Retours critiques sur les dispositifs mis en oeuvre lors des Rencontres sur les Nouvelles pratiques philosophiques du Moulin du Chapitre, 2016

Les 18èmes Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques ont eu lieu du 22 au 24 juillet 2016 au Moulin du Chapitre à Sorèze.
Sur le fond, deux thèmes avaient été retenus : "Visage et masques", et "Le discours philosophique sur la nature". Sur la forme, il s'agissait de continuer à pratiquer et analyser de nouvelles pratiques philosophiques (café philo ou discussion à visée philosophique, rando-philo etc.), et d'en expérimenter de nouvelles.
On trouvera ci-dessous le descriptif des dispositifs utilisés et leur analyse critique.

I) Atelier philo utilisant un objet littéraire :

(Thème Visage et masque)

Responsables : Maryline Puissant et Philippe Barbereau

Durée totale : 2h

Le dispositif comprend cinq étapes :

  • Les animateurs lisent à haute voix l'extrait de texte du Misanthrope de Molière qu'ils ont préalablement distribué aux participants. Durée 5mn
  • Ils invitent les participants à se mettre par deux, et à chercher la question que soulève l'extrait de texte lu en rapport avec la thématique "visage et masque". Durée 15mn.
  • Les questions sont notées sur un tableau.
  • Une question est sélectionnée par un vote à deux tours.
  • Le débat est lancé à partir de la question retenue. Durée 1h15

Particularités de l'animation :

  • Les animateurs précisent leur objectif : il vise à maintenir durant le débat un fil directeur entre les différentes interventions.
  • Ils animent la discussion en faisant préciser à chaque participant ce qu'il veut vraiment dire par l'usage de tel ou de tel mot, ou si le participant estime qu'il répond bien à la question posée. Le participant se voit proposé, s'il le souhaite, de faire appel au groupe pour solliciter une aide. Les responsables invitent également les autres participants à reformuler l'idée qui vient d'être exprimée.
  • Ils sont attentifs au groupe et respectent les doutes, les hésitations, les réserves ou les demandes d'aide des participants.
  • Vers la fin du débat, les animateurs proposent aux intervenants les plus discrets à s'exprimer, ils ne forcent néanmoins personne à le faire.

A titre d'exemple, un extrait du débat

La question retenue : "La sincérité peut-elle être un masque qui cache l'égoïsme ?".

Réponse d'une participante (P) : Oui (la sincérité est un masque qui cache l'égoïsme), car l'enjeu serait de cacher aux autres l'égoïsme, considéré comme étant une valeur négative. Par ailleurs, la sincérité, en bravant les conventions, permet de cacher sa difficulté à partager avec les autres.

Animateur (A) : Est-ce que tu penses que tu as répondu à la question ?

Réponse de P : Par rapport au masque de l'égoïsme, oui, je pense.

Animateur : Souhaites-tu que l'on demande aux autres si tu as répondu à la question ?

Réponse de P : Oui, bien sûr. On est là pour ça (rires).

L'aide du groupe est sollicitée pour expliquer comment P a répondu à la question. Quelques participants souhaitent répondre.

Animateur à P : Parmi ceux qui lèvent la main, veux-tu choisir la personne qui souhaite venir à ton secours.

Mais certains participants insistent pour que P reformule sa réponse. Les animateurs demandent alors si quelqu'un veut bien reformuler la réponse de P. Le participant A se porte volontaire.

Participant A : la sincérité pourrait être le masque de l'égoïsme car l'enjeu serait de dissimuler l'égoïsme, qui est négativement perçue, en bravant les conventions.

Animateur à P : Est-ce bien ce que tu voulais dire ?

Participant P confirme sa réponse. Celle-ci est écrite sur le tableau.

Animateur : Est-ce que tout le monde a compris la réponse de P ?

Un autre participant (B) se manifeste : Je n'arrive pas à comprendre comment, en bravant les convenances, la sincérité masquerait l'égoïsme ?

Fin de l'extrait.

Le débat se poursuit ainsi en questionnant les propositions de chaque participant, puis en faisant appel au groupe pour des demandes d'explication, pour des reformulations, pour préciser la définition d'un terme, distinguer des notions, faire des comparaisons entre différentes interventions.

Quelques témoignages des participants :

  • Ce mode d'animation pousse à la rigueur, à exprimer sa pensée avec précision. En fin de débat, on s'aperçoit qu'on a fait le tour des problèmes qui se posaient.
  • Toutefois, le fait de s'attacher à une logique rationnelle des arguments semble évacuer les problématiques existentielles liées à la question prise dans son ensemble. C'est comme si, en s'efforçant d'être strictement logique à propos de tel ou tel terme, on créait une rupture avec l'évocation subjective de ce qui "émerge" en soi.
  • L'objectif de mettre en lien la précision d'une intervention avec un fil conducteur est très intéressant en soi, mais le fil se perd ici et là au gré des demandes de précision, qui sont parfois trop ancrées sur les interventions de chaque participant.
  • Une frustration peut venir également du fait que l'on oriente ses efforts vers ce que dit le participant qui a la parole, pour éventuellement en reformuler la pensée, mais pendant ce temps, on ne parvient pas à élaborer sa propre pensée.

Une réaction récurrente des participants

  • Ce qui me gênait c'était l'injonction à être accord ou pas d'accord avec une pensée.

Questions qui se posent

  • Faut-il enfermer la question dans la seule définition des termes au détriment d'une cohérence qui se construit par les propositions qui peuvent surgir ça et là dans le groupe ?
  • Qu'est-ce qui guide l'animation, l'effort produit par chaque participant, ou la cohérence du débat qui se dessine au fur et à mesure que la séance se déroule ?
  • Le texte doit-il être seulement prétexte au débat. Autrement dit, faut-il s'interroger par rapport au texte et ses personnages (comme s'il s'agissait d'une étude littéraire), ou faut-il s'approprier les questions qu'il évoque par rapport à sa propre vie (comme pour apprendre à mieux se connaître) ?

Remarque générale

Cette approche tente de conjuguer trois pôles :

  • L'effort de précision demandé au participant, ce qui invite à être attentif à la définition des mots utilisés.
  • Le souci d'associer l'intervention du participant à la question initiale, ce qui permet de recentrer le débat sur les problématiques de la question de départ.
  • Le fait d'inviter les autres participants à s'écouter mutuellement, à s'entraider pour poursuivre l'enquête philosophique.

Il semble que l'équilibre des tensions qui se joue dans un débat repose effectivement sur une bonne articulation de ces trois pôles : soi et son argumentation, soi et les autres, un collectif et une problématique à clarifier.

Suggestions

  • Lors de la récolte des questions, permettre à chaque groupe d'exprimer plus d'une question.
  • Prendre un temps pour organiser l'ensemble des questions, quitte à reformuler certaines d'entre elles.
  • Ne pas demander systématiquement à chaque participant de préciser son propos, mais profiter des apports du groupe lorsque ce dernier apporte un éclairage par rapport à la question initiale.
  • Recourir à des synthèses ponctuelles.
  • Peut-être faut-il se concentrer davantage sur des questions portant sur les concepts, et moins sur le fait d'être d'accord ou pas d'accord.

II) Atelier Disputatio

(Théme : visage et masque)

Responsables : Luce Bonner et Gunter Gorhan

Durée totale : 2h

Le dispositif comprend cinq étapes :

  • Les deux animateurs dialoguent à haute voix autour de la question : Peut-on vivre sans masque ? Durée : 30 mn.
  • Préalablement, ils demandent à deux participants d'observer leur dialogue, de repérer un/des itinéraires argumentatifs, de cibler des opérations cognitives, de produire une analyse.
  • Les interlocuteurs annoncent qu'ils feront appel au groupe en cas d'impasse ou de blocage dans le cours de leurs échanges.
  • Les animateurs invitent les participants à former des groupes de 3 à 5 personnes composés comme suit : 2 disputeurs, 1 ou 2 observateurs, 1 porte-parole. Durée 60 mn.
  • Les "disputeurs" tiennent à tour de rôle l'une, puis l'autre position : vivre sans masque est impossible ou, vivre sans masque est possible.
  • Les observateurs notent les positionnements, argumentations, opérations cognitives qui structurent les échanges.
  • Le porte-parole fera la synthèse en séance plénière.
  • Séance plénière pour rapporter ce qui a été observé. Durée 30 mn.

Quelques témoignages concernant le dialogue initial

  • Etait-ce un dialogue ? Il semblait que l'un essayait de faire accoucher l'autre de ses idées, bien que parfois les rôles semblaient s'inverser.
  • L'échange offrait des pistes à explorer pour les ateliers en petits groupes qui ont suivi.
  • J'ai trouvé les interventions passionnantes.
  • La thématique du "visage" n'a pas été explorée.
  • Par rapport au dispositif prévu, les interlocuteurs n'ont pas fait appel au groupe. Par ailleurs, les observateurs du dialogue ont rapporté leurs observations seulement lors de la séance plénière.

Quelques témoignages concernant l'activité en petits groupes

  • La question sur la possibilité de vivre avec un masque, ou non, est mal posée.
  • Au début j'ai pensé que nous faisions de la sophistique, mais j'ai ensuite réalisé qu'en cherchant à défendre une thèse contraire à la mienne, il me fallait approfondir ma propre argumentation.
  • L'obligation d'endosser un rôle était difficile à tenir dans notre groupe. Nous avons préféré nous donner quelques libertés.
  • En position de contradicteur (disputeur), on peut expérimenter des pistes, tester des arguments auxquels on n'est pas habitué.
  • Si les personnes se montrent susceptibles ou fragiles, on ne peut pas vraiment dialoguer.
  • La contrainte de soutenir une thèse opposée à la mienne m'a complétement bloqué.

Quelques témoignages concernant la séance plénière

Ce temps d'échange a permis de clarifier certaines difficultés. Il apparaît notamment qu'il est difficile de lutter contre ses propres convictions.

  • On a oublié de travailler sur le visage. Les intégristes demandent à être sans masque, alors qu'ils obligent à porter des masques (des voiles).

Suggestions

  • Faire des "disputatio" plus courtes (15 mn), mais en séance plénière, suivies des observations des participants.
  • En petits groupes, suggérer d'explorer à deux une thèse, puis la thèse inverse.
  • Faire une carte conceptuelle en fin de débat pour pouvoir se repérer.
  • Pour les animateurs débutants, distinguer les interventions qui soutiennent l'activité des groupes, des participants (il s'agit de donner des pistes, des cadres) de celles où l'animateur prend part au débat (il/elle quitte son rôle d'animateur et s'investit comme participant au débat).

Remarques générales

On remarque quatre positions lorsqu'on s'exerce à défendre un point de vue contraire au sien :

  • Cette confrontation permet de développer des argumentations plus fines.
  • On décentre son regard, et on découvre la pertinence d'idées opposées aux siennes.
  • On a l'impression de faire semblant. Cette pratique paraît artificielle.
  • On se bloque, on n'y parvient pas, en particulier dans une situation de dialogue.

"Penser contre soi revient à penser au-delà de soi" a écrit un participant. Le travail sur la disputio oblige donc à une prise de distance par rapport à sa propre pensée. Nous n'y parvenons pas tous, surtout si la disputatio a lieu entre deux personnes. Des enjeux psychologiques peuvent interférer dans l'élaboration de son argumentation. Peut-être serait-il préférable d'organiser des disputatio en mettant face à face des groupes qui, préalablement, auraient rassemblé leurs arguments avant de les mettre en jeu.

III) Atelier Rando philo

Responsables : Christophe Beaudet, Georges Dru

(Thématique générale: "Quel rapport la condition humaine peut-elle entretenir avec la nature ?". Voir le texte d'introduction en annexe).

Le dispositif se déroule en trois étapes :

  • L'animateur fait une courte introduction sur l'évolution synchronique et diachronique de la notion de nature.
  • Les participants sont invités à se mettre par deux durant la promenade :
  • Le partenaire est désigné par tirage au sort (avec possibilité de "s'arranger" pour ceux qui le souhaitent).
  • La promenade débute par un moment de silence de 15 minutes, il s'agit d'être attentif à ce que nos sens saisissent du rapport entre soi et la nature.
  • Cinq minutes avant la fin de la promenade, les participants sont invités à résumer par écrit le cheminement de leurs échanges, notamment sous forme de questions en vue d'un débat.
  • Au retour, l'animateur organise la mise en commun des questions, ainsi que le cheminement de pensée des participants.

Quelques témoignages des participants concernant l'introduction et la balade.

  • La présentation est riche, bien référencée. Les différentes étapes sont bien pensées.
  • Peut-être aurions-nous eu besoin d'une note écrite pour garder le fil conducteur des étapes.
  • J'ai apprécié le moment de silence, cela m'a permis de nourrir l'intuition, de respirer, de faire un break, de me recentrer.
  • La balade à deux est très enrichissante, elle permet d'approfondir autant les idées que la relation à son partenaire.
  • C'était pour nous davantage une discussion champêtre, car nous nous sommes assis dans l'herbe pour échanger.
  • J'ai apprécié la souplesse du fonctionnement.

Quelques témoignages des participants concernant la séance plénière.

  • On relève les qualités d'accueil et d'écoute de l'animateur, ses reformulations précises, ses relances pertinentes.
  • Lors de la collecte des questions, les participants y ajoutaient nombre d'explications, ce qui ne se justifiait pas à chaque fois.
  • Les explications sont intéressantes quand on se parle à deux, mais au sein d'un grand groupe, la restitution perd de sa valeur.
  • Le fait de se grouper par deux a conduit à un trop grand nombre de questions, et à l'impossibilité de les traiter toutes. Finalement, on est gagné par le sentiment de ne rien pouvoir approfondir.

Suggestions

  • Restituer uniquement les questions, et si quelqu'un se montre curieux du cheminement de la pensée de l'une d'elles, permettre d'y répondre.
  • Organiser les questions par thématiques/mots clés lorsqu'elles sont trop nombreuses.
  • Composer des groupes soit de deux, soit de trois personnes.
  • Prévoir un temps de synthèse pour les questions les plus pertinentes par rapport à la thématique.
  • Travailler à une "carte conceptuelle" (schéma regroupant des concepts/idées et les relations qu'ils les rapprochent ) à partir d'une ou de plusieurs questions centrales.

Annexe - Introduction au discours philosophique sur la nature

I) Le concept de Nature : les deux principales acceptions (le signifiant nature a deux principaux signifiés)

A) La nature peut être comprise comme un ensemble de choses naturelles : arbre, végétation. Plus globalement, tout ce qui fait l'objet de la physique pour Aristote. On peut ainsi dire que la nature comprend des choses qui existent naturellement, c'est-à-dire sans aucune intervention extérieure, humaine notamment.

Ceci nous conduit à distinguer parmi l'ensemble des choses qui existent celles qui existent par nature, les choses dites naturelles, de celles qui existent par d'autres causes, à savoir les choses dites artificielles. Par exemple, un arbre est une chose naturelle, un lit en bois est une chose artificielle. Et pourtant le lit est fait de choses naturelles. Cependant, le lit aurait pu être en fer. Il est donc en bois par accident et non par essence alors que l'arbre est par essence en bois. De plus, un noyer, par exemple, est par essence un noyer. Le noyer est programmé à devenir noyer. Notons que Jean-Jacques Rousseau étendra cette notion à l'animal : il est programmé, il agit par instinct, ce qui le différencie de l'homme qui agit par choix.

Cependant, cette première catégorisation a de sérieuses limites. Par exemple un arbre que j'ai planté moi-même, à un endroit que j'ai choisi, que j'ai ensuite taillé pour qu'il donne plus de fruits : est-il une chose naturelle ou chose artificielle? Appartient-il au domaine de la nature ou de la culture ? Un animal apprivoisé est-il "un produit naturel" ou un "produit culturel" ?

B) La deuxième acception, implicite déjà chez Jean-Jacques Rousseau, apparaît dans l'expression connue : "Chassez le naturel, il revient au galop". C'est quoi ce naturel ? Il ne désigne plus une chose, mais un mouvement irrépréhensible. On peut donc employer le mot nature en deux sens différents : la nature comme ensemble des choses naturelles et la nature comme ce qui produit, comme la puissance qui engendre ces choses ou des comportements. Cette deuxième acception est confortée par l'étymologie : nature provient de phusis en grec, qui signifie naître, croitre, pousser.

On retrouve la distinction que fait Spinoza entre "nature naturante" et "nature naturée", respectivement puissance et choses naturelles. Spinoza précise, et ceci est important pour notre réflexion, que la nature comme puissance n'est pas séparée de la nature comme ensemble des choses naturelles, mais que la première est immanente à la seconde. Cependant Spinoza confère un sens très élargie au concept de nature compris comme englobant le Tout, y compris l'activité intellectuelle et corporelle de l'être humain. Alors quel périmètre associer au concept nature ? Et que devient ici le tandem culture et nature ?

II) Evolution du discours philosophique : quelques jalons historiques

A) Les anciens (l'Antiquité)

Il s'agit de vivre en accord avec la nature. La sagesse consiste à trouver sa juste place dans le cosmos. La démesure est le moment où l'homme outrepasse sa place dans le cosmos. Les stoïciens pousseront ceci à l'extrême : notre humanité ne peut s'exprimer que par le biais de notre appartenance au cosmos, comme un pied n'est pied que comme appartenant à une jambe. Le naturalisme des anciens est une conception "holiste" (globale) du monde qui caractérise, par exemple, le lien politique comme du domaine de l'ordre de la nature. Par ailleurs, la conception de la nature, mis à part les épicuriens, est finaliste : la nature est guidée par une intention et la Raison. Cependant, tous (sauf les sceptiques) s'accordent pour dire que la nature est accessible à la raison, les phénomènes peuvent s'expliquer, ils sont régis par la cause efficiente (tout effet a une cause), ce que retiendront les modernes.

B) Le christianisme : une rupture

L'homme se distingue de la nature : il a, contrairement à la nature, une âme, il relève du régime de la grâce. Cette interprétation augustinienne n'a pas pour seul effet de conduire à une "désacralisation" de la nature, celle-ci est considérée comme un lieu de corruption, d'injustice, de dépravation. Cependant, au XIIIe siècle, Thomas d'Aquin joue un rôle majeur dans la réhabilitation de l'idée de nature, avec la découverte des textes antique (Averroès).

C) Les modernes : un renversement de la conception des anciens

La nature devient un objet de connaissance, une possibilité donc de la maitriser. La nature devient une ressource. Copernic, Galilée considèrent ainsi la nature comme un ensemble de mécanismes physiques dont il convient de déchiffrer les lois spécifiques, traduisant l'abandon des causes finales (finalisme des anciens) au profit des seules causes mécaniques (cause efficiente). Elle n'est plus perçue comme un lieu de "sagesse". La formule cartésienne selon laquelle "l'homme doit devenir comme maître et possesseur de la nature" est une invitation à exploiter, grâce à la science, les forces de la nature pour le bien-être de l'homme. En d'autres termes, la nature est rattachée à la condition du sujet, non à un tout ordonné. L'existence humaine ne résulte pas d'un ordre naturel qui la précéderait, mais prend forme dans l'expression de la vie subjective, guidée par le principe de liberté. Cette liberté est rendue possible par la maîtrise de la nature.

Hegel et Marx nous diront que les sociétés prennent forme, désormais, selon un principe d'historicité et non selon un ordre naturel. La "vie naturelle" n'est plus, pour l'être humain, la condition de la vie morale et politique. La raison humaine n'est plus vouée à rester le reflet de la raison naturelle. L'antériorité du droit naturel (le droit tel qu'il existait de fait quand l'homme vivait à l'état de nature) sur le droit positif (le droit élaboré par la raison humaine) ne suppose pas la supériorité de la nature sur l'homme. La culture semble avoir pris définitivement le dessus, devenant l'expression même de la domination humaine exercée sur la nature.

D) Actuellement : doutes et questions

La liberté et la culture, qui ont été élaborées, semble-t-il, en s'extirpant de l'ordre naturel et en cherchant à le dominer, apparaissent pourtant aujourd'hui se heurter à ce même ordre, tant du point de vue ontologique, qu'écologique :

Heidegger a souligné qu'en faisant de la nature une simple ressource, nous finirions par faire de l'homme une ressource à exploiter. Pour parler comme Sartre en chosifiant la nature, nous chosifions l'humain.

L'exploitation de la nature se heurte aux limites de celle-ci. La nature est puissance mais nous découvrons aussi fragilité, limite. Comme le dit Bruno Latour, nous avons tant modelé la nature que celle-ci est devenue consubstantielle à la condition humaine, bousculant, comme nous l'avons déjà relevé, les frontières entre culture et nature. Par exemple, le réchauffement climatique est-il un effet culturel ou naturel ?

Tout ceci nous invite à réinterroger l'opposition traditionnelle entre culture et nature. Je propose ceci comme l'un des fils conducteurs de notre réflexion qui pourrait se traduire par : "Quel rapport la condition humaine peut-elle entretenir avec la nature ?"

IV) Ciné philo. Film suggéré : "Into the wild"

(Théme : L'homme et la nature)

Le film est visionné la veille du débat, ce qui permet à chacun de laisser ses impressions se décanter durant la nuit.

Quatre étapesdans le déroulement :

  1. Introduction. Les responsables résument brièvement les rapports entre cinéma et pratique philosophique (Durée 5 mn).
    Les animateurs proposent d'élaborer une carte conceptuelle. Ils suggèrent une procédure et mettent à disposition des groupes des post-it et des grandes feuilles pour leur donner la possibilité de dresser leurs propres cartes. (Durée 10 mn)
  2. Travail en sous-groupes de 3 à 5 personnes
    Chaque groupe est invité à formuler une ou plusieurs questions en lien avec la thématique "L'homme et l'environnement" et à préciser la façon dont le scénario (mise en scène, jeu des comédiens, contre-champs, etc.) suggère ces questions.
    Les groupes sont invités à dessiner leur carte conceptuelle (ou à énumérer seulement des mots-clés pour ceux qui ne sont pas familiers avec ce procédé).
  3. Synthèse en séance plénière
    Présentation par les groupes de leurs cartes conceptuelles.
    Récolte des questions, et organisation de celles-ci dès leur annonce. Exemples :
  • Question du groupe 1 : Lorsqu'on est en rupture avec soi-même, la nature permet-elle de se retrouver ?
    Animateur : La question est-elle claire pour tout le monde ? Y a-t-il un groupe qui a une question qui se rapproche de celle-ci ?
  • Suggestion du groupe 2 : Pour se retrouver, faut-il rompre avec ses liens, et avec l'humanité (voir thème du film) ?
    On établit un rapport entre l'idée de rupture avec soi-même, et l'idée de se couper de l'humanité.
  • Débat
    L'animateur donne ses consignes. Il invite les participants à signaler leur demande de prise de parole seulement lorsque celui qui parle a terminé son intervention.
    Il rappelle le cadre de pensée : "L'intérêt philosophique du film réside dans des questions et dans la façon dont l'auteur les traite. Autrement dit, comment l'auteur/le film vous a-t-il conduits à la question que vous avez retenue ? Je vous propose de démarrer le débat en formulant votre question, tout en soulignant le lien que vous établissez avec le film."
  • Exemple d'une relance de l'animateur :

    Participant : Le film rend compte d'un cheminement initiatique. C'est une initiation à la connaissance de soi par la confrontation avec la nature.

    Animateur : Peux-tu dire ce qui fait "initiation" dans le film ?

    Participant : La rupture avec la société, les épreuves vécues au contact de la nature, la rencontre avec d'autres figures parentales, la prise de conscience selon laquelle il est crucial de bien nommer les choses.

    Animateur : Est-ce le film qui suggère qu'il y a initiation, ou est-ce toi qui traduis ce qui est vu comme étant une initiation ?

    Silence réflexif du participant.

    Animateur : Tu peux réfléchir à la question, je passe la parole à un autre participant.

    Quelques témoignagesdes participants

    • Beaucoup de satisfaction grâce à la co-élaboration qui a été partagée. Le sentiment d'avoir été très loin, notamment lors des échanges en petits groupes.
    • Suis ravi, tout me semblait pertinent, les grandes feuilles entre autres. L'animation permettait l'expression de chacun tout en le mettant en relation avec ce qui était dit, ou avec le film.
    • L'animateur a gardé le fil conducteur de la pensée ; ses demandes ciblant des concepts dans les argumentations ont donné une structure au débat.
    • La carte conceptuelle, qui au début m'énervait, m'a finalement beaucoup aidé. Bonne articulation entre le subjectif, le perçu, et les concepts.
    • Les cartes sont comme un brouillon de la pensée, c'est un outil qui permet de stimuler la production de sens par la mise en lien de concepts.
    • Le lien entre arts graphiques (cartes conceptuelles vues comme un art) et concepts est très difficile à maîtriser. Comment apprendre à mieux utiliser/exploiter les cartes conceptuelles ?
    • La carte conceptuelle nous a permis de garder en mémoire le cheminement de notre pensée lors des échanges en groupes, en plus c'est ludique.
    • J'aimerai reprendre tous les concepts pour aller plus loin.

    Une question posée à l'animateur par un participant

    • Le débat s'est focalisé sur la question de l'initiation, comment expliques-tu le choix de cette orientation ?
    • Réponse de l'animateur : Je n'ai pas choisi cette voie, mais le terme a été évoqué plusieurs fois, et il m'a semblé qu'il formait le chapeau (le cadre général) dans lequel l'intérêt de la plupart des participants se retrouvait. Cela a donné une ligne directrice au débat.

    Remarques

    • La consigne, demander la parole lorsque le dernier intervenant a parlé, n'a pas été respectée. Mais il est possible que la consigne ne soit pas inutile en ce sens où elle invite à respecter le temps de parole de celui qui parle, tout en suggérant de mettre en rapport son intervention avec ce qui vient d'être dit.
    • Par ailleurs, l'animateur gardait comme ligne de conduite de ramener les participants dans la thématique. Ses demandes de clarification restaient, elles aussi, étroitement liées au thème du film. Les effets de dispersion ont ainsi été limités.
    • Selon un participant, le fait d'avoir formulé les concepts (grâce aux cartes conceptuelles) avant les problématiques, a permis des interventions plus précises.
    • Peut-on dire qu'un dispositif est structurant essentiellement parce qu'il montre des procédures, et qu'il circonscrit l'horizon d'un débat ?

    Suggestion

    • Pas de suggestion, c'était aussi bien que possible.
    • Dispositif à reconduire, et il évoluera encore.

    V) Lecture d'un texte philosophique

    (thème : discours philosophique sur la nature).

    Michel Tozzi (auteur du dispositif), animation Elisabeth Golinvaux

    Michel Tozzi étant absent, Elisabeth Golinvaux a pris en charge l'activité au pied levé, s'attachant à suivre les instructions transmises comme suit :

    Sur le fond, il s'agit de s'approprier les idées fondamentales de deux philosophes importants sur les rapports de l'homme et de la nature H. Jonas et Michel Serres.

    Sur la forme, d'articuler travail individuel, travail de groupe et travail en séance plénière. Et de jouer sur la responsabilité de chacun pour rendre accessibles à tous les deux textes.

    Quatre étapesstructurent l'animation :

    • Constitution de cinq groupes composés de 4 personnes chacun (avec un gardien du temps et un animateur).
    • Distribution des textes des deux philosophes et des 4 questions (par texte) qui leur sont associées. ce qui suit : avec BR/ et tirets
      Dans chaque groupe :
      • Lecture individuelle, puis échange avec ses partenaires sur la compréhension du texte.
      • Chaque participant se charge de répondre à l'une des quatre questions (15mn)
      • Mise en commun des réponses aux questions par chacun des participant (20mn, 5mn par question)
      • En séance plénière, mise en commun des réponses aux questions de deux textes par leur responsable respectif.
    • Synthèse de l'animateur.
      H. Jonas (10mn)
      M. Serres (10mn)
      Synthèse globale (5mn)

    Quelques témoignages

    a) En petits groupes

    En général, les participants ont apprécié le temps de lecture seul, suivi du partage des avis sur la compréhension du texte. Dans la plupart des cas, le texte a été mieux compris après cet échange. Une réserve importante cependant concernant le texte de Jonas : ce dernier restait obscur en raison d'une syntaxe complexe, du manque de références philosophiques des participants (référence à Kant), ou de l'importance des présupposés du contenu du texte.

    La plupart des participants a apprécié également le fait d'avoir eu la responsabilité de répondre à une question, et d'en restituer une synthèse, d'abord à son groupe, puis lors de la séance plénière.

    Mais le temps a manqué au sein de chaque groupe pour discuter des réponses que chaque membre a proposé.

    Le temps consacré à la compréhension des différents textes n'a pas permis d'en discuter les concepts. Par exemple, pour le texte de Serres, en quoi les notions de "symbiose, de parasite" s'applique-t-elle à l'humanité ? Pour le texte de Jonas, qu'est-ce que la "permanence d'une vie authentiquement humaine" ?

    b) En séance plénière

    Comme il n'y a pas eu de lecture préalable des textes en séance plénière, il était difficile de se concentrer sur les questions et le texte du second groupe. Les participants étaient encore trop préoccupés par les tâches dévolues à leur propre groupe. La difficulté a été plus grande encore avec le texte de Jonas.

    Suggestions

    • Si l'on maintient le choix de deux textes différents, il faudrait qu'ils soient lus préalablement par tous.
    • Prévoir, pour les textes complexes, des clés de lecture.
    • Travailler sur un seul et même texte pour tous, ou sur des textes de difficultés équivalentes.
    • Pour la phase de travail en petits groupes, aménager un temps supplémentaire pour échanger sur les questions.
    • Proposer des textes qui ne nécessitent pas de connaissances préalables particulières.

    Remarque

    Les participants ont beaucoup apprécié l'implication d'Elisabeth, sa manière d'animer le dispositif, d'accompagner les groupes de travail, de requérir les avis des participants, et d'être à l'écoute d'une communauté en travail.

    Annexes

    Hans Jonas, Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique. Edit. Flammarion, p. 67.

    Un impératif adapté au nouveau type de l'agir humain et qui s'adresse au nouveau type de sujets de l'agir s'énoncerait à peu près ainsi : "Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre" ; ou pour l'exprimer négativement : "Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie" ; ou simplement : "Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l'humanité sur terre", ou encore, formulé de nouveau positivement : Inclus dans ton choix actuel l'intégrité future de l'homme comme objet secondaire de ton vouloir".

    On voit sans peine que l'atteinte portée à ce type d'impératif n'inclut aucune contradiction d'ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De même que je peux aussi vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de l'humanité. Sans me contredire moi-même je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l'humanité, préférer un bref feu d'artifice d'extrême accomplissement de soi-même à l'ennui d'une continuation indéfinie dans la médiocrité.

    Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l'humanité ; et qu'Achille avait certes le droit de choisir pour lui-même une vie brève, faite d'exploits glorieux, plutôt qu'une longue vie de sécurité sans gloire (sous la présupposition tacite qu'il y aurait un postérité qui saura raconter ses exploits), mais que nous n'avons pas le droit de choisir le non être des générations futures à cause de l'être de la génération actuelle ...

    Questions :

    1. Comment comprendre l'impératif de Jonas ? Pourquoi plusieurs formulations, positives et négatives ?
    2. En quoi cet impératif implique-t-il une responsabilité collective (et pas seulement individuelle), et tournée vers l'avenir (et non le passé) ?
    3. En quoi cet impératif est-il très différent de l'impératif kantien : "Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée en loi universelle ?".
    4. En quoi cet impératif n'exige aucune contradiction rationnelle (à la différence de Kant) ?

    Michel Serre - Le contrat naturel. Edit. François Bourin p. 41

    Retour donc à la nature ! Cela signifie : au contrat exclusivement social ajouter la passation d'un contrat naturel de symbiose et de réciprocité où notre rapport aux choses laisserait maîtrise et possession pour l'écoute admirative, la réciprocité, la contemplation et le respect, où la connaissance ne supposerait plus la propriété, ni l'action la maitrise, ni celles-ci leurs résultats ou conditions stercoraires. Contrat d'amnistie dans la guerre objective, contrat de symbiose : le symbiote admet le droit de l'hôte, alors que le parasite notre statut actuel condamne à mort celui qu'il pille et qu'il habite sans prendre conscience qu'à terme, il se condamne lui-même à disparaître.

    Le parasite prend tout et ne donne rien ; l'hôte donne tout et ne prend rien. Le droit de maîtrise et de propriété se réduit au parasitisme. Au contraire, le droit de symbiose se définit par réciprocité : autant la nature donne à l'homme, autant celui-ci doit rendre à celle-là, devenue sujet de droit.

    Questions :

    1. Pourquoi, selon M. Serres, ajouter au contrat social un "contrat naturel" ?
    2. En quoi la distinction entre l'hôte et le parasite permet-elle d'éclairer la nécessité d'un contrat naturel entre l'homme et la nature ?
    3. En quoi ce contrat est-il un contrat de "symbiose" ?
    4. Pourquoi implique-t-il une réciprocité ?