Introduction à la philosophie pour enfants : l'approche Lipman

I) Introduction historique

Ce qu'on appelle l'approche Lipman permettant de pratiquer la philosophie avec les enfants en France est référée comme philosophie pour enfants (PPE) sur le continent américain, ce qui est la traduction littérale de son nom originel anglais : philosophy for children (P4C). Cela dit, il y a de bonnes raisons de qualifier la PPE de "l'approche Lipman", puisque c'est Matthew Lipman qui est le fondateur de cette théorie et pratique pour faire de la philosophie avec les jeunes. Lipman en est venu à l'idée de faire de la philosophie avec les plus jeunes en observant ses étudiants à l'Université Columbia (New York) : pour que les étudiants intègrent la pensée critique, l'enseignement de celle-ci devait commencer bien avant l'université. C'est donc pour développer la pensée critique des jeunes que Lipman s'est intéressé à l'enseignement de la philosophie préuniversitaire, car il voyait en celle-ci la discipline à privilégier pour la développer chez les individus. (Sasseville, 2005)

Lipman quittera donc Columbia pour aller développer le programme de philosophie pour enfants au Montclair State University où il dirigera The Institute for the Advancement of Philosophy for Children (IAPC) de 1974 à 2002 (IAPC, s.d.). Le titre de PPE vient du fait que celle-ci fut d'abord dirigée à faire de la philosophie avec les élèves de l'école élémentaire. Le nom est tout de même resté, quoique celle-ci s'adresse aujourd'hui à des individus de tout âge. Dans ce sens, la PPE est plus une manière de faire de la philosophie, qu'on pourrait sommairement définir comme le rejet de son enseignement magistral et, donc, l'idée que la philosophie est une activité : il ne s'agit pas d'apprendre la philosophie, mais de philosopher.

Or, si la PPE a un fondateur et lieu d'origine précis, il ne s'agit pas d'un mouvement unifié. Premièrement, ce programme a été développé par différentes personnes sur une période d'environ 45 années. On parle ainsi régulièrement de "différentes vagues" de théoriciens de la philosophie pour enfants (Vansieleghem et Kennedy, 2011). De plus, la PPE a évolué non seulement à travers le temps, mais aussi parce qu'elle s'est implantée dans différents pays. On compte en effet des centres affiliés à l'IAPC dans 67 pays (Philoenfant, 2015). En somme, la PPE est composée d'un ensemble de pratiques pour faire de la philosophie avec les plus ou moins jeunes et qui trouve son origine dans le programme créé par Matthew Lipman.

Cela dit, on peut tout de même indiquer certaines idées sur la façon de pratiquer la philosophie avec les enfants qui sont centrales dans l'approche de Lipman et qu'on retrouve généralement dans ses différentes formes. Nous proposons de diviser ces idées en deux grandes catégories, soit celles autour du curriculum à utiliser et de la pédagogie appropriée pour faire de la philosophie avec les enfants.

II) Curriculum et pédagogie

Premièrement, le curriculum traditionnellement utilisé en PPE est composé de romans et de guides d'accompagnement qui ont d'abord été écrits par Lipman et sa collaboratrice Ann Margareth Sharp. Les romans sont écrits pour des élèves de différents âges et abordent différents thèmes philosophiques : éthique, logique, esthétique, etc. On y observe des personnages qui abordent différents thèmes philosophiques et s'engagent à réfléchir individuellement et avec d'autres sur ceux-ci. Ces romans servent de "stimulus" en ce qu'ils visent d'abord à conduire les enfants à poser des questions philosophiques.. Mais, pour Lipman, ces romans donnent aussi un modèle de dialogues philosophiques aux enfants qui les lisent, puisque qu'on y voit des individus s'engageant dans différentes formes de communautés de recherches philosophiques. On retrouve dans les manuels d'accompagnement de courtes présentations sur les thèmes du roman, des activités et des plans de discussions en lien avec ceux-ci.

Les romans et les guides de Lipman ont été le moyen traditionnel pour lancer des discussions en PPE. Il existe maintenant de nouveaux romans et des guides qui ont été écrits dans l'esprit de ceux de Lipman on pense par exemple à ceux de La Traversée (2016). D'autres outils peuvent aussi être utilisés comme déclencheurs de sessions PPE : on peut par exemple initier une discussion philosophique à partir de différents types de textes, médias ou d'évènements vécus en classe (Chetty, 2014; Michaud, 2013).

Deuxièmement, la pédagogie spécifique aux sessions de PPE est la communauté de recherche philosophique (CRP). La communauté de recherche (CR) apparaît comme un moyen à utiliser quand un groupe d'individus fait face à un problème qu'ils n'arrivent pas à résoudre ou une question à laquelle ils n'arrivent pas à répondre (Gregory, 2004). En somme, il s'agit d'un dialogue raisonnable entre divers individus afin qu'ils déterminent quoi penser, quoi croire, quoi faire. Les individus engagés dans une communauté de recherche ont par exemple à avancer des raisons pour soutenir leurs assertions, à écouter les assertions des autres membres de la CR, à regarder un problème selon différents angles, etc. L'assertion ou l'idée qui passera à travers cette interrogation commune pourra ainsi être jugée comme étant la plus raisonnable. En ce sens, la CR n'est pas propre à la philosophie. Elle peut être utilisée dans toutes les disciplines ou différentes situations et questions.

L'intérêt de la philosophie par rapport à d'autres disciplines est qu'elle permet naturellement de faire des communautés de recherche. En effet, les concepts philosophiques sont essentiellement ouverts aux questionnements et, de ce fait, aux communautés de recherche : devant une question philosophique, une question pour laquelle on ne possède pas une réponse définitive, on n'a pas le choix ; il importe d'entrer en processus de recherche. Cela dit, la philosophie offre aussi l'opportunité de réfléchir sur la pensée et les critères de la rationalité : qu'est-ce qu'une bonne raison, d'après quelles règles devrais-je diriger ma pensée, comment puis-je distinguer le vrai du faux sont des questions qui pourront émerger de communautés de recherche philosophique. Ajoutons que la PPE ne cherche pas seulement à développer la pensée critique des individus, mais aussi leur pensée créative la capacité à utiliser leur imagination - et la pensée attentive - savoir traiter les autres participants de manière respectueuse (Lipman, 2003; Lipman, Sharp et Oscanyan, 1980).

III) Les étapes d'une CRP

Il y a différentes façons de diviser les étapes d'une session de la PPE. Nous proposons de diviser une session de PPE en sept étapes :

  1. Transformation de la classe en cercle. Le format de la classe recommandé pour la PPE est le cercle ou ce qui peut le plus s'y apparenter. Le cercle est le format recommandé pour la PPE parce qu'il permet à tous les individus de se voir et de se parler directement. Il les place aussi sur un pied d'égalité les uns avec les autres. L'enseignant, qu'on nomme généralement le facilitateur en PPE, s'assoit avec les élèves dans le cercle.
  2. Présentation d'un stimulus. Cette étape vise à provoquer le questionnement philosophique des élèves par l'utilisation d'un texte ou d'un autre média. Dans le format traditionnel de la PPE, on invite les élèves à lire à tour de rôle une phrase ou deux d'un texte.
  3. Création de questions par les élèves. On demande alors aux élèves de formuler une question qui leur vient suite à la lecture du stimulus (si ce dernier est un texte). Cette étape se fait individuellement ou en petits groupes. Les élèves peuvent ensuite écrire leur question au tableau ou l'enseignant pourra l'écrire à leur place s'ils n'en sont pas encore capables. L'enseignant ou le facilitateur lit les questions à voix haute. Il peut faire différentes interventions à ce stade :
    a) S'il voit qu'une question n'est pas philosophique, il peut aider l'enfant à reformuler la question pour qu'elle devienne philosophique ou l'écarter si cela n'est pas possible. En PPE, on utilise généralement les trois "C" pour identifier si un sujet est philosophique : ce sujet est central, commun et contestable, c'est-à-dire qu'un sujet philosophique est important, qu'il est généralement partagé par d'autres individus et qui est fondamentalement ouvert au questionnement.
    b) Il peut demander aux élèves s'ils ont des questions sur une question, afin de la rendre plus claire ou plus précise par exemple.
    c) Il peut demander à la communauté si une question inclut un présupposé et, si c'est le cas, s'il ne faudrait pas commencer la recherche en répondant à la question présupposée. Par exemple, la question "pourquoi mentir est mal" présuppose qu'en effet "mentir est mal".
    d) Il est possible que certaines questions soient très similaires ou qu'elles touchent un sujet commun. Le facilitateur peut alors demander s'il est souhaitable ou convenable de les réunir, ce qui facilitera l'étape suivante, soit celle du vote.
  4. Le vote. Après que les questions ont été clarifiées et regroupées au besoin, on arrive à l'étape du vote. On peut indiquer aux élèves le nombre de fois qu'ils pourront voter : par exemple, ils peuvent voter une fois, deux fois ou autant de fois qu'ils le veulent. On demande parfois aux élèves de fermer les yeux lors de cette étape pour que leur vote ne soit pas influencé par celui de leurs amis. La question qui obtiendra le plus de votes sera celle qui sera discutée dans l'étape suivante. Les questions qui n'ont pas été retenues peuvent être gardées pour une prochaine CRP.
  5. Le dialogue. Le dialogue est l'étape centrale de la CRP : les élèves s'engagent alors vraiment à tenter de répondre à la question choisie. C'est généralement l'étape la plus longue de la CRP. Le rôle du facilitateur est, en résumé, d'accompagner les participants dans leur recherche et non de donner une réponse à la question discutée. Compte tenu de la complexité et de l'importance de cette étape, nous développerons celle-ci dans la prochaine section.
  6. Le jugement raisonnable. La communauté de recherche a comme objectif fondamental de résoudre un problème ou de répondre à une question. On peut donc identifier une étape à la suite du dialogue dans laquelle les participants arrivent à la conclusion (provisoire) qui leur semble le plus raisonnable suite au dialogue.
  7. L'évaluation de la CRP. La CRP ne vise pas seulement à discuter d'un sujet, elle vise aussi à ce que les participants développent des habiletés qui sont considérées comme essentielles à cette activité. La dernière étape consiste donc dans le regard rétrospectif et évaluateur que les participants portent sur leur propre pratique. Cette évaluation ne porte pas sur le contenu de la discussion, mais bien sur la forme de celle-ci. Des élèves peuvent à cette fin avoir reçu le rôle d'observateurs avant la discussion en ayant alors comme objectif d'observer certaines habiletés particulières. C'est à ce moment qu'ils partagent leurs observations. On pourrait aussi demander à l'ensemble du groupe de contribuer à ce retour portant sur les conduites cognitives, sociales, voire affectives de la CRP.

Toutes ces étapes ne sont pas présentes à chaque CRP. Par exemple, il est possible que la période soit complètement occupée par le temps de lire l'histoire, de formuler les questions et de voter. Dans ce cas, la discussion aura lieu la session suivante. Surtout les premières fois, il faut prévoir un certain temps pour aider les participants à créer des questions philosophiques. De plus, le dialogue n'amènera pas nécessairement les participants à formuler un jugement défini par rapport au problème abordé. Finalement, on peut aussi manquer de temps pour faire un retour réflexif sur le déroulement de la CRP.

IV) Le rôle du facilitateur

On résume habituellement le rôle du facilitateur en PPE comme devant être fort par rapport à la pédagogie qui structure le dialogue, mais non imposant quant au contenu de celui-ci "[the facilitator] is pedagocially strong but philosophically self-effacing" (Gregory, 2008, p. 10). Le facilitateur veille donc à faire respecter les règles qui régissent la communauté de recherche plutôt qu'à enseigner certains sujets. Ses interventions visent principalement voire exclusivement la manière dont la discussion se déroule et non sur son fond.

Nous proposons d'utiliser le nom de la CR pour penser la procédure de celle-ci et guider les interventions du facilitateur. Il y a deux concepts centraux dans le nom de cette pédagogie, soit communauté et recherche. Par conséquent, les interventions du facilitateur devraient prendre sens dans ces deux concepts fondamentaux : elles doivent favoriser le développement de la recherche et de la communauté. Évidemment, on ne peut ultimement séparer ces deux aspects, mais nous le faisons pour simplifier la présentation de cette méthodologie.

A)

On situe dans l'aspect "recherche"les différentes habiletés de pensée qu'on souhaite développer chez les participants. Celles-ci visent en résumé à ce que la discussion avance de manière structurée et raisonnable, que les participants y exercent leur esprit critique et créatif pour répondre au problème qu'ils explorent. Voici une liste non exhaustive des habiletés de pensée qui peuvent être exercées par les participants :

  • donner des raisons, des critères ou des arguments pour soutenir leurs assertions;
  • chercher à évaluer la validité des raisons et des critères avancés;
  • être capable d'offrir des exemples et des contre-exemples pour leurs idées;
  • percevoir comment certaines idées viennent à changer selon les contextes où elles s'appliquent;
  • définir les concepts;
  • offrir des hypothèses pour résoudre des problèmes;
  • identifier et évaluer les conséquences des idées avancées;
  • chercher les présupposés non identifiés;
  • proposer des métaphores;
  • proposer des analogies;
  • corriger ou changer sa position suite à une discussion ou un nouvel argument;
  • avoir des considérations méthodologiques : est-ce qu'on a regardé le problème sous tous ses aspects, quelle serait la meilleure marche à suivre pour répondre au problème posé, quelle est la prochaine étape à entreprendre pour trouver une réponse à la question discutée?

B)

Par l'aspect "communauté", on réfère à des considérations touchant l'aspect social de la discussion. En effet, en PPE on ne pense pas seul, mais avec d'autres, ce qui exige un nombre d'habiletés, entre autres celles liées à la pensée attentive :

  • Prendre soin les uns des autres, pour que la CRP soit un lieu où tous se sentent respectés.
  • Écouter les participants quand ils parlent.
  • Lier ses interventions à celles des autres.
  • Traduire en ses propres mots les propos d'un autre participant.

Les catégories "recherche" et "communauté" sont donc deux domaines qui peuvent aider le facilitateur à diriger ses interventions lors du dialogue. Cela dit, comme nous l'avons mentionné plus haut, on ne peut pas complètement séparer ces deux aspects, comme il s'agit de l'essence même la CR de les réunir, soit de savoir chercher une réponse à une question avec d'autres. Pour une présentation plus exhaustive des habiletés qu'on retrouve en CRP, on pourra se référer au livre de Michel Sasseville et Mathieu Gagnon (2012), Penser ensemble à l'école : des outils pour l'observation d'une communauté de recherche philosophique en action.

Donc, penser correctement par soi-même et avec d'autres est l'élément structurant de la CRP (Sasseville, 2009). Il définit aussi par conséquent les interventions du facilitateur lors de celle-ci et de ce qu'il cherche à développer chez les élèves. En PPE, on ne s'attend pas à ce que le facilitateur enseigne explicitement les habiletés de pensée aux élèves - quoique cela puisse s'avérer parfois nécessaire - , c'est-à-dire que le facilitateur ne se mettra généralement pas à enseigner ce qu'est, par exemple, une raison ou une hypothèse. Il place plutôt les participants en action en les engageant à penser à travers une CRP. Il cherchera à développer les habiletés de pensée et sociales à l'intérieur de la CRP, soit en invitant un élève à la pratiquer : "Pourrais-tu donner une raison pour soutenir ton opinion?"; soit en la modelant "Voici ce que pourrait être un contre-exemple dans ce contexte", en indiquant lorsqu'un participant utilise correctement une habileté "Tu viens de faire un beau lien avec ce qu'a dit tel participant"; soit en invitant les participants eux-mêmes à remarquer les habiletés qu'ils utilisent à l'intérieur même de la discussion ou à travers des observateurs.

V) Conclusion : PPE et éducation à la vie démocratique

Les raisons pour pratiquer la PPE sont multiples : elle permet aux élèves d'explorer la dimension philosophique de leur existence, elle les amène à développer leur pensée - critique, créative et attentive - , elle favorise leur réussite dans différentes matières, elle génère un climat de paix à l'intérieur de l'école, etc. Nous voudrions toutefois dans cette conclusion souligner le lien entre PPE et éducation à la vie démocratique, et ce, à travers quatre raisons.

Premièrement, la CRP est en elle-même une sorte de communauté démocratique, puisque les individus y sont sur un pied d'égalité, qu'ils choisissent ensemble le sujet du dialogue et peuvent tous participer à la direction de la recherche (Sasseville, 2009). Deuxièmement, la CRP permet aux participants de développer leur pensée critique, ce qui est une caractéristique essentielle aux citoyens démocratiques, car ceux-ci doivent pouvoir participer rationnellement aux débats publics et avoir les outils intellectuels pour résister aux différentes formes d'endoctrinement auxquelles ils peuvent être soumis (Gaussel, 2016). Troisièmement, au coeur d'une CRP est le dialogue, soit un autre élément qui est souvent présenté comme étant central de la vie démocratique, car le dialogue est un espace on apprend à s'ouvrir aux perspectives aux autres, à tenter de chercher la vérité ensemble et, en somme, à construire un monde commun (Leroux, 2016). Finalement, la philosophie permet d'aborder certains des thèmes aux fondements de la vie démocratique, tels que la liberté, l'égalité et la notion même de démocratie. L'éducation à la citoyenneté démocratique est certainement une valeur consubstantielle au projet de la PPE.