Résilience et discussion à visée philosophique (thèse de Johanna Henrion, université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, nov. 2016)

Approche réflexive et expérimentale sur le concept de résilience via le conte philosophique pour adolescents : une expérience en lycée profesionnel

Approche réflexive et expérimentale sur le concept de résilience via le conte philosophique pour adolescents : une expérience en lycée profesionnel

I) Résumé de la thèse

Malgré la complexité de la recherche de terrain sur les travaux concernant la résilience et particulièrement la résilience en contexte scolaire, nous nous sommes intéressés aux modalités et aux manifestations de celle-ci dans les établissements du secondaire en France, dans les lycées dits sensibles, au sein des lycées professionnels du bâtiment. Siège de tensions éducatives et sociales, les relations entre les acteurs sont empreintes de défiance, et traduisent des difficultés sociales et psychosociales complexifiant la réponse aux missions d'enseignement et d'éducation, et ternissant l'image des adolescents et des diplômes. Bien que l'origine et les facteurs de dysfonctionnement des adolescents s'enracinent initialement dans des problématiques dépassant l'école, leur prise en charge et leur remédiation relèvent de l'enseignement et de l'éducation, afin de préparer l'entrée en vie active et sociale. Le recours au diagnostic et aux solutions sont inscrites dans des heures aujourd'hui institutionnalisées, dont les objectifs portent sur le développement de l'élève. Mais lorsque le contact s'est défait depuis des années d'échec scolaire antérieur, lorsque le non-sens s'est installé malgré l'orientation, lorsque les comportements défient l'autorité et que le décrochage scolaire s'affiche comme une constante en progression dans ces établissements, comment penser une pratique pédagogique et éducative qui puisse réamorcer les bases des interactions de confiance entre adolescents et enseignants, tout en garantissant un cadre de bonne contenance aux affects en suspens, en créant des interactions qui permettent à l'élève de travailler et médiatiser le passé, pour l'inscrire dans un présent porteur de sens en le projetant dans l'avenir de manière harmonieuse ?

Si cette technique pédagogique permet à l'enseignant et à l'éducateur de définir son action, elle est également une contingence éducative inscrite dans les théories de la résilience, qui est la faculté de rebondir suite à un traumatisme. Dans l'optique de contrecarrer l'échec scolaire, de permettre la création de destinées positives, hors champ de la reproduction de l'échec, en prenant appui sur les théories de la résilience à l'école, il est possible d'envisager une technique pédagogique de prise en charge du groupe classe d'adolescents qui mette en oeuvre ces interactions entre élèves et enseignant selon une praxis de résilience. Et si cette résilience s'inscrit dans des pratiques collectives culturelles, s'appuyant sur les oeuvres d'une culture et transmise par celle-ci, alors, elle est nommée résilience culturelle. Hors-champ du thérapeutique ou de la psychologie de groupe, la résilience culturelle répond à l'impératif cognitif de s'inscrire dans une pratique dialogique sécurisante et exigeante pour des élèves empêchés de penser, afin de combler les lacunes et les défauts de langage intérieurs et antérieurs.

Les pratiques de discussion à visée philosophique démontrent qu'il est possible de créer ces espaces de médiation autour de la pensée rigoureuse afin de développer différentes capacités de penser garantissant la performance d'un discours exempt de facilité et d'échappatoires. Si cette discussion est étayée par des supports culturels de la littérature, comme les contes ou les mythes, alors, une double médiation chez l'élève est possible, depuis la médiation isolée et silencieuse en lien avec les théories du conte vers les médiations oralisées qui suivront la lecture selon une logique de questionnement philosophique. Si le choix du support est ad-hoc, selon les recommandations de Matthew Lipman et que le conte parle de résilience, alors il est possible de conduire des discussions à visée philosophique dans une praxis de conduite en processus de résilience culturelle, qui seront matérialisées au-travers des évolutions des discours des lycéens. Cette recherche de type compréhensif s'appuie sur l'analyse des discours et des interactions dans une perspective pragmatique qui permet la mise en lumière de contenus inscrits dans le cadre de la résilience culturelle, au-travers des facteurs d'implémentation du processus qui sont le lien, le sens et la loi. L'expérimentation de passation de dix-huit séances de discussions selon les catégories du processus de résilience culturelle étayée par une didactique philosophique forte, permet de chercher comment se construit la résilience collective de manière culturelle, abritée par la philosophie et sa pratique avec des adolescents. Cette recherche teste un protocole pédagogique institutionnalisable à l'école permettant d'offrir un espace discursif et dialogique aux lycéens selon une pratique philosophique définie qui crée du sens, des liens, en réintroduisant les discussions dans le cadre de la loi, selon les trois facteurs de la résilience culturelle, afin d'extraire, dans les discours, les processus d'émergence de la pensée chez les élèves, comme marques de productions d'interactions résilientes, permettant de répondre à la question de recherche qui est de savoir si l'école est le lieu le plus approprié pour développer la résilience culturelle de manière assistée.

MOTS-CLÉS : résilience, discussion à visée philosophique, résilience culturelle, résilience scolaire, lycée professionnel, adolescents, penser, discussion, pensée critique, médiation, conte, interactions résilientes, communauté de recherche philosophique

II) Commentaire par Michel Tozzi

Il s'agit de tester l'hypothèse suivante : la discussion à visée philosophique didactisée peut-elle être, à partir d'un conte ad hoc, un facteur de résilience culturelle assistée pour des élèves en situation sociale et scolaire très difficile ?

La doctorante définit soigneusement les concepts nécessaires dans leur champ théorique : résilience, résilience culturelle, résilience cultuelle assistée, tuteur de résilience, en précisant le modèle de résilience qu'elle utilisera (J. Lecomte) ; discussion à visée philosophique (M. Tozzi et J.-C. Pettier), communauté de recherche philosophique (M. Lipman), processus de pensée philosophiques (problématiser conceptualiser, argumenter selon M. Tozzi).

Elle détermine soigneusement tous les éléments méthodologiques dont elle aura besoin : l'échantillon d'élèves choisis, le test des facteurs de risque et de protection de départ, la construction du conte ad hoc, la constitution des verbatims, l'analyse interlocutoire des discours et l'analyse de leur contenu, le questionnaire d'arrivée...

On pourra reprocher à ce travail d'introduire le biais d'analyser sa propre pratique de classe. Seuls des référents théoriques solides et une prudence méthodologique ont pu relativement border ce biais. On pourra dire aussi qu'une évaluation deux ans après est bien lointaine : la décantation présente cependant des avantages.

L'originalité du présent travail pour nous est double :

  • C'est une recherche en didactique de la philosophie en lycée professionnel, angle mort de l'enseignement philosophique et de la recherche, alors que les thèses sur de nouvelles pratiques philosophiques concernaient jusqu'ici l'école primaire, et que les pratiques répertoriées et analysées portaient surtout, concernant des élèves en difficulté, sur l'enseignement spécialisé en collège (Cf. par exemple la thèse de J.-C. Pettier en 2000, ou des mémoires de Capa-sh). C'est une recherche en Cap bâtiment, avec des élèves en grande difficulté sociale et scolaire, avec des problèmes personnels importants.
  • Nombre de travaux existent, en particulier dans le monde anglophone, sur l'intérêt de la CRP inspirée de M. Lipman pour asseoir ou restaurer l'estime de soi des élèves. Mais c'est ici la notion de résilience qui est requise, et qui focalise cette question de l'estime de soi de façon instrumentée, en réfléchissant sur ses conditions précises (prise en compte des émotions, dimension culturelle des apprentissages, support adéquat ad hoc, tutorat de résilience).

Les points remarquables de la thèse :

  • une question, une problématique et des hypothèses bien amenées, avec la mobilisation de référents théoriques assimilés et exploités. Chaque outil (test), démarche (construction d'un conte ad hoc), dispositif (Discussion à visée philosophique), type d'analyse interlocutoire ou de contenu est clairement référencé au niveau théorique ;
  • une bibliographie sérieuse, effectivement utilisée dans la thèse, donnant lieu à des citations permanentes, soutenant à bon escient le propos ;
  • l'écriture est claire et précise, lisible ;
  • les apports de l'analyse interlocutoire, de la pragmatique des discours, de l'analyse structurale sont essentiels dans la perspective d'une didactique de l'apprentissage du philosopher, car ils fournissent des outils transposables d'autoanalyse pour les praticiens et d'analyse des verbatims pour les formateurs et les chercheurs ;
  • le travail sur la résilience en contexte scolaire est significatif (aux spécialistes de dire s'il est déterminant), concernant les démarches entreprises et les outils mobilisés.

Quelques détails :

M. Lipman parle de communauté de recherche philosophique (CRP), et non de discussion à visée philosophique. Les québécois parlent plutôt de dialogue que de discussion. Dewey parle seulement de communauté de recherche, concept lui-même emprunté à K.-O. Apel, et Lipman ajoute philosophique.

Des points de discussion :

  • Notre dispositif, la DVDP, recourt à des compétences de pensée pour sa visée philosophique, mais il s'appuie sur la pédagogie coopérative et institutionnelle dans sa visée démocratique. La doctorante insiste surtout sur le premier point, mais ils sont pour moi très étroitement articulés. La visée démocratique assure en effet un point d'appui pour le vivre ensemble d'un groupe et sa cohésion sociale.
  • Johanna Henrion se réclame de la CRP pour le dispositif, et de nos travaux de didacticien de l'apprentissage du philosopher pour l'approche par compétences. Et elle tente d'articuler les deux démarches. Leur point commun est une visée à la fois philosophique et démocratique. Mais M. Lipman se réclame de la philosophie analytique, du critical thinking, qui a été affiné en de multiples habiletés par M. Sasseville et M. Gagnon ; et nous de la tradition rationaliste continentale, telle qu'elle a été didactisée à travers la dissertation de philosophie française, qui concentre la matrice didactique du philosopher sur trois capacités de base (problématiser, conceptualiser, argumenter). Cette hétérogénéité pourrait poser un problème théorique. Elle ne nuit cependant pas à la thèse, qui apparaît plutôt comme une tentative intéressante de rapprochement des démarches.
  • La doctorante laisse penser au début de son développement sur les processus de pensée qu'ils doivent être travaillés dans un certain ordre, alors que le modèle que je propose est systémique : ces processus sont interdépendants, peuvent apparaître non chronologiquement, ou dominer la séance ou l'un de ses moments, selon la formulation de la question, le guidage du maître, la dynamique des échanges etc. Heureusement elle nuance vers la fin son point de vue (p. 467). Ils sont des repères, des points de vigilance pour l'animateur, des kairos à exploiter...
  • Pour avoir travaillé sur les mythes dans les DVDP, très intéressants comme l'indique S. Boimare pour leur profondeur archétypale, le parti pris de la préférence du conte comme support des DVP par rapport au mythe ne nous a pas totalement convaincu (p. 115). Mais le conte construit est très porteur pour la réflexion, et sera très utile aux praticiens, d'autant qu'y est joint un livret d'accompagnement (p. 91 à 215). Ce souci didactique est louable dans une thèse en sciences de l'éducation.
  • On pourrait aussi interroger la pertinence du tableau de la page 440, qui lie les trois dimensions de la résilience selon J. Lecomte (le sens, la loi le lien), aux trois processus de pensée : on se heurte ici aux limites de toute modélisation de la pensée, processus complexe et mouvant s'il en est...

Avec les limites théoriques et méthodologiques que présente toute thèse, celle de Johanna Henrion a le mérite du souci des référents théoriques, de la précision de l'élaboration de la problématique, de la rigueur méthodologique de la démarche, de la déontologie de la recherche vis-à vis des acteurs concernés. En mettant au centre la notion de résilience, en prenant comme champ de recherche le lycée professionnel, en utilisant des outils d'analyse des sciences du langage, elle contribue de manière significative à l'élaboration d'une didactique de l'apprentissage du philosopher.