La discussion à visée philosophique (DVP) avec les élèves allophones nouvellement arrivés en France : une nouvelle approche du plurilinguisme et de l'interculturel ?

Les unités pédagogiques pour élèves allophones nouvellement arrivés (UPE2A) dans les établissements du secondaire sont des classes qui s'apparentent à des microcosmes multiculturels originaux. Elles peuvent ouvrir un champ unique de possibilités en matière de contacts culturels et linguistiques, mais elles l'excluent souvent en vertu d'un objectif unique, urgent et central, l'apprentissage de la langue française, et notamment le français comme langue de scolarisation. Cette dialectique est à l'image de la politique linguistique française, qui oscille entre la prise en compte de la diversité et le désir d'une assimilation globale à un seul modèle culturel. Dans un premier temps, nous nous intéresserons donc à la manière dont les documents et les ressources officiels de l'Education Nationale envisagent l'organisation de la scolarité des élèves allophones nouvellement arrivés et, dans ce contexte, aux postures adoptées face à la diversité culturelle et linguistique. Dans un deuxième temps, nous nous demanderons dans quelle mesure une approche interculturelle et interactionniste peut éviter le risque d'une ethnicisation de la relation ou d'une forme d'acculturation forcée. Dans cette optique, nous présenterons un dispositif expérimental, directement inspiré des "discussions à visée philosophique", qui propose un schéma de communication novateur en UPE2A, dépassant la seule question linguistique pour prendre en compte la complexité des enjeux d'une socialisation langagière réussie.

I) Position officielle et pédagogie interculturelle

Depuis la publication en 2012 du dernier Bulletin Officiel (BO) relatif à l'organisation de la scolarité des élèves allophones nouvellement arrivés (EANA), il semble qu'un infléchissement des représentations, par le biais d'une terminologie différente, se fasse jour. Comme l'indique Cécile Goï, "la définition "élèves allophones nouvellement arrivés" s'efforce de prendre en compte à la fois le parcours migratoire ("élèves nouvellement arrivés") [...] et les dimensions langagières et linguistiques en jeu dans les dynamiques scolaires ("allophones")1". Jusqu'à présent, les appellations n'envisageaient la dimension linguistique que de manière négative ("non francophones", 1986, "sans maîtrise suffisante de la langue française ou des apprentissages", 2002 et 2012). Implicitement, une valeur est accordée aux connaissances déjà acquises de l'élève. Par ailleurs, le terme "inclusion" apparaît dans le BO. C. Goï, en citant le rapport des inspections générales de 2009, fait remarquer que "Le centre d'intérêt de l'inclusion est différent de celui de l'intégration. Dans une optique d'intégration, les groupes qui entrent à l'école doivent s'adapter à la scolarité disponible. [...] Dans le cas de l'inclusion au contraire, l'objectif prioritaire est de transformer les systèmes éducatifs et les écoles afin de les rendre capables de répondre à la diversité des besoins d'apprentissage des élèves."2. Sur ce point, le BO, même s'il utilise le mot "inclusion", n'opère pas une distinction claire avec l'"intégration", comme le montre ce passage : "L'école est le lieu déterminant pour développer des pratiques éducatives inclusives dans un objectif d'intégration [...] l'objectif essentiel étant la maîtrise du français enseigné comme langue de scolarisation"3. La visée est clairement intégrative : l'élève allophone doit s'adapter au système, et non l'inverse. Il existe donc un écart entre les nouveaux travaux en didactique des langues qui défendent une dimension plurilingue et interculturelle, notamment dans les travaux du Conseil de l'Europe, et l'esprit des préconisations officielles. Même si le BO renvoie, en guise de conclusion, à quelques ressources, dont le portfolio des langues, le paragraphe intitulé "l'enseignement et le suivi des élèves" ne fait pas référence une seule fois à la manière de prendre en compte la diversité des langues et des cultures. Sur le site Eduscol du Ministère de l'éducation, une "fiche-repère pour l'inclusion des élèves allophones nouvellement arrivés en France" déclare qu'il faut :

"Confronter la dimension culturelle de l'élève à celle du pays d'accueil : l'attention des équipes enseignantes et de vie scolaire doit se porter sur la dimension culturelle de la scolarisation, les us et coutumes scolaires "à la française" [...] Un travail collectif sur les seuils de tolérance en matière de vie scolaire et sur l'intercompréhension culturelle s'avère nécessaire4".

Il aurait été intéressant que soit développé ce qui est entendu par "les us et coutumes scolaires "à la française"" et de préciser comment les "seuils de tolérance" sont formulés. Ici, l'écart entre les cultures, la "confrontation", est mise en avant, bien plus que "l'intercompréhension". L'objectif est de neutraliser les différences, plutôt que de chercher à les comprendre et à les reconnaître.

L'influence idéologique de la 3ème République reste forte en France : l'Etat ne reconnaît qu'une seule identité culturelle et les institutions étatiques, notamment l'école, ont une fonction unificatrice, afin d'intégrer, d'abord les groupes régionaux et les populations colonisées, puis la population immigrée. C'est le modèle d'intégration républicain assimilationniste, hérité des Lumières, qui propose une vision essentialiste de la langue française. Néanmoins, depuis quelques décennies, le cosmopolitisme croissant de la société et de notre monde globalisé bouscule ce modèle, qui tente difficilement de s'adapter à cette nouvelle réalité, et dont les enjeux politiques sont sensibles. Comme l'explique Jean-Paul Payet, "la mixité pensée comme telle dans le débat public français est une notion désincarnée en tant qu'elle est la traduction d'un collectif d'individus sans aspérités ni creux, sans appartenances concrètes ni dilemmes identitaires [...] On est donc dans une configuration typiquement républicaine du débat on pourrait dire aussi durkheimienne qui associe intégration et unité d'une part, anomie et diversité d'autre part, ou, pour le dire autrement, dissocie intégration et diversité5.

Dans ce contexte, les acteurs éducatifs ont souvent un positionnement ambivalent vis-à-vis du traitement de la diversité. Le choix d'une "éthique de l'indifférence aux différences"6 entraîne une posture ethnocentriste qui impose un modèle culturel immuable et nie toutes les autres formes d'appartenance. Cela est fort difficile à tenir en UPE2A mais, faute de formation (et de discernement), certains enseignants proposent parfois encore des cours de français langue maternelle aux élèves allophones. Le passage d'un seul modèle à des modèles culturels ou, pour le dire autrement, de l'essentialisme au relativisme culturel, rencontre néanmoins d'autres écueils. En effet, "ce qui est relatif à soi est souvent présenté comme complexe et nuancé alors qu'autrui est plus facilement identifié et catégorisé"7. Le risque est donc de développer, par catégorisation culturelle, une forme de culturalisme. On entend souvent les enseignants évoquer les élèves allophones en rappelant leur nationalité plutôt qu'en les nommant ("Mon élève kurde était absent") ou en réduisant l'origine culturelle à certains stéréotypes ("Les asiatiques sont respectueux"). Les représentations des migrants et des réfugiés (devenus aussi des catégories à part entière) peuvent parfois verser dans le misérabilisme, éludant la volonté et les motivations puissantes d'un exil. Par ignorance des schémas familiaux, des histoires migratoires et de la complexité du réel, une posture moralisatrice ou paternaliste est parfois adoptée. Le danger est donc l'enfermement d'autrui dans des frontières construites a priori et qui participent à la mise en place de rapports de domination8. Finalement, qu'il adopte une posture ethnocentriste ou culturaliste, dans les deux cas, l'enseignant d'UPE2A se donne comme un "représentant-type" du modèle culturel français, le fait d'être natif lui accordant d'autant plus de légitimité. Dans ce contexte, il entretient donc un certain regard catégorisant, culturaliste, chez ses élèves, au lieu de promouvoir une éducation plurilingue et interculturelle.

Afin d'éviter de tomber dans ces pièges, une démarche réflexive, à la fois de la part de l'enseignant et des apprenants, serait alors le moyen d'"appréhender la dialectique du même et de l'autre, de l'identité et de la différence, de la Culture et des cultures"9. En effet, rien ne sert de chercher une "cohérence, souvent artificielle, à l'objet culturel alors que seules les contradictions, les ruptures et les discontinuités le spécifient"10. Tout l'enjeu est donc de reconnaître les phénomènes d'acculturation comme inhérents à notre condition humaine et de trouver un équilibre entre la reconnaissance de l'individu singulier et celle de sujet universel, au-delà de toute catégorisation culturelle.

Cette réflexion est d'autant plus importante en UPE2A que l'expérience de l'exil est "ce qui livre l'être à l'expérience du "non-lieu"" et fait souvent éprouver une "hantise d'anéantissement de ce qui permet de repérer et de poser à nouveau la coupure et le lien entre moi et autrui"11. L'adolescent allophone nouvellement arrivé se trouve donc dans une vulnérabilité psychologique, parfois sociale, que l'enseignant doit avoir à l'esprit afin de mesurer l'impact que peuvent avoir certaines activités ou propos tenus. L'identité de l'élève allophone, parfois seul représentant de sa communauté culturelle et linguistique, risque d'être réduite à sa seule "identité ethno-culturelle". Lui-même, cherchant sa place dans ce nouvel environnement, peut apprendre à renvoyer l'image attendue et à se conformer à cette "hétéro-identité" (définie par les autres). En UPE2A, le risque d'une ethnicisation de la relation est particulièrement prégnant. Accorder toute sa place et sa légitimité à l'expression de l' "auto-identité" (définie par soi)12, dans toute sa complexité et son ambivalence, paraît donc particulièrement important.

Malgré tout, l'image de soi est toujours soumise à la reconnaissance d'autrui et n'existe qu'à travers cette reconnaissance. Mais l'approche doit être compréhensive, et non définitoire, ni dichotomique. En effet, l'enseignant, mais aussi l'élève, peut avoir tendance à simplifier la complexité des phénomènes d'acculturation en ayant recours à une approche binaire : là-bas et ici, avant et après la migration, moi/nous et les autres. Cela peut entraîner des stratégies identitaires extrêmes : le développement de discours essentialistes autour de l'identité culturelle ou, à l'inverse, de stratégies "assimilationnistes", ou encore un cloisonnement des sphères culturelles. Cela rend impossible "la voie du milieu", celle des interstices où le métissage culturel peut exister. Pour ces élèves, cette "pression d'effectuation identitaire selon les attentes d'autrui"13 (l'enseignant, les parents, les pairs, la société...) peut être particulièrement perturbante et même paralysante, certains faisant le choix d'un isolement social important et/ou ne parvenant pas à entrer dans les apprentissages.

L'anthropologue Roger Bastide a bien expliqué qu'on ne vit pas entre des univers culturels différents, mais bien dans ces univers. La culture ne peut pas se circonscrire, c'est une construction synchronique qui s'élabore à tout instant dans un triple mouvement de "structuration", de "déstructuration" et de "restructuration"14. En réalité, il est impossible de décrire une culture ou de définir une identité dans l'absolu. A l'instar de G. Mead, on peut dire que le développement d'une conscience de soi, d'une réflexivité (le "Soi" ou self) peut permettre d'articuler identité individuelle (le "Je-sujet") et l'identité collective (le "Moi-objet") et ainsi, de s'ouvrir à d'autres appartenances par la distanciation15. L'identité est une (dé)construction permanente de sentiments d'appartenance symbolique et se situe dans un espace interstitiel où les échanges interculturels, les métissages et les changements trouvent leur place. L'enjeu de la pédagogie interculturelle est de se situer à ce niveau. En effet, "les identifications en contexte d'interculturalité ne résultent pas de la juxtaposition d'identités ethniques (perspective essentialiste), mais de la négociation, au sein des interactions sociales, d'affinités, d'oppositions, de proximités et de distances, pour constituer une réalité nouvelle porteuse d'identité"16.

C'est pourquoi l'approche interactionniste semble être la plus adaptée pour l'expression des dynamiques identitaires et l'élaboration d'un véritable métissage culturel. L'enjeu de cette pédagogie interculturelle (ou "transculturelle", en ce qu'elle tente un dépassement des clivages culturels) se fonde donc sur l'intersubjectivité et l'interdiscursivité, et considère que les phénomènes d'acculturation ne peuvent avoir lieu qu'à travers des pratiques langagières conscientisées. En effet, à la suite du philosophe F. Jacques, nous pensons que la conscience de soi n'émerge qu'à travers la communication interpersonnelle17. De plus, les interactions évitent les constructions doctrinales de la culture, par leur caractère profondément humain et contingent. L'objectif serait de passer d'un dialogue sur les cultures à un véritable dialogue interculturel, grâce à une posture réflexive et au développement de capacités métacognitives. L' "herméneutique de l'acteur"18 est mise en avant ou, pour le dire autrement, "la philosophie du sujet, c'est-à-dire [...] une phénoménologie qui construit le concept de sujet comme être libre et responsable dans une communauté de semblables [...] [et qui prend] en compte le réseau de subjectivités dans lequel il s'insère. [...] L'objectif est d'apprendre la rencontre et non d'apprendre la culture de l'Autre"19.

Dans cette optique, le positionnement de l'enseignant, le plus souvent frontal, est fortement remis en question. La négociation intergroupale et la réflexion collective prennent le pas sur le jugement émis par le professeur. La diversité des points de vue des sujets sur l'objet étudié est valorisée et permet d'enrichir les pratiques de classe, ce qui implique d'accorder une place à l'imprévisible. Ouvrir un espace de liberté à l'interlangue et aux phénomènes d'acculturation, c'est s'ouvrir à la relation et donc, à l'altérité. On peut s'inquiéter de la primauté du registre de l'action et du technique dans le domaine scolaire, au détriment de tout ce qui relève de l'axiologique. C'est la raison pour laquelle M. Abdallah-Pretceille défend une "éthique de l'altérité"20, à laquelle je crois important d'adjoindre la notion d' "éthique de la discussion" ou "éthique de la communication" (Habermas)21. En effet, par-delà le linguistique, la relation à autrui (et à soi) ne peut pas avoir lieu sans aptitude à l'empathie, sans écoute, sans négociation, sans intercompréhension. En cela, la mise en oeuvre d'une pédagogie inter/transculturelle, telle qu'elle est définie ici, pourrait réellement participer à l'"inclusion" des élèves allophones nouvellement arrivés.

II) La discussion à visée philosophique dans une perspective interculturelle

Pour mettre en oeuvre cette approche, les "discussions à visée philosophique" (DVP), développées par Michel Tozzi, semblent particulièrement pertinentes22. L'"enseignement moral et civique" (EMC), au programme depuis septembre 2015 encourage la pratique de ces DVP23 et je crois qu'en les adaptant, elles peuvent être une ressource utile pour développer une dimension plurilingue et interculturelle en UPE2A. En effet, par la prise de conscience de la diversité des expériences, des opinions et des représentations, l'enjeu est, d'une part, de problématiser la question posée pour faire un travail collectif de conceptualisation en travaillant des compétences linguistiques et, d'autre part, de "reconnaître et admettre l'hétérogénéité ainsi que la pluralité, non pas comme des épiphénomènes ou des composantes parasites, mais comme la norme"24. Sur de nombreux points, l'éducation plurilingue et interculturelle partage les mêmes ambitions que la DVP. En effet, elle "se caractérise d'abord par ses finalités qui concernent, avant tout, les droits fondamentaux de chaque apprenant et qui se fondent sur des valeurs destinées à assurer sa formation en tant qu'individu et citoyen. Ces valeurs sont constituées par les principes directeurs du Conseil de l'Europe : la cohésion et la solidarité sociale, la démocratie participative, la compréhension réciproque ainsi que le respect et la valorisation de la diversité linguistique et culturelle25.

Cela montre bien que la pratique de la DVP en classe ne nous écarterait pas de la didactique des langues et des cultures. Au contraire, elle pourrait même devenir un outil pédagogique majeur dans le cadre d'une pratique renouvelée de l'enseignement-apprentissage des langues, notamment en UPE2A.

D'ailleurs, on peut dire qu'elle s'inscrit dans un domaine récent de la recherche en didactique des langues, la méthode biographique, qui souhaite "alimenter une réflexion épistémologique sur les questions de réflexivité et d'herméneutique du sujet plurilingue"26. Cette méthode s'appuie sur des dispositifs comme l'entretien biographique, le texte autobiographique et le dessin réflexif. Ce dernier pourra intégrer la DVP en UPE2A pour analyser et faire dialoguer les représentations culturelles. Les récits d'expériences personnelles seront le point de départ de la discussion telle que nous la concevons. Elle invite donc l'adolescent à exprimer des fragments biographiques, éventuellement des moments fondateurs, dans sa trajectoire identitaire, linguistique et culturelle. L'enjeu est donc d'incarner véritablement la dimension plurilingue et interculturelle à travers la subjectivité des individus en interaction.

Voici comment nous proposons d'organiser une DVP auprès des élèves allophones nouvellement arrivés. Celle-ci sera expérimentée dans l'UPE2A du collège P. Eluard de Port-de-Bouc (Bouches du Rhône) entre février et mai 2016. :

A) Organisation de l'espace : les tables forment un cercle. L'enseignant est assis avec les élèves et ne se met pas en face du tableau. Il se décale pour signifier qu'il ne fera pas de leçon, ni d'évaluation, ni (si possible) de discipline. C'est un positionnement collaboratif.

B) Répartition des rôles. Des rôles sont répartis parmi les élèves (volontaires). Sont désignés :

  • "Un président de séance" : il veille à une répartition équitable de la parole, incite ceux qui n'ont pas parlé à s'exprimer. Il est responsable du bâton de parole. Il veille aussi au respect et à l'écoute. Cette responsabilité peut être partagée avec l'enseignant lors des premiers ateliers.
  • "Un secrétaire" : il écrit au tableau, le plus souvent à la demande du professeur et parfois avec l'aide de ses camarades. Il comptabilise les usages des contraintes linguistiques.
  • "Deux reformulateurs" : ils doivent corriger linguistiquement ou essayer de reformuler l'idée d'un camarade, à la demande du professeur ou d'un élève.
  • "Des traducteurs" : lorsqu'une langue est parlée par plusieurs élèves, ils peuvent (ponctuellement) passer par leur langue première pour s'entraider. Les autres peuvent aussi avoir accès à un dictionnaire bilingue ou à un traducteur en ligne. On fait généralement appel à eux lorsque les reformulateurs sont en difficulté.
  • "Des discutants-chercheurs" : c'est le rôle attribué aux autres élèves.

Quant à l'enseignant, il a un rôle de "guide" ou d'"accompagnateur". Il ne donne jamais son opinion, ni ne juge ou évalue les idées qui émergent. Néanmoins, il peut demander à un élève de préciser sa pensée ou présenter une idée contraire pour relancer la discussion. Il veille à ce que le "fil" ne soit pas perdu et, avec l'aide des reformulateurs, des traducteurs et du secrétaire, à ce que la compréhension (par l'explicitation) se maintienne. Mais la correction linguistique peut rester partielle pour que la discussion reste fluide. Le rôle de l'enseignant est d'aider les élèves à communiquer leurs expériences mais aussi à mettre celles-ci en perspective en donnant leur avis dessus et, au final, plus généralement, d'essayer de répondre à un questionnement à travers la multiplicité des points de vue et des représentations. Il adopte une posture que Malinowski a nommée "observation participante", afin d'éviter toute forme d'ethnocentrisme. Cela peut aussi aider à atténuer les rapports de hiérarchie dans la communication.

C) Organisation de la séance (1 heure 30):

La séance est divisée en deux parties :

  • la première permet de découvrir le sujet de la séance, de mettre en route la discussion et de laisser les élèves raconter des expériences (des fragments biographiques) liées au questionnement du jour;
  • la deuxième amène les élèves à problématiser la question à partir de leurs expériences, à construire des concepts et une pensée personnelle par l'argumentation.

D) Préalable Contraintes linguistiques

Le professeur demande au secrétaire d'écrire au tableau une liste de mots et de structures que l'on doit essayer d'utiliser pendant la discussion.

E) Les supports

Des documents iconographiques ou audio-visuels servent de "documents-déclencheurs".

De courts textes littéraires, des extraits d'articles ou des chansons peuvent être étudiés de manière collaborative avant la deuxième partie de l'atelier pour approfondir la réflexion.

F) Les traces

Chaque élève est en possession d'un classeur ou d'un cahier consacré à l'atelier. Ils y conservent les supports et, à la fin de chaque atelier, y consignent les éléments de réponse (tentative de définition de concepts) et toutes les réflexions qu'ils jugent importantes.

Ils peuvent produire de courts textes en groupe et des dessins en lien avec la question posée, en amont, au cours et/ou en fin d'atelier. Ces travaux sont soumis aux regards et à l'analyse du groupe et peuvent parfois être co-produits.

L'originalité de ce dispositif réside dans sa manière de réhabiliter le sujet social dans un cadre scolaire : l'apprenant est considéré comme un interlocuteur valable et légitime. Sa parole est valorisée a priori. La place accordée, dans la DVP, à la dimension expérientielle leur donne la possibilité de (se) raconter, sans qu'il y ait d'injonction à le faire. Ces fragments biographiques, racontés, discutés, étayés, participent alors à la (dé)construction du puzzle identitaire et à la mise en perspective des représentations culturelles autour de sujets tels que l'amitié, la justice, la normalité, la mort...

Tout l'enjeu, au-delà des compétences linguistiques travaillées, est de développer les capacités réflexives des élèves. Le langage est utilisé comme fin et comme moyen. Pour reprendre les mots d'E. Morin, c'est le "retour de l'esprit" sur lui-même "via le langage" qui fait naître "la conscience comme art réflexif"27. La DVP en UPE2A propose une nouvelle approche interculturelle, dépassant la confrontation des cultures pour instaurer une dynamique de recherche collaborative et intercompréhensive. La progression souhaitée lors de la discussion passe par trois étapes : "l'égocentrisme" (registre anecdotique ou monologique), le "relativisme" (dimension dialogique non-critique) et "l'intersubjectivité" (dimension dialogique critique)28. La pratique du philosopher serait donc une réflexion individuelle et collective sur les croyances et les représentations de chacun permettant une prise de conscience de soi, des autres et du monde. Mettre en perspective les croyances et les distinguer des savoirs est aussi le moyen d'éviter le dogmatisme et de développer le sens critique. Cela est essentiel pour de jeunes allophones nouvellement arrivés en France pour qu'ils puissent s'affirmer comme sujets responsables et indépendants. La DVP propose une forme de "modèle orchestral" de communication (Jackson et Watzlawic29, dépassant le modèle fonctionnaliste de Jakobson. Grâce à la posture réflexive proposée, elle fait le pari d'une "homéostasie", d'une auto-régulation. Celle-ci est aussi permise par le principe de l'explicitation qui évite les malentendus interculturels et met en lumière les présupposés de chacun. Comme le rappelle Sterponi, "l'acte de clarification de ses propres paroles et comportements, ou de ceux des autres, est attesté dans chaque culture où il constitue souvent une pratique d'une importance centrale en vue d'atteindre l'intelligibilité et l'harmonisation"30. On peut donc dire que la DVP en UPE2A participe au développement d'une compétence de communication qui permet de "développer des capacités d'analyse et de synthèse, [...] de faire face à la plasticité du comportement culturel en évitant le mythe de la filiation et de l'origine, en évitant aussi la démarche totalisante qui consiste à rechercher à tout prix un sens, une valeur unique et significative, notamment d'ordre culturel"31.

Finalement, la véritable "inclusion" des élèves allophones nouvellement arrivés en France passe par une réflexion sur l'enseignement-apprentissage et sur le schéma de communication mis en oeuvre en UPE2A. Celui-ci détermine en grande partie la manière dont les phénomènes d'acculturation et les stratégies identitaires s'exprimeront et faciliteront, ou non, les apprentissages. Se focaliser sur l'enseignement du français comme langue de scolarisation revient à nier que l'apprentissage est un acte incarné qui engage tout l'individu, d'autant plus lorsqu'il concerne une langue-culture seconde. Nier ou effacer la personne, la réduire à son rôle d'élève, rend difficile l'appropriation des savoirs et la socialisation langagière. Cela favorise un traitement discriminant puisque, dans ce système, seuls les "bons élèves" et les "moins fragiles" tirent leur épingle du jeu. En ce sens, la pratique de la DVP participe à un traitement égalitaire de la diversité linguistique et culturelle. L'UPE2A est le cadre idéal pour le développement d'une dimension plurilingue et interculturelle dans le cadre scolaire et la DVP, un dispositif pédagogique particulièrement intéressant. Cette nouvelle conception de l'enseignement-apprentissage des langues-cultures permettraient peut-être aux "identités à racine unique" de laisser place, petit à petit, aux identités-relations, c'est-à-dire aux "identités-rhizomes" qui s'étendent vers les autres. L'acculturation deviendrait alors créolisation, telle que la définit E. Glissant : un "mouvement perpétuel d'interpénétration culturel et linguistique qui fait qu'on ne débouche pas sur une définition de l'être", mais sur de l' "étant"32, de l'être en devenir.


(1) EDUSCOL, Portail national des professionnels de l'éducation : conférence de Cécile Goï "L'inclusion scolaire des EANA : questions d'éthique, de politique institutionnelle et de pratiques didactiques", juillet 2013 : http://cache.media.eduscol.education.fr/file/FLS/01/6/conference_Goi_Bruggeman_263016.pdf.

(2) ibidem

(3) Bulletin Officiel n° 37 du 11 octobre 2012, Enseignements primaire et secondaire, Scolarisation des élèves, Organisation de la scolarité des élèves allophones nouvellement arrivés ( http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=61536).

(4) EDUSCOL, Portail national des professionnels de l'éducation : fiches repères pour l'inclusion des élèves allophones nouvellement arrivés en France - Favoriser l'inclusion dans les écoles et les établissements scolaires, FICHE n°4, document mis en ligne en septembre 2014 ( http://cache.media.eduscol.education.fr/file/College/15/6/EANA_fiche4_favoriser_l_inclusion_dans_les_etablissements_354156.pdf).

(5) PAYET Jean-Paul, déc. 2002, ""L'ethnicité, c'est les autres". Formes et enjeux de la relation de l'école aux milieux disqualifiés", in Enseigner en milieu ethnicisé face à la discrimination, Actes du colloque du Réseau Interculturel et Education mai 2002, VEI Enjeux, Hors-série n° 6, Paris, CNDP, p.62.

(6) VAN ZANTEN Agnès, 2001, L'école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, Paris, PUF (Coll. "le lien social").

(7) ABDALLAH-PRETCEILLE Martine, 2012 [1989] "l'école face au défi pluraliste" in CARMEL Camilleri et COHEN-EMERIQUE Margalit, Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de l'interculturel, Paris, L'Harmattan, p.236.

(8) CANUT Cécile, 2001, "A la frontière des langues. Figures de la démarcation", Cahiers d'Etudes Africaines, 163-164, pp. 443-464 ( http://etudesafricaines.revues.org/104).

(9) CUCHE Denys, 2010 [1996], La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte (4e édition).

(10) ABDALLAH-PRETCEILLE Martine, 1997, "Pour une éthique de l'altérité et de la diversité", in L'Intégration, une mission pour l'école ?, Actes de la journée d'études du 22 janvier 1997, Paris, Hachette Education, p.94.

(11) DOUVILLE Olivier, 2002, "Qu'entend l'élève à l'école de ses appartenances et de ses indéterminations ?" in Enseigner en milieu ethnicisé face à la discrimination, Actes du colloque du Réseau Interculturel et Education mai 2002, VEI Enjeux, Hors-série n°6, Paris, CNDP, p.136

(12) SIMON Pierre-Jean, 1999, La Bretonnité. Une ethnicité problématique, Rennes, Terre de Brume Editions. Presses Universitaires de Rennes, p. 49, in CUCHE Denys, Op. cit.

(13) CARMEL Camilleri et COHEN-EMERIQUE Margalit, 2012 [1989], "Avant-propos" in Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de l'interculturel, Paris, L'Harmattan, p.46

(14) CUCHE Denys, Op. cit.

(15) MEAD Georges, 1963 [1934], L'Esprit, le Soi et la société,Paris, PUF, cité in BLANCHET Philippe, 2004-2005, L'approche interculturelle en didactique du FLE, Cours d'UED de Didactique du Français Langue Étrangère de 3e année de Licences Service Universitaire d'Enseignement à Distance Université Rennes 2 Haute Bretagne (non publié) Disponible en ligne : http://eprints.aidenligne-francais-universite.auf.org/40/1/pdf_Blanchet_inter.pdf

(16) BLANCHET Philippe, Ibid.

(17) JACQUES Francis, 1982, Différence et subjectivité, Paris, Editions Aubier, Coll. Analyse et raisons.

(18) DE SARDAN Jean-Pierre Olivier, 1998, "Émique", L'Homme, tome 38 n° 147. Alliance, rites et mythes. pp. 151-166.

(19) ABDALLAH-PRETCEILLE Martine, 2011 [1999], L'Education interculturelle, Paris, PUF.

(20) ABDALLAH-PRETCEILLE Martine, 1997, "Pour une éthique de l'altérité et de la diversité", Op. cit,.

(21) HABERMAS, Jürgen, 2001 [1981], Théorie de l'agir communicationnel, Tome I Rationalité de l'agir et rationalisation de la société, Paris, Fayard.

(22) TOZZI Michel, 2011, "Animer une discussion à visée philosophique en classe" ( http://www.philotozzi.com/2011/03/439)

(23) EDUSCOL, Portail national des professionnels de l'éducation : Ressources enseignement moral et civique. La discussion à visée philosophique (DVP) ou oral réflexif, septembre 2015 ( http://cache.media.eduscol.education.fr/file/EMC/01/7/ress_emc_discussion_DVP_464017.pdf).

(24) ABDALLAH-PRETCEILLE Martine, 2012 [1989], "l'école face au défi pluraliste", Op. cit., p.239

(25) CAVALLI, Marisa, COSTE, Daniel et alli, 2009, "L'éducation plurilingue et interculturelle comme projet", texte produit pour la Plateforme de ressources et de références pour l'éducation plurilingue et interculturelle, Conseil de l'Europe, Division des politiques linguistiques ( http://www.coe.int/lang/fr).

(26) MOLINIÉ Muriel, 2011, "La méthode biographique : de l'écoute de l'apprenant de langues à l'herméneutique du sujet plurilingue" in BLANCHET Philippe et CHARDENET Patrick (dir.), Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures. Approches contextualisées, Paris, Éditions des archives contemporaines, p.144.

(27) MORIN Edgar, 1992 [1986], La Méthode 3. La Connaissance de la Connaissance., Paris, Points Essais, p.190, cité dans GUILLAUMIN Catherine, "La réflexivité comme compétence" in DE ROBILLARD Didier (dir.), 2009, Cahiers de sociolinguistique, n° 14, "Réflexivité, herméneutique, vers un paradigme de recherche ?", Rennes, Presses universitaires de Rennes.

(28) DANIEL Marie-France, "L'apprentissage du philosopher et le processus développemental d'une pensée critique dialogique" in TOZZI Michel (dir.), 2007, Apprendre à philosopher par la discussion. Pourquoi ? Comment ?, Paris, Éditions Boeck.

(29) BORNAND Sandra et LEGUY Cécile, 2013, Anthropologie des pratiques langagières, Armand Colin (coll. U).

(30) STERPONI Laura et BHATTACHARYA Usree, 2012, "Dans les traces de Hymes et au-delà : les études de la socialisation langagière", Langage et société, n° 139, p. 67-82.

(31) ABDALLAH-PRETCEILLE Martine, "l'école face au défi pluraliste", Op. cit.,p.239.

(32) GLISSANT Édouard, entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), 2010, L'Imaginaire des langues, Paris, Gallimard, p.31 et p.39-40.