Bilan des enseignements d'exploration de seconde en philosophie - littérature (année 2013-2014)

Analyse de la pratique enseignante

Objectifs

Les objectifs sont :

  • La sensibilisation au questionnement philosophique, et le développement de premières compétences en ce domaine. Il s'agit clairement de faire pratiquer le philosopher, de manière individuelle et collective.
  • La découverte du champ et de rudiments de culture philosophique.
  • L'éducation au regard et à l'analyse cinématographique comme objet culturel.
  • Le développement de compétences d'analyse, tant littéraires que philosophiques.
  • Permettre aux élèves de choisir leur filière, notamment littéraire, dans une moindre ignorance des exigences philosophiques (objectif d'orientation).
  • Travailler un rapport à l'écrit liant réflexion et écriture : quelles traces de cours ? Qu'est-ce que penser à l'écrit ?

Quelle pratique proposée ?

J'ai travaillé cette année avec mes cinq classes de seconde le même film : Spartacus de Kubrick (1961). La progression s'est effectuée de manière très lente, car aux 2/3 de l'année, nous en étions à la moitié du film de trois heures. Le choix d'une hyper-analyse, scène par scène, puis1 séquence par séquence a été effectué. Au visionnage de la scène succède une réflexion collective précisant la compréhension de la scène et ses enjeux tant narratifs qu'intellectuels au sens large. Une prise de note des traces est organisée ensuite, pour les classes qui ne sont pas encore capables d'une prise de note autonome (une très grande disparité demeure entre les élèves et entre les classes).

La dissociation du récit d'une part, de l'analyse d'enjeux narratifs, historiques et d'un questionnement philosophique d'autre part, est recherchée dans la systématisation de routines. Une prise de notes de cours conséquente est organisée, afin de permettre aux élèves d'expérimenter la différence entre des échanges à bâtons rompus, dans une sorte de "ping-pong" intellectuel, et la reprise dans un discours élaboré qui s'installe dans une langue écrite, et synthétise, complexifie, problématise, voire interprète, ce qui n'avaient été que des remarques éparses lancées au fil des idées.

Ce passage d'une culture des échanges oraux (qui n'a aucune évidence au départ pour certains élèves ou certaines classes, puisqu'il suppose d'abord une écoute de l'autre, et un renoncement à "donner son avis" comme s'il s'agissait d'un trésor rare), à une pensée dans et par l'écriture, qui est certainement l'un des objectifs propres au lycée, nécessite à mon sens insistance et exigence, pour que puissent se construire des habitudes ; mais il fonctionne, de manière très différenciée selon les classes, comme un obstacle à l'entrée dans l'activité. Pour deux classes sur cinq, le manque d'intérêt évident pour des Enseignements d'exploration et /ou d'une discipline qui n'existe pas dans la classe de seconde d'ordinaire, conduit à une déflation de la parole collective : personne ne semble s'autoriser à briser une "loi du silence" - concernant uniquement la coopération aux objectifs du professeur, car à la moindre hésitation ils se lancent dans des discussions/disputes avec leurs camarades, ce qui en fait des classes relativement épuisantes. Du coup, pour éviter la dispersion conséquente de ce refus de travailler, j'ai accru le dispositif d'écriture, ce qui leur est apparu comme rébarbatif, au point de ne permettre à aucun d'entrer dans le sens de l'activité. Le cours se déroule de manière tendue, et rares sont les séances où ils acceptent d'entrer dans une discussion de ce que le film propose comme réflexion, et ce de moins en moins souvent au cours du développement de l'année. Il apparaît donc que dans ces classes difficiles - comme il y en a tous les ans - je n'ai pas su construire les conditions d'une entrée dans l'activité intellectuelle émancipatrice qui était visée. Les enjeux et objets intellectuels sont appauvris avec ces élèves qui semblent de ce fait exclus du jeu intellectuel auquel il s'agissait de les convier, en le leur faisant expérimenter de manière à la fois plaisante et exigeante. C'est certainement un échec pédagogique à méditer, comme nous y invite leurs réponses au questionnaire, et les discussions générées lors du retour que je leur en ai fait (vous m'avez dit des choses, je vous restitue cette parole que m'avez confiée, pour que vous sachiez ce que vous avez dit).

Pour trois classes sur cinq, à l'inverse, l'intérêt d'un groupe d'élèves (voire d'une majorité) qui semble avoir saisi qu'il se joue un rapport au savoir différent, rend le cours vivant, voire instaure une véritable réflexion collective, qui lui fait véritablement jouer son rôle de dynamique de construction de savoir (auto-socio-construction de savoir) dans un échange où se confrontent les compréhensions, les interprétations et les éléments d'analyse. La dimension philosophique est souvent davantage portée par l'enseignant, mais comment pourrait-il en être autrement ? Dans ces classes, les traces de cours "dictées" pour récapituler et élaborer les discussions ont laissé place à des prises de notes plus ou moins spontanées, rendant même parfois plus difficile la réflexion collective (quand est-on en recherche, en tâtonnement, et quand est-on en stabilisation de sens, d'interprétation ou d'un questionnement validé et élaboré?). Cette différence de rapport au savoir exploratoire est saisissante, et invite à questionner le dispositif de manière plus fine pour essayer de comprendre ce qui s'y joue, d'autant que les résultats d'évaluation, toujours qualitatifs - et ne donnant pas prise à une comparaison, donc à un classement possible - valide cette différence entre ces deux groupes de classe. Dans le premier, quasiment personne n'était entré dans une démarche analytique au milieu de l'année, alors qu'une forte proportion du second groupe avait engagé l'analyse, voire s'y trouvait dans son élément.

Travaux écrits

Compte tenu du nombre d'élèves dont j'avais la charge cette année (près de 270), le nombre d'écrits corrigés est limité. Les élèves de seconde auront travaillé sur des récits de suite et de fin de film, sur des analyses de scène et sur des analyses de personnages. Un travail récapitulatif final est proposé. L'ambition est de proposer des écrits qui spécifient la démarche analytique et le questionnement réflexif spécifique de la philosophie. Il s'agit tout autant de leur permettre l'entrée dans un univers réflexif que de développer réellement ces compétences d'analyse. Des questions ouvertes d'analyse et de questionnement ou réflexion les invite à explorer ces domaines, et leur proposent des corrigés qui les autorisent à se guider sans leur imposer de carcan ou de cadre trop étroit. Il s'agit de leur faire explorer la culture de l'analyse à travers un objet culturel courant pour eux, et des mythes hollywoodiens aisément transférables. Le travail écrit sert moins à juger un niveau acquis, qu'à entrer dans la démarche formative en permettant de prendre conscience de ce qui est demandé après s'être confronté à la difficulté, et de mesurer l'écart entre récit et analyse.

Évaluation et perspectives

Le premier enseignement est que ce dispositif apparaît pertinent en seconde. Il permet de jouer son rôle d'une éducation au regard, dont de nombreux spécialistes des questions d'image et d'éducation rappellent qu'elle est souvent un angle mort de l'éducation scolaire. Si la "culture numérique" des jeunes générations est le plus souvent visée, il ne faut pas négliger l'éducation aux images, omniprésentes et très rarement décodées pour elles-mêmes. De ce point de vue, certains élèves confient ne plus regarder un film de la même manière, chercher la manière dont on les fait penser en le construisant ainsi, et on peut espérer que cette acuité critique sensible vaut pour tous les domaines d'expérience sensible et intellectuelle, qu'elle constitue même une pierre dans la construction de ce que Jacques Rancière nomme le partage du sensible (articulation sensible-intelligible de ce qui est visible et invisible, pensable et impensé). De ce point de vue, il me semble important de poursuivre l'expérimentation, y compris pour en varier les approches et en corriger certains travers.

En ce qui concerne l'objectif, il s'agit de donner à goûter au questionnement philosophique, même diffus, afin d'en montrer la pertinence mais également les exigences. Pour les enjeux de construction de compétences et de rapport à l'écrit, le bilan reste limité. Mais j'ai envie de poursuivre après la seconde, y compris de manière différente, avec des perspectives de développement de compétences en terminale, instrumentalisées pour l'examen. J'ai constaté un aboutissement, une maturation lente, des perspectives heuristiques, quoiqu'ambivalentes : le cours de philosophie perd de sa saveur pour la plupart qui demande à ce que tout soit traité en film, ce que rejettent parfois les plus scolaires, qui demandent leur nourriture spirituelle textuelle, et craignent sans doute de payer à l'examen les choix pédagogiques de l'enseignant. Pour certains élèves, cette introduction a toutefois eu certains effets "pervers", en ce sens qu'ils se sont sentis autorisés à ne pas faire de philosophie en terminale, comme s'ils avaient goûté et pas "aimé" ou apprécié, et étaient autorisés à ne pas essayer de s'y confronter en terminale.

Comment rendre cette exploration moins discriminante ? Comment ne plus valider les pronostics inégalitaires, et les "destins scolaires" tracés depuis le collège (ou même avant) ? Comment permettre d'accrocher ceux que l'école accroche le moins ?

Comment travailler la spécificité du rapport à l'écrit que doit développer le lycée, sans les assommer avec l'écrit ? Il est d'usage en philosophie de le déléguer aux enseignants des autres disciplines, et de se plaindre en terminale que les acquis réflexifs et la maîtrise de la langue comme de la réflexion écrite manquent.

Compétences travaillées et développées

Il me semble tout à fait intéressant de différencier d'une part les compétences que nous avons travaillées en classe devant eux, que nous avons exploré avec eux, et d'autre part les compétences que nous leur avons fait travailler et que nous avons évaluées, que ce soit à l'écrit ou à l'oral.

Je propose donc deux séries de critères : travaillé à l'oral, versus objet d'écrit ; et évalué versus non évalué. "A l'oral" désigne la réflexion collective, ou à défaut dans les classes silencieuses, résistantes, dans la démarche insistante de l'enseignant de dégager cet aspect, de manière répétée. "A l'écrit" désigne ce qui vient renforcer et compléter le processus de réflexion collective oralisé, par un écrit ouvert des élèves (cela n'inclut pas les traces qui sont gardées du cours). Aucun écrit collectif n'a été réalisé cette année, donc l'écrit individualise systématiquement.

"+/-" indique "plus ou moins", signifiant soit variable d'une classe à l'autre, soit un travail inabouti, i.e. effectué mais pas toujours conscientisé et explicité pour les élèves.

Compétences Oral Écrit Évalué Non évalué
Écouter x     x
Prendre la parole en public x     x
Raconter
Raconter et décrire de manière pertinente (un personnage, une scène) x x   x
Imaginer un écrit inventif de situation, projetant un imaginaire ; qualité de la langue du récit   x   x
Faire sens
Repérer (sensibilité aux) les détails signifiants ou affectifs x x   x
Comprendre une scène x x    
Interpréter une scène x +/- +/-  
Argumenter +/-     x
Analyser
Analyser une scène x x x  
Analyser un personnage x x x  
Analyser le traitement d'une notion ou d'un concept dans le film + - x  
Questionner et problématiser
Se questionner x     x
Construire un questionnement soulevé dans la scène. x +/- +/-  
Relever les ambivalences, les contradictions ou paradoxes d'une situation. x     x
Problématiser une situation x +/-   x
Conceptualiser
Définir un concept x     x
Varier les approches d'un concept x     x
Réfléchir
Réfléchir au film comme objet de pensée x x x  
Réfléchir à ses propres émotions ou réactions vis-à-vis du film x x x  
Réflexivité sur le dispositif formatif lui-même : ce n'est plus l'élève qui est évalué, c'est lui qui évalue la formation proposée par l'enseignant, ou le dispositif collectif. x x x  

Bilan des élèves

Le bilan final sera effectué après analyse des travaux finaux.

Plus d'une cinquantaine d'élèves sont intéressés par continuer, de manière inconditionnelle ou conditionnée. Une dizaine hésitent à poursuivre l'an prochain. Une demande de philosophie a émergé en première, et c'est un bilan intéressant, même s'il faudra l'analyser...

Il serait intéressant de travailler en demi-groupe classe, sur la moitié de l'année, afin de favoriser la prise de parole et la construction d'un rapport à la discipline, l'implication dans la réflexion collective.

Quelles pistes ?

  • Affiner la démarche, notamment le rythme pour pouvoir travailler deux films.
  • Un rapport à l'écrit moins prégnant, avec des traces plus réduites, et une construction sur l'ENT prof/élèves, pour préparer les révisions des DS/DM.
  • Des écrits d'élèves plus nombreux, et portant sur davantage de compétences.
  • L'introduction de démarches de pédagogies plus actives dans la construction de savoirs : par exemple procès, colloques...
  • Introduire des modalités de travail collectif à l'écrit.
  • Entamer une collaboration interdisciplinaire, notamment dans la seconde "travailler autrement".
  • Peut-être ouvrir à d'autres objets que le film, notamment dans la seconde "travailler autrement".

Annexe - Questionnaire de fin février 2014

EdE Philosophie - Littérature

Le questionnaire a été fait après la moitié du film, qui temporellement se situait au deux-tiers de l'année, au moment des Conseils de classe du second trimestre. Ce fut une manière d'accélérer, et d'insister sur la trame et les enjeux, maintenant que la démarche avait été patiemment défrichée, et mise en place.

Nom & prénom :

Classe :

1/ Que pensez-vous de ce cours ?
Expliquez pourquoi ?
2/ En quoi est-il formateur pour vous ?
Expliquez pourquoi ?
3/ Souhaitez-vous poursuivre l'an prochain ?
Sous quelle forme ? Expliciter

Le retour des élèves à la question 1

Je n'ai pu réellement travailler à ce jour que la dernière question du questionnaire : "Souhaitez-vous poursuivre l'an prochain l'exploration de la philosophie ? Sous quelle forme ? Expliciter votre réponse". J'ai obtenu 152 réponses sur les cinq classes questionnées. On peut présenter sous forme de tableau les réponses aux questions.

Classes 2e5 2e6 2e7 2e12 2e4 Total
Élèves souhaitant poursuivre la philosophie en première :

- en première littéraire
- dans une autre première
- réorientation en filière professionnelle


2
8 ?

0


8
9
1


3
11
1


7
5
55/152
dont
20
33
2
Inconditionnellement 3 0 6 7 5 21
Sous condition :            
- poursuivre la démarche de ciné-philosophie : 0 0 2 2 1 5
- explorer autre chose : 7 0 8 5 6 26
Élèves hésitant   1 2 7 1 11/152
Élèves ne souhaitant pas poursuivre en classe de première : 21 26 15 12 11 85/152
Non réponse     1     1/152
Total de réponses par classe 31 27 36 34 24 152

Remarques et éléments de lecture du tableau, et sur le questionnaire

  • En seconde 4 et 6, il y avait beaucoup d'absents ce jour là ; en voyage scolaire en seconde 4 avec les correspondants italiens, et du fait que l'EdE Philosophie littérature était le seul cours de la matinée, du fait de l'absence d'un collègue. Les classes excèdent toutes 30 élèves.
  • Un grand nombre des élèves de seconde 5 n'ont pas répondu quant à la filière désirée, d'où l'interrogation sur le choix de première. Il faudrait sans doute reprendre le questionnaire au regard des fiches du conseil de classe de second trimestre (contemporain du questionnaire).
  • Il a été difficile de classer certaines questions, qui commençaient en "pourquoi pas", et se poursuivaient par un argumentaire semblant exprimer une demande de philosophie. D'où la rubrique sur l'hésitation.
  • Parmi ceux qui souhaiteraient continuer en première, certains ont précisé à quelles conditions, ou dans quel contexte. Pour poursuivre sur un objet cinématographique, ou surtout pas. Dans ce dernier cas, ils expriment une demande philosophique : soit travailler sur des textes philosophiques, soit sur des notions ou des phrases philosophiques ; soit encore en précisant des modalités : faire des débats ou des discussions, ou en demandant explicitement une préparation à la classe de terminale, dans une forme plus scolaire. Certains de ceux comptabilisés comme sans condition hésitent entre différentes formes : autre chose, ou tout aussi bien le cinéma.
  • Certains élèves ont demandé si c'était anonyme, et souhaitaient que cela le soit. En raison de la dernière question, je préférais que cela ne le soit pas.
  • Quelques rares élèves disent vouloir aller en filière littéraire pour faire de la philosophie. L'exploration semble avoir jouer son rôle en ce qui concerne leur orientation.
  • Certains voudraient poursuivre, mais avec davantage d'heures en première : 2 ou 3 heures (ils sont 4 en seconde 7 à le réclamer, aucun dans les autres classes).

Il reste à faire l'analyse du caractère formateur de l'Enseignement d'Exploration, ainsi que de ce qu'il invite les élèves à penser : "que pensez-vous de ce cours ?".