La pratique de la discussion à visée philosophique dans un établissement pour jeunes en situation de handicap

I) Pourquoi cette réflexion ?

Enseignante en philosophie dans un E.R.E.A. accueillant des élèves de la 6ème à la Terminale en situation de handicap moteur ou de maladies invalidantes1, je souhaite ici exposer l'essentiel d'une expérience de cafés philo, menée avec eux depuis cinq ans.

Il s'agit de voir comment la discussion à visée philosophique telle qu'elle est pratiquée ici agit comme un révélateur du remarquable potentiel de réflexion de ces jeunes, dont certains ne pourront jamais suivre un cours "classique" de philosophie, car ils ont dû parfois renoncer au lycée général malgré leur désir. En effet, le handicap moteur ou la maladie grave sont souvent facteurs de divers problèmes cognitifs (par exemple dyspraxies sévères, difficultés majeures de concentration, séquelles mnésiques) ou pratiques (impossibilité à écrire ou à taper facilement, nécessité d'un secrétaire ou de logiciels spécifiques, fatigabilité extrême), qui rendent difficiles ou impossibles une activité mathématique élaborée ou la production de devoirs de français, mais qui n'empêchent absolument pas la réflexion philosophique, du moins au sens existentiel du terme.

Pour ceux qui peuvent aller en terminale, le handicap ou la maladie rendent souvent toute pratique scolaire courante difficile, malaisée. Ils peinent à produire un écrit conforme aux normes exigées par l'institution. Du coup, le devoir présenté au baccalauréat est très peu représentatif de leur pensée réelle et ne permet pas de révéler leurs qualités de réflexion. En effet, l'une des limites de cet exercice (anonymat oblige) est d'ignorer totalement l'histoire de cet écrit, de quel effort il est l'aboutissement, quelle voix il nous fait entendre. C'est ainsi que Zoé, atteinte de très graves séquelles motrices d'une maladie virale contractée pendant la préadolescence, et ne pouvant plus ni parler ni se mouvoir, doit pour s'exprimer pointer une baguette sur une liste d'éléments de langage que son A.V.S. retranscrit. Pour autant, sa pensée vive et acérée apporte toujours une contribution majeure au cours ou au débat. Mais la trace écrite de sa réflexion peut paraître pauvre à celui qui ne se doute pas que l'idée "Je ne peux pas faire ce que je veux de mon corps, mais je peux apprendre à faire avec" (en réponse à un débat sur le corps) est l'aboutissement victorieux de plusieurs années de réflexion. Quand cette phrase a été dite, il a fallu du temps pour la rendre audible à tous (plus de cinq minutes). On se tromperait en la croyant anodine.

Au fur et à mesure des séances, on voit se développer chez les participants un habitus philosophique unique en son genre, que la pratique scolaire traditionnelle de la philosophie ne permet pas souvent de susciter, voire qu'elle décourage, et qui est visiblement une source de joie, d'estime de soi et d'amour du questionnement. Elles représentent pour ceux qui les vivent des moments très forts de leur année scolaire ; d'anciens élèves reviennent souvent y participer.

Je propose donc de décrire ici les points essentiels de nos cafés philo, en montrant ce qui se révèle, est induit par la nature spécifique du débat philosophique. Une rencontre privilégiée a manifestement lieu entre ces jeunes et la philosophie dans ce qu'elle a de plus originel, de plus socratique : la réflexion en commun sur les valeurs, le sens, l'existence. "L'humanité est une question à laquelle chaque être humain est une réponse", dit Yannis Youkountas2 : Il m'est peu à peu apparu qu'ils venaient à ces débats pour conscientiser, exprimer et confronter à celle des autres leur propre réponse.

II) Quelle est l'identité du café philo à l'E.R.E.A. de Flavigny ?

Il n'est pas inutile de préciser globalement quelle est l'identité propre de notre pratique, et en quoi elle peut différer de ce qui se fait ailleurs, avec d'autres publics et d'autres objectifs.

A) Ce qu'il n'est pas !

Il ne s'agit pas d'une élaboration collective de concepts ou de thèses que nous chercherions à construire de la manière la plus satisfaisante possible, ou d'acquisition ludique de connaissances communes. Il n'est pas nécessaire ni même forcément bienvenu de faire preuve de pure habileté mentale, ou de posséder des connaissances marquant une excellence scolaire. Il n'y a pas vraiment de "rentabilité" au niveau scolaire de ces cafés philo. Les élèves les plus assidus ne sont pas pour autant de "meilleurs" élèves. L'important est la sincérité dans l'engagement de la pensée personnelle, et la qualité de la présence et de l'écoute.

Il ne s'agit pas non plus d'un débat citoyen, dont l'objectif serait de s'interroger à plusieurs sur les valeurs propres à la démocratie et au vivre ensemble, malgré l'intérêt évident ce cette démarche. Certes, tout débat convient à l'ambiance propre à une démocratie, et les nôtres ne font pas exception, mais notre but premier n'est pas de cet ordre.

Ce n'est pas non plus un groupe de parole à valeur thérapeutique, bien que souvent des aspects profonds de soi y soient exprimés. Ou du moins, si la réflexion et la parole ont une valeur thérapeutique en elle-même, c'est alors celle dont parlent Epicure et la philosophie antique, voire finalement toute la philosophie.

B) Ce qu'il est !

En quoi consistent alors nos débats ? Chacun est invité à dire ce qu'il pense, lui, de la question posée. Il répond par rapport à sa vie, son ressenti, ses expériences, ses valeurs. Il témoigne de sa prise de conscience, il l'exprime aux autres qui l'écoutent, dans un souci de recherche à la fois de sa vérité propre et de la vérité en général, en tant qu'elle existe de manière multiple et complexe, et que chacun de nous en vit un aspect et a donc besoin des autres. D'autres répondent et rebondissent à partir de leur propre ressenti, et le dialogue s'installe ainsi. Nous sommes ici dans la dimension de l'identité narrative dont parle P. Ricoeur (1990) dans Soi-même comme un autre3.

Michel Tozzi, au début de son ouvrage sur Les nouvelles pratiques philosophiques4, insiste avec raison sur "la crise du sens auquel est confronté l'homme post-moderne", subissant l'actuel "désenchantement du monde" (p.17). C'est précisément ce luxe du désenchantement qui paradoxalement, ne touche pas ces jeunes, pour qui l'épreuve vécue dans leur corps ne leur laisse pas d'autre choix que de croire courageusement au sens de leur existence. Ce sens, ils sont avides d'en parler, d'y réfléchir et de l'approfondir, ils n'en doutent presque jamais.

Ces débats ont lieu avec des élèves volontaires, en général du second cycle (lycée général ou professionnel ; parfois des 3e ou des 4e), en dehors des heures de classe, à raison d'une fois par trimestre ; ils durent de 1h30 à 2h et sont suivis d'un apéritif et d'un repas ensemble. Des jeunes de l'extérieur viennent se joindre au groupe (15 à 20 jeunes environ). Deux adultes encadrent les débats et accompagnent tout le processus : moi-même, professeur de philosophie, et une enseignante éducatrice, qui suit les élèves après et avant les cours dans leur vie quotidienne (étude, internat, repas, lever et coucher), sachant que tous sont demi-pensionnaires et un grand nombre internes.

III) Genèse du projet et méthode

L'idée et la mise en oeuvre des cafés philo est donc le fruit d'une collaboration entre deux expériences professionnelles : l'enseignement de la philosophie en établissement spécialisé, pour ma part depuis cinq ans seulement (après 20 ans en milieu ordinaire) et celle de ma collègue éducatrice, y travaillant depuis plus de 20 ans. Bien qu'étant initialement éloignée du mouvement des cafés philo, j'ai toutefois été rapidement convaincue de la nécessité de proposer à ces jeunes, dans leur lieu de vie, un espace symbolique qui leur serait spécialement dédié pour qu'ils puissent s'y exprimer et y débattre. Un dialogue professionnel et amical s'est vite développé avec ma collègue autour de cette idée.

Nous nous sommes engagées dans cette direction sans recherche préalable de méthode extérieure ni de cadre fixé à l'avance à partir d'autres pratiques, car tout notre esprit était occupé à approfondir et laisser se développer nos intuitions, notre désir et celui des jeunes, qui ont immédiatement adhéré au projet. Ce choix s'est installé spontanément sans que le besoin de valider notre expérience par des critères extérieurs ne se soit imposé, l'écoute et l'attention à ce qui se passait étant pour nous primordiales. L'essentiel était que les choses se développent à leur rythme, de manière organique, jamais nous n'avons cherché à les protocoliser de l'extérieur. Cependant, ce désir et cet enthousiasme étaient eux-mêmes habités par des convictions puissantes à partir desquelles des règles et un cadre se sont dégagés avec évidence.

Ces convictions étaient d'abord la confiance totale que nous avions en ces jeunes, et particulièrement dans le désir qu'ils auraient à s'exprimer, réfléchir sur eux-mêmes et sur la vie. Dans un lieu où les problèmes existentiels graves crèvent les yeux, nous savions qu'il n'est paradoxalement pas si courant que les choses importantes puissent être dites "en mettant les pieds dans le plat" comme la philosophie sait si bien le faire, elle qui aborde frontalement et sans détour les questions les plus épineuses. Confiance donc non seulement en eux mais dans la philosophie elle-même qui s'actualisera lors de ces débats. Elle est en effet ici dans un de ses lieux naturels : on sait bien que la philosophie naît en Grèce au Ve siècle en même temps que la médecine hippocratique, et que son caractère thérapeutique est constamment en jeu chez les premiers philosophes. Une profonde réflexion sur le corps, la mort, le désir, le bonheur et évidemment sur la santé ou la maladie est au coeur de toutes les philosophies antiques. Epicure la définit bien ainsi dans sa morale : une thérapeutique d'urgence pour temps troublés, toujours d'actualité dans une vie mortelle et confrontée à la finitude. Des "temps troublés", tous ces jeunes en connaissent et en vivent, soit depuis la naissance, soit depuis l'enfance, soit depuis quelques années, suite à un accident ou une maladie grave. Pour certains, au contraire de ce qui est d'habitude le privilège de la jeunesse, avoir la vie devant soi n'est qu'une certitude à court terme.

Confiance également en notre association : l'enseignante éducatrice qui est au côté des jeunes dans un temps long, habité par le quotidien, qui les connaît bien, et la professeur de philosophie qui est avec eux de manière plus restreinte et différente. Je vois les Terminales ou les Premières pendant les heures de cours pour les amener au baccalauréat, mais je vois aussi les autres à de nombreux moments, dans les couloirs, au CDI, dans la cour, au réfectoire... Comme il arrive souvent, la personne du professeur matérialise et symbolise en quelque sorte sa discipline toute entière. La philosophie existe donc aux yeux des jeunes d'autres niveaux ou d'autres sections, et cela est fondamental, ici plus qu'ailleurs.

Le café philo s'est peu à peu structuré pour parvenir au cadre suivant :

  • Les jeunes proposent un thème de réflexion.
  • Les enseignantes élaborent un titre et une problématique.
  • Une affiche est confectionnée par les jeunes, avec la date, la question, les pistes possibles de réflexion : les inscriptions sont prises et la venue des élèves organisée (décalage des horaires de soin, venue éventuelle des aides-soignantes pour le repas, etc.).
  • Le débat commence par un tour de table où chacun se situe face aux pistes proposées sur l'affiche ; il se poursuit librement entre tous les participants, nous le relançons par des questions ou des reformulations ; j'apporte au fur et à mesure des éclairages et un écho philosophiques en phase avec leurs propos ; un dernier tour de table clôt la discussion.
  • Un apéritif et un repas permettent la détente et prolongent le dialogue.

L'ensemble de ces étapes s'étale sur 4 à 6 semaines.

Trois exemples de sujets

  • Le mensonge, ça fait mal ? J'ai été obligé de mentir/ Toute vérité n'est pas bonne à dire/ Tu ne mentiras point/ La vérité fait mal mais le mensonge détruit/ "Blesse moi avec la vérité, ne me ménage pas avec un mensonge" Rihanna.
  • La liberté, une illusion ? Même dans les épreuves, il nous reste toujours une possibilité de choix/ Si j'avais pu choisir ma vie, c'est sûr tout serait différent/ On nous fait croire qu'on peut être libre, mais en fait ce n'est pas vrai/ Etre totalement libre j'y parviendrai !/ "Je ne peux pas faire ce que je veux de mon corps, mais je peux apprendre à faire avec", Zoé.
  • Que faire de ses rêves ? Les réaliser ? Y renoncer ? Les transformer ?

IV) Règles, début et fin du débat

Après un rappel rituel des règles de discussion, je pose solennellement l'ouverture du débat, et j'introduis la question en quelques minutes. Un premier tour de table est fait, au cours duquel chacun se positionne par une phrase, choisie généralement parmi celles écrites sur l'affiche. Le débat lui-même se poursuit librement pendant une heure et demi environ ; il est structuré par des questions que je pose pour le relancer si nécessaire. J'apporte au fur et à mesure des propos échangés des repères philosophiques ou culturels. Il se clôt par un dernier tour de table dans lequel chacun revient en une ou deux phrases sur ce qu'il répond définitivement à la question.

A) Les règles

Elles sont simples : respect, écoute, liberté.

Je vouvoie toujours les élèves, cela fait partie de mes règles professionnelles personnelles : je signifie par là que la philosophie est une occupation d'adultes, jeunes ou moins jeunes, et que nous sommes d'égal à égal à un certain niveau, celui du droit et du devoir de penser.

Pour le débat, animé par l'éducatrice et la professeur de philosophie, certaines règles évidentes se sont imposées : venir avec une intention sérieuse et sincère, ne pas se couper la parole, ne pas se juger, pouvoir dire librement tout ce que l'on pense, pouvoir ne rien dire.

La parole est prise librement, mais il est demandé à chacun de s'exprimer en début et en fin de séance lors d'un tour de table. L'éducatrice et moi-même veillons à ce que la parole circule le plus équitablement possible.

B) Le premier tour de table

La structure des cafés philo n'a pas été établie d'emblée. L'idée de commencer et finir systématiquement par un tour de table s'est imposée peu à peu. L'intérêt de ces deux moments est que tout le monde va dire au moins un mot, une phrase, et cette phrase peut être essentielle.

Au début, nous utilisions divers moyens pour lancer le débat (extrait de film, chanson...). Mais les rapports de force propres à toute discussion amenaient certains à se faire trop entendre au détriment d'autres, qui parfois ne disaient rien du tout, malgré nos efforts. C'est en préparant le débat "Dieu, simple fable ou réalité ?", qu'il nous avait paru intéressant de commencer en posant tout simplement à chacun cette question à la fois courante et essentielle : "Croyez-vous en Dieu ?". Il était convenu que l'on répondrait d'abord par une courte phrase, puis que le débat permettrait de développer toutes les idées possibles. Nous avons vu ensuite combien ce moment était précieux. Par la suite, nous avons souhaité enrichir ce premier tour de table en formulant directement plusieurs pistes possibles qui dialectisent la question posée.

Depuis que nous avons adopté cette manière de faire les choses vont bien mieux : on peut toujours répondre à une question par une phrase, même quand parler est fatiguant, même quand on est timide, même quand on n'a pas d'idées. Les autres prennent toujours le temps nécessaire pour l'écouter.

Pendant les débats on n'est pas obligé de parler ; la présence de chacun a en elle-même une valeur forte, puisque l'écoute conditionne toute parole. Mais ces deux tours de table font entendre la voix de tous. L'idée est que chacun puisse se reconnaître dans l'une d'elles, mais surtout puisse aller de l'une à l'autre, comme on le fait dans une dissertation de philosophie, mais sans hiérarchiser les réponses, plutôt en les mettant en lien librement les unes avec les autres. La raison d'être de la dialectique, c'est bien la complexité du réel, que le débat permet de mettre en scène de manière privilégiée et authentique. Ces différentes pistes sont écrites sur l'affiche, on peut les lire et en identifier une comme la sienne, au moins pour commencer. Mon travail de professeur de philosophie consiste d'abord dans cette problématisation de la question, et dans la recherche de propositions suffisamment simples pour que les jeunes puissent facilement les reprendre à leur compte.

Lorsque chacun choisit "sa" phrase de début, on entend se répondre et se côtoyer plusieurs aspects de la réalité, telles que chacun la vit, mais enrichie par la présence de l'autre, qui choisit peut-être la direction inverse : c'est donc qu'elles sont légitimes ensemble. On se trouve alors pendant un moment dans cette belle situation que décrit Pascal dans ses Pensées comme étant l'aboutissement ultime de la réflexion : "Et même, à la fin de chaque vérité, il faut ajouter qu'on se souvient de la vérité opposée." (493).

C) Le dernier tour de table

"Se souvenir de la vérité opposée", c'est ce que permet le dialogue, non seulement de personne à personne, mais aussi de soi à soi. Parfois, la position choisie au départ n'est plus celle de la fin : la pensée est vivante, la philosophie vaut non comme résultat mais comme chemin, c'est là l'expérience vraie de la pensée. Chacun dit s'il a changé sa phrase ou la garde, mais même dans ce cas, il y a toujours mouvement : d'une certaine manière ce n'est plus vraiment la même puisqu'elle contient tout le dialogue qui vient d'avoir lieu, le "souvenir de la vérité opposée".

La réponse du dernier tour de table est souvent d'une grande force. Lors du café philo sur les rêves, chacun se positionnait définitivement sur l'une des trois possibilités : les réaliser, y renoncer, les transformer. Arrive le tour de Reine, jeune fille qui suit avec désinvolture et facilité une filière littéraire, longtemps déscolarisée pour des raisons sociofamiliales complexes. Parler est pour elle difficile en raison d'un bégaiement important, s'ajoutant à une maladie rare lui donnant une démarche entravée. Ses paroles, au rythme évidemment très lent, sont généralement empreintes d'un humour noir extrêmement provoquant, qui serait celui d'une adulte tournant en dérision toute velléité d'innocence. Au café philo, elle se tait souvent, parfois plaisante à sa manière spéciale; ce jour-là elle était sérieuse. Quand c'est son tour de répondre à "Que faire de ses rêves ?", elle dit simplement : "En avoir !". Tout est dit dans ces deux mots : et sur la profonde valeur humaine des rêves, et sur elle-même.

V) Le déroulé du débat

A) Le récit de soi : l'identité narrative

Nous l'avons précisé au début de ce travail : le but de la discussion n'est pas de parvenir à élaborer collectivement une analyse conceptuelle, comme on pourrait le faire en cours de Terminale, ou dans certaines DVDP. Il s'agit plutôt, pour chacun, de dire quelle est sa position personnelle sur la question, son choix existentiel propre. Il s'agit de parler de soi, non pas dans le but de livrer son intimité de manière indiscrète ou impudique, mais d'exprimer sa personnalité, ses valeurs, la conscience de sa propre existence, dans un dialogue bienveillant permettant un feed-back positif.

Nous nous sommes interrogés par exemple sur "Vouloir ressembler aux autres, est-ce forcément se trahir soi-même ?". Au cours de la soirée, Léo parle de son frère, de la joie à le prendre comme modèle (Léo est atteint du syndrome de G. de la Tourette, qui l'amène à être agité de mouvements nerveux violents et incontrôlables, ainsi que de cris puissants extrêmement fréquents, situation épuisante pour lui et socialement difficile). Irénée (grand jeune homme au physique irréprochable, dyspraxique et atteint de pathologie cardiaque), nous confie de lui une image désastreuse, proclamant sa nullité scolaire, physique, familiale, enragé de se dire sans valeur, contraire exact de son frère qui, lui réussit tout. Fierté identitaire, souffrance identitaire, recherche identitaire : nous sommes dans l'immense domaine de l'identité narrative à laquelle P. Ricoeur donne tant de place dans Soi-même comme un autre. Durant ces cafés philo, l'identité de chacun ne cesse de se dire et de se modeler en se disant, de se modifier, de se chercher, de se comprendre. Bien sûr, l'impact de nos discussions ne peut être que modeste, mais au moment où les paroles sont dites, il se passe quelque chose d'essentiel.

P. Ricoeur montre dans cet écrit quelle est "la contribution de l'identité narrative à la constitution du soi". Pourquoi et comment ? Il s'agit à travers ce récit de soi de mettre en lien "l'identité idem" (la "mêmeté") et "l'identité ipse" (moi-même en tant que je me reconnais dans des valeurs propres, dans des engagements personnels, dans une déclaration de foi en quelque chose). L'idem renvoie entre autres à "la couche de notre existence que nous ne pouvons changer, mais à quoi il nous faut consentir." Mais dans l'ipse, je peux librement répondre de moi-même, je peux m'inscrire dans un engagement identitaire. Comment faire le lien entre ces deux dimensions de l'identité qui s'entrecroisent et parfois se confondent, comment répondre à cette question qui est tellement présente dans la vibration de la jeunesse : "Finalement, qui suis-je ?". P. Ricoeur affirme que l'identité narrative qui s'exprime dans le récit de soi fait à ses semblables joue ici un grand rôle.

Dans le débat dont nous parlons, il n'a été question que de cela : tour à tour beaucoup ont évoqué leur lien avec leur handicap (imposé par la vie sans possibilité de refus), et la manière dont ils se construisaient en lien avec cette caractéristique qui les constitue sans qu'ils n'y puissent rien, mais dans laquelle ils savent aussi élaborer victorieusement leur identité. L'identité narrative, dit P. Ricoeur, permet "de dissocier l'identité du soi de la mêmeté du caractère". Quand par exemple Léo raconte son parcours de vie : "Ce n'est qu'à l'âge de sept ans que j'ai eu ce problème. Avant je voyais la vie comme : je me lève le matin je me couche le soir... Mais ce truc qui nous tient chaque jour, des fois je me dis que ça peut apporter une sorte de force, une force d'esprit... Si je l'avais pas eu, peut-être que je serais resté ignorant, j'aurais pas connu le monde comme je le connais, je serais pas ici, il y a des gens que j'aurais pas connus...". Dans ce récit de Léo, on voit comment l'ipse se détache de l'idem tout en l'acceptant et l'harmonisant à ce qu'il est profondément : l'identité narrative joue ce rôle de médiateur entre ces caractéristiques fixes (définies ici par le handicap) et ce "maintien de soi" qui permet de répondre fièrement "Me voici !" à la question : "Qui suis-je ?".

Irénée, lui, assoit son identité propre sur un refus catégorique de la valeur de ce handicap qui l'empêche d'être tout ce qu'il voudrait être : "J'aime pas les gens qui disent que le handicap rend plus fort ! La maladie ça fortifie rien du tout ! Si j'avais le choix entre avoir ça et être normal... Quand je vois des gens qui courent trois kilomètres, et moi, en trois secondes je suis fatigué...". Et il parle avec un apparent détachement de son "coeur pourri". Mais là aussi, il s'agit toujours de se trouver tout en se racontant aux autres, c'est la construction de l'identité qui est ici en jeu ; dire ce qu'on hait de soi c'est déjà une victoire sur l'adversité, à cause de la médiation du langage et de la valeur du dialogue.

Au cours de ces heures passées ensemble, je pense toujours à la phrase de Jung : "Le sens de mon existence est que le monde me pose une question, ou plutôt je suis moi-même une question posée au monde, et je dois fournir ma réponse, sinon je suis réduit à la réponse que me donnera le monde". Si nous, adultes encadrants, n'avons pas à coeur de les amener à y parvenir, il est certain que la vie d'après l'E.R.E.A. sera encore plus difficile, car ces réponses que "le monde" a prévu pour eux sont parfois très médiocres et décevantes. Ces moments d'échanges, si modestes soient-ils, ont pour cette raison une valeur inestimable.

B) L'écho philosophique

Au cours du débat, je vais apporter diverses références en lien avec les propos tenus, faisant philosophiquement écho à ce qui est dit.

Il est très important que cet apport se fasse après leurs paroles : jamais je ne pars de la philosophie pour susciter leurs idées, c'est toujours l'inverse. Cet ordre des choses est fondamental : il manifeste à quel point leurs propres pensées ont de la valeur, puisqu'elles peuvent s'harmoniser avec celles de Pascal, de Rousseau ou de Shakespeare (car il est important de ne pas faire appel qu'aux seuls philosophes, mais à toute la culture.). Au moment où nous parlons ensemble, l'essentiel vient d'eux, ce sont eux qui importent. Mon rôle de professeur de philosophie est de pouvoir assurer ce lien, et par là je suis aussi la garante de leur propre valeur intellectuelle.

Nous sommes dans la séance "Que faire de ses rêves ?". Barnabé parle de ce à quoi il a dû renoncer, à cause de son handicap (une forte dyspraxie et des T.O.C. importants) : être aviateur ou rentrer dans l'armée. C'est objectivement impossible. J'introduis alors la distinction freudienne entre le principe de réalité et le principe de plaisir. Mais son voisin va aller beaucoup plus loin, en lui répondant avec simplicité et empathie : "Oui c'est vrai, tu pourras jamais faire ça. Mais tu peux voir des gens qui le font, par exemple à la télé, tu peux les regarder, et ça fait du bien aussi, tu le vis un peu à travers eux". Immédiatement, je pense à Aristote dans l'Ethique à Nicomaque expliquant à la fin de son oeuvre "pourquoi l'homme heureux a besoin d'un ami" (Livre IX ch.8). Emerveillée de la sagesse et de la générosité de cette réponse, qui témoigne d'une profondeur de vue exemplaire, je leur explique l'idée d'Aristote : en tant qu'êtres humains nécessairement limités, nous ne pouvons agir continuellement, et de ce fait nous avons besoin pour jouir plus pleinement de la vie de profiter de l'action de l'autre, qui devient comme la nôtre parce que nous en retirons aussi un plaisir véritable, quand notre propre action n'est plus possible...

Lors du café sur "Vouloir ressembler aux autres", arrive le moment où je demande : "Mais alors, y a-t-il ou non quelque chose en nous qui soit nous-même depuis le début, en dehors de nos modèles, et qui nous définisse ?". Tristan s'exclame : "Le handicap, puisque finalement c'est là depuis le début !". Armel lève aussitôt la main et explique, avec cette élocution lente et malaisée propre aux personnes atteintes de paralysie motrice cérébrale : "Non, non, c'est pas le handicap. Ce qui fait qu'on est soi c'est... c'est le coeur, tout simplement". Il a 15 ans cette année. Cette fois je ne fais pas écho avec Pascal ou Bettelheim, je préfère laisser le silence qui suit honorer cette réponse.

C'est à cause de cette simplicité et ce naturel dans la pensée que cet écho philosophique est possible. Le café philo fait partie de ces moments où les jeunes, délivrés des normes scolaires, donnent le meilleur d'eux-mêmes et savent aller très loin : il n'y a plus qu'à les suivre.

C) "Devenir capable, être reconnu"5

Devenir capable et être reconnu, c'est ce que nous voudrions permette, le temps d'une soirée, et peut-être (nous l'espérons) davantage.

P. Ricoeur (2005), dans l'article qu'il nomme ainsi, explique comment le récit de soi implique évidemment l'autre, les autres, puisque "le discours s'adresse à quelqu'un capable de répondre, de questionner, d'entrer en conversation et en dialogue". C'est ce qui permet alors à l'identité narrative de s'ouvrir "sur la possibilité de raconter autrement et de se laisser raconter par les autres". Quand Irénée se décrit comme intellectuellement "au ras du sol", je ne peux que protester au nom de la connaissance directe que j'ai de sa grande intelligence en tant précisément que professionnelle de la philosophie ; j'inscris devant tous ce témoignage.

Dans cette "phénoménologie de l'homme capable", P. Ricoeur montre comment la capacité de se raconter est à rapprocher de l'imputabilité, c'est-à-dire de la capacité à répondre de ses actes, à pouvoir "s'attribuer une part des conséquences de l'action". Cette question de la capacité à agir et à se manifester comme tel est bien au coeur de la problématique du handicap, puisque celui-ci implique à des degrés divers une altération des capacités, et empêche de pouvoir inscrire librement dans le monde sa propre empreinte. C'est pourquoi les tours de table de début et de fin sont si importants, car chacun peut présenter son style propre, et parfois cette manière de se définir est comme une manière de s'engager ; et en cela leur pouvoir est intact. C'est bien ce qui se passe lorsque, à la fin de la séance sur "Je fais bien ce que je veux de mon corps !" Zoé conclut en disant (par son A.V.S.) "Je ne peux pas faire ce que je veux de mon corps, mais je peux apprendre à faire avec". Cette phrase est élaborée par quelqu'un qui ne peut plus ni parler, ni marcher, ni même fermer la bouche. Son indomptable volonté égale en puissance celle d'Epictète quand il dit dans ses Entretiens: "Si tu veux ce qui n'est pas à toi, ce qui es à toi est perdu" (XVIII, 19).

VI) Quelques moments du café philo : la liberté, une illusion ?

Voici quelques pour illustrer notre propos trois courts extraits de ce débat. L'un des moments les plus forts de la soirée est par ailleurs relaté par Ondine en annexe de cet article.

A) Une vive discussion s'engage sur la phrase de Zoé (partie de l'EREA) à propos du corps.

Tristan (Tristan est hyperactif et atteint d'une maladie neurologique affectant sa motricité, en particulier sa démarche) : "Cette phrase, elle a pas sa place ici ; elle est obligée de faire avec, c'est pas "je peux", c'est "elle doit", sinon elle fait plus rien ! Si elle a envie de continuer à vivre elle doit faire avec !".

Marianne (qui est paraplégique depuis trois ans) : "Ben non, moi par exemple, j'aurais pu avoir le choix de passer ma vie à me lamenter... Quand je suis devenue paraplégique, si je voulais je faisais rien, tout le monde faisait pour moi... je connais des gens à l'hôpital, ils passaient vraiment leur vie à se lamenter ! Du coup j'ai fait le choix de pas me lamenter et d'avancer... Donc voilà !".

B) Autre moment du débat : la question du regard de l'autre.

Léo : "Je pense que ceux qui nous voient mal, ces individus qui voient le malheur en nous, qui nous imaginent vraiment très malheureux, ils se disent qu'il n'y a plus d'espoir et tout, et en fait c'est eux qui n'ont plus la liberté de penser qu'on peut y arriver... donc au fond, je pense que c'est parce qu'ils le vivent pas, du coup ils ont un cran d'arrêt là-dessus et ils passent pas à autre chose...".

Tristan : "J'arrive mieux à marcher avec une personne qui accepte comment je marche que seul... même encore maintenant seul, je manque plus d'assurance que quand quelqu'un m'aide à regarder les autres, enfin, à vaincre leur regard plutôt... Je trouve que dans la manière dont les gens nous regardent, ça peut délivrer ou pas en fait...".

C) Au dernier tour de table

Tristan : "Moi je garde la même phrase "être totalement libre, j'y parviendrai !", je la garderai car pour moi la liberté, c'est la possibilité de faire un choix dans n'importe quelle situation en réfléchissant aux autres choix qui auraient été possibles, et c'est pour ça que pour moi c'est un défi et une bataille, qu'on mène tout au long de sa vie pour pouvoir y arriver, parce que faire un choix c'est dur d'en faire vraiment...".

VII) L'apéritif et le repas : boire, manger, rire

Cette dernière étape est précieuse, elle fait partie intégrante du café philo. Dans le même lieu, un apéritif et un repas vont permettre à tous de continuer les conversations de manière informelle et de commenter ce qui vient de se passer. Les jeunes valides et ceux de l'E.R.E.A. peuvent échanger et créer des liens. Le volume sonore et l'excitation générale nous donnent la mesure de l'effort fourni : il est considérable ! A ce propos, il faut souligner combien cet effort est exceptionnel, et témoigne du prix donné à la réflexion : Tristan peut rester concentré et assis pendant ces deux heures. Durant tout le café philo, les symptômes de Léo, pourtant spectaculaires, disparaissent.

Ce dernier moment n'est possible que parce que des soignantes accompagnent ceux qui en ont besoin. Manger des gâteaux et boire du coca n'est pas toujours simple.

Ce que nous célébrons dans cette dernière partie de soirée, c'est cette "bienveillance que suscite la rencontre de l'autre humain, mon semblable" ainsi que l'exprime P. Ricoeur dans son dernier article. C'est le lien social qui s'exprime ainsi, et c'est en cela que nos cafés philo ont une valeur démocratique, et qu'ils sont une manière de manifester concrètement la vertu d'égalité. Cette mutuelle amitié, au sens aristotélicien, s'exprime dans l'aspect festif de ce moment.

Conclusion : savoir voir l'excellence où elle est

Voilà donc ce qu'il me semblait important de partager avec des hommes de bonne volonté : faire connaître ces jeunes qui révèlent de manière si manifeste à travers les cafés philo leur conscience, leur profondeur et leur noblesse. Cela n'est pas étonnant, puisqu'ils ne font après tout que mettre en pratique lors de ces soirées cette phrase de Socrate face à ses juges ( Apologie, 38a) souvent élue comme étant leur préférée : "Une vie qui ne se met pas elle-même à l'épreuve ne mérite pas d'être vécue".

Annexe

Ondine est une jeune fille atteinte d'une très grave maladie neurologique dégénérative, qui l'empêche de se mouvoir et la fatigue beaucoup. Le lendemain du café philo elle écrit ceci sur sa page Facebook :


(1) L'E.R.E.A. de FLAVIGNY / MOSELLE est un établissement scolaire public unique dans le grand Est de la France. Il accueille des enfants, adolescents et jeunes adultes en situation de handicap physique et moteur ou de maladies invalidantes : tétraplégie, paraplégie, paralysie motrice cérébrale, autisme, dyspraxie sévère, épilepsie, traumatisme crânien, etc. Les élèves y reçoivent parallèlement un enseignement scolaire, les soins appropriés et les aides nécessaires à la vie quotidienne.

(2) Cité par Jalabert R., 2009, Cafés-philo : quelle élaboration individuelle et collective pour la pensée ? ,revue Diotime, n°39.

(3) Ricoeur. 1990, Soi-même comme un autre, Paris : Seuil. ; 5e et 6e études.

(4) Tozzi, M., 2012, Les nouvelles pratiques philosophiques - Répondre à la demande sociale et scolaire de philosophie, Lyon : Chronique Sociale.

(5) Ricoeur, P. (2005) Devenir capable, être reconnu, Revue Esprit, n°7.