en précisant que tous vont réfléchir, c'est à dire prendre le temps pour penser à un sujet qui intéresse l'ensemble des humains et qui les a toujours intéressés.
  • Il précise qu'ils vont essayer de réfléchir d'une place différente de celle qu'ils occupent habituellement : ils vont essayer de réfléchir comme un habitant du monde qui pense à la façon dont les hommes se conduisent sur terre.
  • Il affirme que ce n'est pas un atelier de parole, mais un atelier de pensée, qu'il n'y a aucune obligation à parler et que ce n'est pas mal de ne pas parler ; par contre si l'on veut parler, exprimer à voix haute sa pensée, il faut avoir en main le "bâton de parole".
  • Il précise que l'atelier durera 10 minutes et sera suivi d'un autre temps où l'on pourra dire comment on a vécu ce moment.
  • Il attire l'attention sur le fait qu'en philosophie, de nombreuses questions se posent pour lesquelles on peut trouver diverses réponses argumentées mais qu'à priori, il n'y a ni bonne ni mauvaise réponse.
  • Enfin, il lance le mot inducteur sur lequel chacun va réfléchir, philosopher...

Ce cadre facilite la mise en route de la pensée et permet de découvrir le plaisir de penser

Un climat hors menace

Pour les concepteurs de la méthode, chacune de ces annonces participe du climat qui s'installe dans la classe au moment de l'atelier : c'est un climat hors menace, hors jugement négatif, où l'enfant a l'impression de donner le meilleur de lui-même et d'entrer dans une appartenance qui, par le rapport qu'elle établit entre le monde et lui, est au plus haut point susceptible de le rassurer sur sa valeur, sans qu'il y ait là une connotation démagogique. Quand il dit qu'il ne participera pas à l'atelier, le maître dit sans le dire "je sais que vous n'avez pas besoin de moi pour penser, réfléchir ensemble au monde dans lequel nous vivons". Son silence a subjectivement une autre signification que celle du silence car l'adulte, en tant que principe de réalité, tout en n'intervenant pas, est présent au travers de tous les éléments du cadre : le thème, le bâton de parole et la gestion du temps.

Des conditions pour se mettre à penser

A vrai dire, est-ce si facile que cela de se mettre à penser ? Pense-t-on lorsque l'on parle, lorsqu'on écoute le maître, lorsqu'on copie ou qu'on apprend une leçon ? Lorsqu'on regarde un film ? Lorsqu'on fait ses devoirs ?...

L'acte de se mettre consciemment à penser n'est pas un acte courant. Il nécessite deux conditions : que nous nous mettions en route pour une sorte de voyage et que nous en ayons envie.

L'invitation au voyage par le mot inducteur

Le mot inducteur invite à un voyage "au pays du mot", qui s'ouvre telle une huitre et va révéler ses trésors caché s ("les ultra-choses"). "Madame, lorsque vous avez prononcé le mot inducteur, j'ai eu l'impression que je me trouvais devant la caverne d'Ali Baba avec tous mes camarades, dit cet élève de CM2, et qu'à ce moment-là, comme si vous aviez prononcé le fameux : "Sésame ouvre-toi !", les portes se sont ouvertes et nous avons pénétré dans la caverne ; n'y voyant pas très bien, je suis d'abord resté pas loin de l'entrée, et malgré l'obscurité j'ai commencé à voir des merveilles ; puis, peu à peu mes yeux se sont habitués à l'obscurité et je me suis avancé guidé, par les paroles de certains de mes camarades qui s'étaient avancés plus loin que moi ; je les entendais décrire leurs découvertes ; ça me donnait l'envie d'aller plus loin, c'était formidable ! J'ai trouvé des trésors caché s ; mais soudainement vous avez dit : "il ne reste plus qu'une minute !" Et j'ai dû quitter cet endroit magique avant que la porte ne se referme sur moi. Mais je n'oublierai jamais les trésors que j'y ai découverts ; et franchement j'ai très envie d'y retourner".

L'aventure au pays du mot permet à chacun de se laisser guider sur le chemin qui lui convient, de se risquer plus ou moins loin, de faire diverses rencontres, de revenir sur ses pas et de repartir dans d'autres directions... La pensée s'ouvre et rencontre des certitudes remises en cause par d'autres, des questionnements auxquels on cherche immé diatement des réponses ou que l'on garde pour s'y intéresser à un autre moment, des hypothèses que l'on cherchera à vérifier... La richesse des possibilités permet à chacun, quel que soit sa connaissance approfondie ou nom de la sémantique du mot, de s'engager avec plaisir et désir de découvertes au "pays de ce mot".

Le statut d' "équivalent" comme moteur de la motivation

Quant à l'envie, elle est sous-tendue par le plaisir du statut d'équivalent qui encourage de façon implicite l'enfant à former une nouvelle image de son Moi, car il est invité à vivre autrement sa condition d'enfant. L'image qu'on lui demande de s'approprier est celle de "l'interlocuteur valable", valant en tout cas, de ce qui est du droit de penser, autant que tout autre. Il est convié, sans que ce soit dit explicitement, à être un habitant de la Terre à qui on donne le droit de penser à la façon dont les hommes se conduisent sur Terre. Cela tient du défi. Ce défi correspond à la recherche d'un supplément de force, sans que ce soit une domination agressive. L'enfant recherche un légitime sentiment d'élargissement de son Moi et sait qu'il peut en acquérir une légitime fierté. Par cette autorisation à s'installer à valeur égale sur le balcon de la pensée, d'où chacun porte son regard sur la vie et donne son avis, nous souhaitons implicitement qu'il ressente l'atelier de philosophie à la fois comme une alliance, comme un changement de place, comme une promotion et surtout comme droit d'entrer à équivalence dans le club de ceux qui réfléchissent sur la vie.

A la fin de certains ateliers en cycle 3 auxquels assistait un professeur de philosophie, les élèves ont pris beaucoup de plaisir à questionner ce professeur pour savoir ce que les philosophes avaient écrit sur le thème de la séance. Ils exprimaient le plaisir qu'ils avaient à prolonger la rencontre avec le mot au-delà de la pensée des pairs, avec celle des adultes, des professeurs et même des philosophes, dans un désir de recherche et d'un surplus de connaissance.

Nicolas Go nous rappelle l'importance de satisfaire " sa puissance de vivre, l'augmentation de la joie par le travail de recherche et par la connaissance"4.

Le dialogue

Le "langage oral interne"

"Au début de l'atelier, immédiatement après l'énoncé du mot inducteur, le silence s'installe. Ce silence semble exprimer tout à la fois la prise de conscience collective de la difficulté du sujet proposé, la fierté d'être perçus comme capables de réfléchir à un tel sujet, le début d'une réflexion personnelle intérieure qui se déclenche, l'organisation de la pensée et la mise en mots avant la prise de parole. Investi de ce nouveau statut de personne du monde et d'interlocuteur valable, chacun pourra, assez rapidement, dépasser les éventuelles émotions que le mot inducteur - grandir, l'amitié, exister, le mensonge, l'intelligence...- de l'atelier va éventuellement déclencher en lui et pourra prendre ses distances. C'est là que va s'installer la première discussion, le premier dialogue que nous appelons "dialogue interne" suscité par le désir de lucidité et le désir d'y voir clair.

Se sentant confronté à des forces contraires, le langage unique qui est celui de l'adhésion à la pensée que ses groupes d'appartenance lui demandent d'adopter et l'écoute de sa propre voix intérieure libérée par ce statut d'interlocuteur valable, l'enfant va être le siège d'un dialogue véritable entre ces deux sources de paroles et se sentir "sujet". Cela se traduit dans les paroles des enfants par des "peut-être que...", "y en a qui...", "oui, mais..." qui invitent les uns et les autres à un autre regard sur le mot inducteur ; on assiste ainsi, au fil des ateliers, au travail de ce qu'on peut appeler la "sphère de délibération" qui pèse le pour et le contre. "Je voudrais revenir sur ce que j'ai dit, parce que je ne suis plus tout à fait d'accord avec moi-même" affirmait un élève de cycle 3.

En même temps, nous retrouvons ici la triade que Jacques Lévine propose pour figurer la complexité dynamique du Moi. En accord avec la conception d'Edgar Morin qui affirme la triple appartenance de l'homme, à lui-même, à la société et à l'espèce, il affirme qu'il y a une pensée qui procède du "Petit Tout", une autre qui procède du registre du "Moyen Tout" et une pensée qui correspond à l'inscription de chacun dans l'univers pris dans sa totalité, le "Grand Tout". On peut imaginer que chacun tient, avec lui-même, le dialogue entre la pensée du moi personnel, la pensée du moi groupal et la pensée du moi universel. "Les enfants donnent à entendre que leurs pensées s'expriment autour d'interrogations croisées qui concernent leur moi intime, leur place dans le groupe et le sens de la vie...."5.

Le dialogue externe avec les autres participants

L'atelier reste un espace de liberté pour que les enfants puissent parler, lorsqu'ils en ressentent le besoin ou l'envie, pour qu'ils puissent faire l'expérience de réfléchir, de penser, de construire leur parole avec des tâtonnements.

"La pensée des enfants, à la fois, puise dans leur expérience personnelle et se dilate, en se confrontant à celle des autres, jusqu'aux dimensions du monde. Ils questionnent"5.

Chacun découvre sa capacité à contribuer à l'élaboration et à la croissance d'une pensée groupale, satellite du concept énoncé par le mot inducteur. Il prend alors conscience de son statut d'interlocuteur valable. Cela provoque en lui le plaisir d'appartenir au monde des penseurs et le désir de poursuivre ce travail de la pensée. Ce statut d'interlocuteur valable va servir d'étayage à la réflexion et à la prise de parole ; la pensée et la parole de chacun enrichie par celle du groupe, de tous les autres "interlocuteurs valables", vont s'élever au-dessus du niveau individuel : on se situe alors dans la zone proximale de développement (ZPD) de chacun, ce qui, comme on le sait, va augmenter les potentiels individuels. Et l'enfant s'autorise peu à peu à donner forme langagière à ses idées, en s'appuyant parfois sur le vocabulaire utilisé par les autres ou en allant consulter son dictionnaire intérieur. C'est ainsi qu'un élève de sixième l'a exprimé : "En ateliers de philosophie, j'apprends des nouveaux mots pour dire ce que je pense". Il est vrai que lorsqu'un enfant dit qu'il n'a pas voulu s'exprimer parce que d'autres avaient déjà dit ce qu'il voulait dire, nous conseillons à l'enseignant de lui répondre qu'en ateliers de philosophie on a le droit de répéter ce que quelqu'un a dit. On se rend compte alors, que cette autorisation va être le moteur d'une motivation à exprimer de façon singulière une idée communément répandue dans le groupe. Ainsi on assiste à " l'enrichissement du lexique et l'acquisition de certaines formes syntaxiques que d'autres possèdent et qu'ils vont tout naturellement s'approprier."6" Il faut être digne des penseurs du monde : on ne peut pas utiliser le même langage que lorsqu'on parle avec les copains" répondait un élève de collège à un auditeur adulte lors d'un atelier à l'Unesco.

Carole Calistri, linguiste, constate, que "les ateliers conduisent les enfants à progresser dans leur maitrise de la langue, l'augmentation du nombre de prises de paroles, de la diversité lexicale, de la complexité syntaxique, ainsi que des connecteurs... et tandis qu'ils s'expriment de manière de plus en plus précise, l'enseignant peut retrouver l'étonnement philosophique de l'adulte devant l'enfant qui apprend à parler, à écouter les autres penser pour penser par lui-même" ( 6).

En même temps, un sentiment de solidarité se développe. "J'apprends plein de choses en atelier de philosophie, des mots que je ne connaissais pas et des fois, des idées que je n'ai jamais eues". Les enfants découvrent, sous l'oeil attentif de leur maître silencieux, qu'ils appartiennent à un groupe suffisamment "nourricier" en matière d'acquisitions pour que l'on soit fier de ce que l'on y apprend.

"Au cours d'une dizaine de minutes aussi intenses qu'émouvantes, tant l'on sent que ces moments de pensée donnent à ces enfants une estime d'eux-mêmes dont la société tend à les priver, toutes les grandes distinctions conceptuelles sur les notions même difficiles, sont abordées... les hypothèses les plus fantaisistes sont décortiquées avec sérieux, abordées avec cet esprit rationnel qu'exige la méthode philosophiques"7.

Plaisir, fierté et changement

On pense encore avec émotion à cet adolescent de 3ème en décrochage scolaire qui, lors d'un atelier (le 5ème de l'année), prend pour la première fois la parole sur le mot inducteur "exister". Après un consensus exprimé par les autres adolescents sur le fait qu'exister c'est faire quelque chose, Amir prend la parole pour dire :" Oui, vous avez raison, on se sent exister quand on fait quelque chose, mais ma grand'mère qui ne fait plus rien parce qu'elle est morte, existe toujours dans mes pensées". La surprise que ses paroles ont déclenché et le rebondissement de certains des élèves sur elles pour approfondir cette idée, ont très probablement été à la source du changement d'attitude de Amir en classe. Selon son professeur, à partir de cette prise de parole, il s'est raccroché aux apprentissages et a participé de façon constructive au cours de mathématiques jusqu'à la fin de l'année. On peut aisément comprendre le plaisir que peut susciter une telle situation pour un élève habituellement stigmatisé de façon négative.

Quand les enfants ont goûté au plaisir que procure ce nouveau statut, ils en redemandent. Ils disent que c'est un des meilleurs moments de la semaine : "En atelier de philosophie, je me sens libre et ça fait du bien" ; "Moi, je me sens intelligent" ; "C'est le moment où je me décontracte, ça fait du bien de réfléchir à la vie" ; "J'y prends de l'énergie intérieure pour toute la semaine".

Un groupe où chacun devient parent du groupe

L'absence d'intervention de l'animateur, tout en étant une marque de confiance en la capacité des enfants à réfléchir sans lui, ouvre un espace qui les invite à se comporter non plus comme des enfants mais comme des parents du groupe. Peu à peu, au fil des ateliers, le groupe devient le lieu où chacun sait être soucieux du sort de l'autre où, chacun selon son rythme, va intérioriser un comportement de type parental à l'égard de la classe.

La classe, peu à peu devient une communauté, c'est-à-dire plus qu'une simple classe, une forme d'association de personnes, portée par une sorte d'idéal commun au maître et aux élèves, celui de faire de la classe un haut lieu de la pensée sur le monde dans lequel on vit, tout en essayant de le rendre plus vivable.

Dans le deuxième temps de l'atelier, quand on demande aux enfants comment ils ont vécu ce temps de réflexion, on entend souvent ce genre de remarques : " Aujourd'hui ça m'a fait plaisir, c'est la première fois que Gurvan a pris la parole pour dire ce qu'il pense" ; "Moi, j'ai été dérangé par Kévin qui a pris la parole sans avoir le bâton pendant que moi je l'avais" ; "Aujourd'hui tout le monde a parlé sur le mot " (pas de hors sujet). "Moi, j'ai bien aimé ce qu'a dit Stéphane, qu'on peut être riche d'amitié"...

Certains affirment, alors que s'ils n'ont pas pris la parole, leur participation effective à la réflexion du groupe par l'écoute des autres et les questionnements que cela suscitait en eux : "Moi, je n'ai pas pris la parole, je n'ai fait que réfléchir, dit cette élève de CE2".

Ecouter l'autre, c'est accepter d'abandonner opinions et certitudes de son propre environnement bien balisé, pour oser s'aventurer dans le territoire inconnu du questionnement collectif.

Ce deuxième temps révèle l'attention que tous, tout en participant à l'atelier, ont porté aux paroles de chacun, au respect ou non-respect du cadre par les uns et les autres... Et cette parole du deuxième temps permet la régulation du groupe qui, peu à peu, au fil des ateliers, devient un groupe du deuxième type, c'est à dire un groupe qui est un lieu de croissance, où chacun a le souci de la croissance du groupe et de la croissance de chacun dans le groupe.

Conclusion

Le statut d' "interlocuteur valable" comme cadre éthique de l'association

Ce statut "d'interlocuteur valable", l'AGSAS en a fait un de ses principes éthiques énoncé dans sa charte ; il se traduit par l'invitation à regarder et à rencontrer l'autre comme sujet de parole et de désir, à l'écouter avec respect et bienveillance, pour pouvoir engager avec lui une relation vivante, avec ses composantes d'incertitudes et d'angoisse, une relation de sujet à sujet. Chaque rencontre s'organise dans un respect et une confiance mutuels, sans conflictualité ni jugement de la personne dans un esprit de solidarité. Ce que l'on retrouve dans le cadre du Soutien Au Soutien.

L'AGSAS anime des ateliers de philosophie en dehors de l'école, dans la cité avec le même protocole incluant ce statut d'équivalent.

Le cadre des ateliers de philosophie dont les invariants sont cités dans ce texte est le même que les participants soient enfants, adolescents ou adultes. Et de nombreux témoignages confirment que les effets dus à la reconnaissance de chacun comme interlocuteur valable sont du même ordre que ceux constatés avec les enfants des écoles, effets parfois spectaculaires dans des groupes dont les membres sont exclus ou ressentent une exclusion de la société environnante.

Le café des Petits frères est un lieu unique dans Paris et en France, un café associatif, ouvert à tous, destiné à accueillir en priorité ceux qui se trouvent en situation d'isolement ou de précarité. Depuis plus de sept ans, une fois par mois, les clients du café se voient proposer un atelier de philosophie AGSAS. Le protocole y est exactement le même qu'avec les enfants à l'école. Et l'animatrice ici aussi ne participe pas à l'atelier. Son silence, plus que nulle part ailleurs, est chargé de ce statut d'équivalence qu'il leur offre. Si cet atelier perdure, c'est que les clients le plébiscitent entre tous les ateliers qui leur sont proposés. La responsable affirmait : " Au fil du temps, l'atelier philo a pris beaucoup d'ampleur et aujourd'hui on fait salle comble, il faudrait pousser les murs! Les gens, quand on les interroge sur les activités du café, c'est l'atelier philo qu'ils mettent en numéro 1 car c'est celui qui les touche le plus profondément". "On apprend franchement beaucoup, on apprend à se connaître et à partir du moment où il n'y a pas de jugement, là on est ouvert à tout et ça ouvre les portes" disait un participant.

De même à ATD Quart Monde, dans des établissements pour personnes âgées, avec des adolescents placés dans des centres de Protection Judiciaire de la Jeunesse, les ateliers de philosophie AGSAS, en offrant le statut "d'interlocuteur valable" aux participants, leur font vivre une expérience nouvelle d'appartenance sociale accompagnée du droit de regard égal à celui de tous les humains sur l'état de la société et sur ses valeurs, ainsi que le sentiment d'occuper la place importante qu'ils sont en droit d'occuper en devenant "apportant" au groupe et au-delà de celui-ci, au monde qui les entoure. Ceci peut modifier considérablement le regard de chacun sur soi et sur les autres, et affaiblir la souffrance habituelle, engendrée par le sentiment d'impuissance et de mésestime de soi.

Concernant les adolescents incarcérés dans des maisons d'arrêt ou des centres de détention provisoires, voici ce qu'en dit Michel Combe8 : " L'image de soi de la personne incarcérée est considérablement dévalorisée par le passage à l'acte condamné, par le regard des membres de sa famille et par les relations conflictuelles qui se créent entre pairs et avec le personnel. L'annonce, par l'animateur, de la considération qu'il leur porte comme interlocuteur valable, statut qu'ils vont eux-mêmes découvrir, modifie considérablement cette estime de soi nécessaire pour envisager un changement durable". Ici, le statut d'interlocuteur valable va permettre la renarcissisation de la personne incarcérée, la restauration de l'estime de soi, préalable à la reconstruction durable et à la réappropriation des qualités humaines et citoyennes.

Peut-être est-ce la raison qui fait que certains ont catalogué ces ateliers comme des ateliers à tendance psychanalytique ? En réponse, voici ce qu'en disait Jacques Lévine : " En aucun cas il ne peut être question de confusion entre les deux domaines. Les frontières doivent être impérativement respectées. Cependant, il est plus que probable que l'expérience du cadre psychanalytique n'a pas été totalement étrangère à certaines formulations..." .

L'ambition de l'AGSAS, à travers la poursuite du dialogue pédagogiepsychanalyse, est de promouvoir à l'intérieur des institutions et en particulier à l'école de nouveaux modes de relations au service de l'humain et de l'humanité.


(1) Jacques Lévine, docteur en psychologie et philosophie, psychanalyste, créateur de l'AGSAS (Association des Groupes de Soutien au Soutien).

(2) Jacques Lévine, L'enfant philosophe, avenir de l'humanité ?,ESF, 2008.

(3) AGSAS : Association des Groupes de Soutien au Soutien.

(4) Nicolas Go, Pratiquer la philosophie dès l'école primaire, Hachette, 2010.

(5) Jeanne Moll, Revue Je est un Autre, n° 15 " L'instance Monde", 2005.

(6) Carole Calistri, Apprendre à parler, apprendre à penser, Scéren 2007.

(7) Michel Eltchaninoff , Philosophie Magazine n° 52, septembre 2011.

(8) Michel Combe, Adjoint au Directeur de l'UPR à la Direction Interrégionale des Services pénitentiaires.