Colloque de l'Unesco sur la Journée mondiale de la philosophie (19-09-2015).

Table ronde sur les lieux et langages de la philosophie

Table ronde sur les lieux et langages de la philosophie

Le 19 novembre 2015, au siège de l'UNESCO, la journée mondiale de la philosophie a été célébrée de manière tout à fait innovante et pertinente du point de vue du choix des thèmes traités et des questions soulevées.

A un moment particulièrement douloureux, qui faisait suite aux tragiques attentats du 13 novembre 2015 à Paris, faisant écho à ceux perpétrés à Beirut, Bamako et Tunis, la création d'un espace de dialogue sur les questions de la place et des formes possibles de la philosophie, entendue comme manière d'interagir avec le monde au travers du questionnement, de la recherche de sens et de la formulation d'interprétations, a été considérée de manière extrêmement positive et salutaire par l'ensemble des participants.

De 14 à 18h, onze philosophes, enseignants et artistes ont interagi entre eux, avec le public en salle et les participants en ligne qui pouvaient, de n'importe quelle partie du monde, suivre les débats et y réagir en direct en envoyant leurs commentaires et questions par mail et sur Tweeter et Facebook. Pour ceux qui n'ont pu suivre les débats, il est possible d'en télécharger le programme et d'en visualiser les enregistrements vidéo.

Trois grands thèmes ont été abordés lors de la table ronde:

  • la connaissance et diffusion de la pensée philosophique des cultures non-occidentales, notamment à travers les nouvelles technologies ;
  • la réflexion philosophique en dehors des lieux et des formats dans lesquels la discipline s'exerce traditionnellement ; et
  • la diversité des lieux et formes de l'enseignement et de l'apprentissage de la philosophie.

La Sous-Directrice générale pour les sciences sociales et humaines à l'UNESCO, Nada Al-Nashif, a introduit les débats et parlé du rôle que la philosophie peut jouer dans les débats publics, en l'invitant à être "instructive sans êtres tridente, prudente sans être détachée, pertinente sans être péremptoire".

Dans la première partie de la table ronde, Phinith Chanthalangsy (spécialiste du programme, Bureau de l'UNESCO pour le Maghreb), a parlé des motivations qui ont porté à la publication du Manuel de philosophie : une perspective Sud-Sud.La réalisation de ce manuel, expliqua-t-il, répond à l'engagement de l'UNESCO envers la création d'une solidarité politique et morale entre cultures et c'est à travers le dialogue entre les philosophes des différentes régions du monde, et les traditions et perspectives qu'ils incarnent, que le manuel participe à la consolidation de cette solidarité.

Rainier Ibana (université Ateneo de Manille, Philippines, président du Groupe de travail de la COMEST sur l'éthique environnementale) et Katherine Weber (Partnership Manager for UNESCO at Future Learn), ont approfondi le thème de l'adaptation de ce manuel à l'enseignement à distance et des conséquences du recours aux nouvelles technologies sur le rapport aux savoirs.

D'après Rainer Ibana, les nouvelles technologies induisent de nouvelles façons d'apprendre et le concept du webinaire peut se substituer au séminaire, en permettant un partage plus équitable des savoirs et une diffusion de nouvelles façons de penser et d'appréhender le monde. Dans certains contextes, a-t-il raconté, la vulnérabilité induite par les conditions de vie a déterminé une conceptualisation différente du rapport entre l'être humain et la nature, et ces approches philosophiques répondent au besoin grandissant que nous avons de repenser le lien qui unit l'être humain à son environnement. Le partage de ces connaissances au plus grand nombre ne peut qu'enrichir notre horizon conceptuel. C'est à ce propos qu'a été abordée la question des moyens de la diffusion de telles connaissances.

Katherine Weber a parlé des cours en ligne MOOC (Massive Open Online Course) comme d'une approche sociale au développement des connaissances, permettant aux apprenants d'interagir entre eux et avec les équipes d'éducateurs ou d'enseignants, d'apprendre à dialoguer et à façonner ensemble leurs savoirs.

Il a été, en outre, question de l'importance de favoriser le dialogue intellectuel et philosophique Sud-Sud et de faire connaître des traditions philosophiques issues des sociétés non européennes. A ce propos, Farida Chahreddine (enseignante et conférencière) a partagé un exemple concret d'enrichissement mutuel entre culture philosophique chrétienne et musulmane, au travers des échanges intellectuels entre le philosophe français Emmanuel Mounier et le philosophe marocain Mohamed Aziz Lahbabi. Le personnalisme de Mounier insiste sur l'urgence d'une réconciliation de l'être humain avec lui-même, c'est-à-dire avec sa dimension transcendante, qui le porte à dépasser son isolement, rencontrer l'autre et vivre un engagement communautaire. En cohérence avec cette approche, l'enseignement de la philosophie, affirmait Farida Chahreddine, ne peut être fécond que s'il permet de faire l'expérience de la rencontre et du partage avec l'autre, il ne peut se contenter d'être dispensé sur le seul plan théorique.

La suite des débats a attesté qu'hors des livres et des salles de classe et de conférence, un dialogue philosophique riche et constructif pouvait naître et qu'il était donc essentiel de dépasser les barrières disciplinaires et de repenser les lieux du partage des savoirs.

De fait, le deuxième temps de la table ronde a porté sur la multiplicité des langages de la philosophie et leurs implications. Au travers d'approches différentes, les intervenants ont soutenu que la réalité ne pouvait être appréhendée sous sa seule forme conceptuelle pour engendrer du sens et s'incarner dans la pratique sociale et que la participation sensible était indispensable à l'expérience même de la connaissance.

Mériam Korichi (philosophe, dramaturge, metteure en scène et écrivaine) a témoigné de son expérience de "mise en scène" de la philosophie au travers de parcours artistiques et intellectuels au cours des Nuits de la philosophie qu'elle a contribué à organiser dans différentes villes du monde. Le but des Nuits de la philosophie, nous a-t-elle dit, est de sortir la philosophie des universités, la décadrer, la déplacer, sans pour autant toucher à la qualité de ses contenus, permettre à la philosophie de retrouver son sens en s'exposant et susciter la perplexité et l'étonnement qui sont à l'origine de la prise de conscience cognitive. Ce fut aussi l'occasion d'annoncer la prochaine Nuit de la philosophie, qui se tiendra à l'UNESCO du 18 au 19 novembre 2016.

Pietro Montani (professeur d'esthétique à l'université de Rome La Sapienza) a parlé de la manière par laquelle les nouvelles technologies numériques définissent et orientent nos expériences cognitives et pragmatiques. Partant du postulat que l'expérience des sens est un aspect essentiel de l'expérience humaine et que l'être humain est naturellement porté à se prolonger dans les artefacts techniques, il a soutenu l'importance d'établir un programme d'éducation interdisciplinaire "techno-esthétique".

Michela Chiara Borghese (musicienne, pianiste, membre du Duokeira piano duo et philosophe) est intervenue à propos des concepts de relation et dialogue en se basant sur les travaux menés par M. Buber, J. A. Abreu et C. Abbado et sur l'exemple de la pratique orchestrale, soutenant que seule une profonde sympatheia, en faisant de la singularité la composante d'une relation, pouvait permettre de saisir ce que l'individualité isolée ne peut pas atteindre. En ce sens, la "comparticipation" doit être considérée comme un élément clef de la connaissance.

Pour finir, Leena Eilittä (membre de la FILLM - Federation for Modern Languages and Literatures - et représentante à ce titre du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines, professeur de littérature comparée à l'université de Tampere, Finlande), a partagé ses connaissances au sujet du rôle tenu par la philosophie au cours de l'histoire dans les oeuvres littéraires. Comme elle a tenu à le souligner, la lecture d'un roman peut être vécue comme une expérience de la pensée. Le fait de s'identifier à un personnage de fiction est une façon d'entrer dans l'esprit du personnage et d'en partager l'expérience, ce qui de fait, soulève des questions d'ordre philosophique.

Durant le troisième temps de ces débats, qui a porté sur les formes de transmission et d'apprentissage de la philosophie, les invités ont contribué à une réflexion riche d'implications sur le plan de la pratique pédagogique.

Angélique del Rey (enseignante en philosophie et écrivaine) est partie de son expérience d'enseignement, notamment dans un centre de postcure pour adolescents, pour partager sa pratique et sa réflexion sur les questions de l'utilité de l'enseignement de la philosophie, de la contextualisation du questionnement, de l'ancrage de la réflexion et du positionnement à adopter face aux exigences des jeunes. "Territorialiser"la transmission est indispensable pour permettre aux élèves d'être acteurs de leurs questionnements, a-t-elle affirmé, et cela demande de partir de l'expérience et de passer par la pratique, d'inclure l'enseignement, par exemple, à l'intérieur d'un projet qui permette de le contextualiser.

Didier Deleule (professeur émérite de philosophie comparée des sciences sociales à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense) a permis d'explorer les modes de diffusion de la pensée philosophique et les différentes formes assumées par celle-ci, du dialogue au Traité en passant par la correspondance, l'essai, l'aphorisme, la poésie jusqu'aux techniques nouvelles d'aujourd'hui. Les philosophes, selon lui, ont toujours cherché à adapter leur style au public auquel étaient destinés leurs discours et les nouvelles technologies n'ont fait que prolonger et amplifier ce qui se faisait déjà sous d'autres formes. Ce qui n'avait pas encore été pratiqué et représente une véritable nouveauté dans le domaine de la transmission est l'enseignement de la philosophie aux enfants.

A ce propos, Claire de Chessé (présidente de Philolab et chargée de projet au sein de l'association PbSolving Lab) a présenté la chaire UNESCO, en cours de création à l'université de Nantes sur la pratique de la philosophie avec les enfants. Selon elle, les philosophes n'auraient pas à craindre que cette pratique détériore leur discipline. De même que la musique n'est pas avilie par un enfant qui fait ses premières gammes, la philosophie ne peut l'être par un enfant qui apprend dès son plus jeune âge à développer son esprit critique. Elle a en outre décrit le rôle et les activités de Philolab et parlé de son expérience d'organisatrice d'un club philo dans un quartier prioritaire, au sein duquel les jeunes sont invités à animer eux-mêmes les ateliers philo à destination des autres habitants du quartier.

Les échanges ont été riches et surtout encourageants au regard de la vivacité et perspicacité dont fait preuve la réflexion philosophique lorsqu'elle implique les différents acteurs d'une société et reste en dialogue avec les réalités qui l'entourent.

Il s'agit moins d'un processus de vulgarisation de la philosophie que d'une ouverture et diffusion de celle-ci, comme l'a souligné Mériam Korichi, une diffusion d'idées, d'images et surtout de pratiques philosophiques car, pour reprendre les propos d'Angélique Del Rey, avoir accès aux contenus conceptuels de la philosophie n'est pas suffisant, il est nécessaire de faire l'expérience du dialogue, de la rencontre et de la confrontation pour développer sa pensée et son esprit critique.

La Nuit de la philosophie qui se tiendra à l'UNESCO du 18 au 19 novembre sera, à ce propos, un exemple concret du déploiement de la philosophie sous de nombreuses formes tant artistiques que conceptuelles au travers de rencontres, débats, lectures, projections, concerts et performances artistiques qui permettront à un très vaste public de vivre l'étonnement, le questionnement, l'émerveillement et la réflexion.

Permettre à tous, y compris aux plus jeunes, de s'interroger, découvrir de nouvelles façons d'appréhender la réalité et développer leur pensée est ce qui a motivé l'UNESCO à officialiser la création d'une chaire à l'université de Nantes sur "La pratique de la philosophie avec les enfants : une base pour le dialogue interculturel et la transformation sociale".

Outre la question des publics et des formes de la philosophie, celle de la diffusion des différentes traditions et perspectives philosophiques a aussi été abordée lors des débats. C'est en réponse à la marginalisation de certaines cultures philosophiques que le Manuel de philosophie : une perspective Sud-Sud a été publié par l'UNESCO et qu'il a été question des moyens d'en faire un outil pédagogique sérieux, passionnant et facilement accessible aux personnes qui voudraient, de chez elles ou dans un établissement de formation, découvrir la richesse de traditions philosophiques encore peu connues.

Cet après-midi de débats à l'UNESCO a donc stimulé le partage de nombreuses expériences et initiatives, démontrant qu'une étroite collaboration entre acteurs du monde académique, pédagogique et social est indispensable à rendre la philosophie féconde, pertinente et inclusive.

Une mission que l'UNESCO s'engage à poursuivre, celle de rassembler des acteurs pertinents pour débattre et faire émerger des idées constructives, car seule une philosophie éclairée et lucide, perméable et généreuse, prenant part aux transformations sociales sans chercher à produire de solution immédiate, est capable d'identifier les questions pertinentes, d'appréhender la complexité et d'orienter l'action en la fondant sur une réflexion composite et cependant cohérente.