Le plaisir de travailler ensemble en cycle 3 à travers les ateliers de philosophie - Compte rendu d'une expérience

Introduction

L'intention première de cette expérience n'était pas de faire de la philosophie pour faire de la philosophie, mais d'utiliser ces ateliers de philosophie pour développer une capacité à travailler en groupe dans la classe et à comprendre toute la richesse de la dynamique que peut générer, pour peu qu'on joue le jeu, ce travail de groupe.

Il se trouve que la pratique des ateliers de philosophie a effectivement permis aux élèves, comme à l'enseignante, de prendre plaisir à travailler ensemble. C'est l'objet de ce compte-rendu d'expérience pédagogique.

Dans un premier temps nous allons présenter ce que nous avons mis en place dans la classe. Puis dans un second temps, nous exposerons le retour des élèves sur cette pratique.

I) L'atelier philo : une technique ?

Fondée sur le respect de la personne, l'atelier vise à permettre à tous les élèves de faire l'expérience irremplaçable d'être à la source de leur pensée, d'oser explorer cette pensée, bref de s'autoriser à penser. Dans un cadre rassurant, les "ateliers philo" permettent à chacun des élèves de s'exprimer et d'éprouver le sentiment d'appartenir à une société humaine en construction parce qu'ils la pensent ensemble : des émotions aux mots puis aux idées, ce sont les étapes naturelles de la construction de la pensée chez l'enfant. La confrontation avec les arguments de leurs pairs développe en eux l'écoute, le goût de l'effort à comprendre et à changer de point de vue avec empathie, la capacité à structurer sa pensée. Le questionnement, l'investigation et la concentration développent en eux l'estime de soi et la reconnaissance par leurs pairs ; le sentiment d'avoir la parole "pour de vrai" renforce les liens communautaires.

Le professeur émérite et spécialiste de la philosophie avec les enfants qu'est Michel Tozzi partageait sa méthode avec nous lors des journées philosophiques de l'UNESCO en novembre 2012. Pour lui, il n'y a pas de préalable pour commencer à réfléchir : "tout enfant peut commencer à réfléchir quand il commence à parler, puisque parler c'est déjà donner forme au monde" ...

Les Discussions à Visées Démocratique et Philosophique (DVDP) sont le moyen essentiel de l'apprentissage de la pensée autonome. Démocratique, quant à leur forme : pour répondre au besoin institutionnel d'échanger et débattre, on nomme un président de discussion qui distribue la parole, un secrétaire qui prend en note les arguments du débat, un reformulateur, des philosophes et deux observateurs qui vérifient que chacun remplisse son rôle de manière attendue : "L'enseignant n'intervient pas sur le fond mais sur les exigences philosophiques : mettre en oeuvre un certain nombre de processus de pensées qui sont autant d'exigences intellectuelles comme apprendre à poser des questions, apprendre à définir des notions conceptuelles, apprendre à argumenter ce que l'on dit".

Les DVDP sont pour lui un outil privilégié pour développer l'estime de soi des élèves, notamment ceux qui sont en difficulté scolaire, car ils s'investissent dans le projet et prennent plaisir à penser en groupe avec leur communauté de recherche. C'est dans cette perspective que nous avons mis en place dès cette rentrée de janvier nos premiers ateliers philosophiques : en toute modestie, car je ne suis pas spécialiste ni philosophe ; avec crainte car je ne désire pas ouvrir la boite de Pandore et assister à des règlements de compte ; mais surtout avec le très grand espoir de la parole libérée : libérer les citoyens constructeurs de savoirs qui sommeillent en mes élèves de cycle 3.

II) Dispositif

Le terme dispositif désigne ici l'ensemble des paramètres et variables pédagogiques (atmosphère), didactiques (méthodes d'apprentissage) et technologiques (supports d'études et activités) qui composent une séance.

A)

La première discussion s'est lancée spontanément : afin d'introduire le fait de travailler et vivre ensemble et d'instiller le principe de l'entraide (notamment avec un élève en grande difficulté), nous avons commencé la lecture en feuilleton du livre de Jean-Luc Luciani, Le jour où j'ai raté le bus, relatant la journée d'un enfant autiste perdu dans la ville de Marseille et interprétant le monde avec les angoisses et hantises propres à son handicap. Vint spontanément la question : "Qu'est-ce que le handicap ?". Avec toutes les autres : "Si on est sourd, on est handicapé ? Oui mais Sandy (Nom anonymé)) a un appareil et donc elle entend tout, est-elle en situation de handicap ? Les athlètes sans jambes qui courent, sont-ils handicapés ?" Ce fut le jour où j'ai oublié de "faire la classe" pendant une heure, et c'est la classe qui a construit ses valeurs de respect et d'entraide devant leur enseignante abasourdie mais conquise.

Il s'agissait alors de pérenniser cet apprentissage à la collaboration citoyenne.

Une séance introductive a pu permettre de préciser les objectifs et surtout l'attitude à tenir dans un tel atelier (écoute, respect des propos avancés, essai de justification, non-discrimination). Les réponses binaires (oui-non) seraient bannies. Chaque réflexion devrait avancer des éléments de réponse. La prise de parole serait autorisée par la circulation du stylo de parole. Celui qui ne l'avait pas ne pourrait pas s'exprimer.

Une information fut envoyée aux parents, requérant leur accord signé pour que je puisse enregistrer leurs enfants : elle permit d'expliciter les objectifs et de lever d'éventuels malentendus.

J'ai annoncé à la classe que dès la semaine suivante et à des moments réguliers, elle allait réfléchir collectivement sur des sujets en rapport avec ce qui touche à la vie, à la condition des hommes depuis toujours. Restait à définir le cadre et les règles de cette discussion. Je me suis appuyée sur les préconisations de Michel Tozzi quant à la prise de parole, sa régulation, sa non obligation, l'attitude d'écoute et la prise en compte de l'idée d'autrui pour rebondir, etc. Il était important de préciser que les réponses ne sont pas "vraies" ou "fausses", mais recevables par le groupe dès lors qu'elles sont justifiées et argumentées.

B) Quels sujets ?

Au départ, les sujets furent imposés, dans le but de développer la collaboration, et non mis dans une "boite à philo" à la disposition de la classe, outil que l'on a pu adopter par la suite lorsque les élèves ont commencé à être éduqués à la citoyenneté et au débat philosophique. J'ai commencé par quelques fiches "atelier philo", dérivées inexorablement vers notre thème : "et quand on travaille en groupe" ?

1/ La violence : qu'est-ce que la violence ? Est-ce que c'est forcément taper ? Une insulte est-elle une violence ? Peut-on traiter quelqu'un de "bête" ? À quoi sert la violence ? Pourquoi l'on s'en sert ? Est-ce que ça vous plaît quand on vous crie dessus ? Défense et attaque : a-t-on le droit de se défendre si on se fait attaquer ? Comment ? Si je vous gronde, est-ce une attaque ? Si je vous punis ? etc.

2/ L'intelligence : Pour vous, être intelligent, c'est savoir réciter sa leçon ? Est que mémoire et intelligence c'est pareil ? Est-ce qu'on est bête si on a de mauvaises notes ? Est-ce qu'il y a plusieurs types d'intelligence ? Scientifique ? Est-ce qu'un artiste est intelligent ? cf. Einstein qui n'avait pas de bonnes notes à l'école : c'est quoi le génie ? C'est communiquer ? Intelligence ou stratégies ? Solutions ou imagination ? Intelligence et préjugés ? Qu'est-ce qui prouve qu'on est intelligent ? Dr House est-il intelligent ? Pourquoi travaille-t-il en groupe ? ...

3/ La différence : C'est un problème ? C'est grave ou ce n'est pas grave ? Il y en a qui gênent ? Et si on était tous pareil, ça vous plairait ? On peut arriver au même résultat avec une méthode différente ? Y a-t-il des choses qu'un garçon puisse faire et pas une fille ? Qui est-ce qui commande ? Ça vous gêne les garçons qu'une fille ait raison ?...

4/ La souffrance : erreur, échec ou réussite ? Qui va leur dire qu'ils se trompent ? Est- ce que les parents peuvent se tromper ? Peut-on toujours être de bons parents ? Si les parents ne s'entendent pas, est-ce la faute des enfants ? Pourquoi les parents ne s'aiment plus ? Quand il y a des problèmes à la maison, alors l'enfant aussi doit être malheureux ? Si tes parents sont malheureux, tu dois l'être aussi ? Qu'est-ce que la compassion ? L'empathie ?

5/ Travailler ensemble : Qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi ? À quoi ça sert. Est-ce que ça vous plaît?? C'est un jeu ou du travail ? Est-ce que le plaisir peut être du travail ? Travailler ensemble, ce n'est possible qu'avec des amis ? Est-ce qu'on peut travailler avec des gens qu'on n'aime pas ? Et dans le sport, qu'est-ce qu'une équipe ? Est-ce qu'il faut un chef ? Un chef et des esclaves, c'est du travail en groupe ? Est-ce que travailler avec d'autres c'est obéir ? C'est grave de ne pas être d'accord ? C'est celui qui parle le plus fort qui a raison ? Celui qui a les meilleures notes en général ?...

C) Les situations d'introduction

J'ai essayé de varier les introductions à ces discussions afin de ne pas tomber dans la monotonie : on a déjà vu les opportunités offertes par la littérature de jeunesse, on peut aussi introduire par un fait divers (un événement vécu dans la semaine aux actualités, ou dans l'école) ou bien une observation scientifique (pourquoi ne pas débuter la discussion sur le travail en groupe par la projection d'un film sur la vie des abeilles ou des fourmis ?). Certaines oeuvres d'art visuel peuvent également constituer d'excellents supports. Tout peut-être source pour une discussion à visée philosophique, dès lors qu'on en respecte le protocole.

D) Le déroulement

L'endroit où se déroule la séance est important pour montrer aux élèves qu'on n'est pas dans une activité scolaire habituelle. Nous disposons à l'école d'une salle inoccupée et vide juste à côté de la bibliothèque qui nous permet régulièrement de délimiter le lieu et le climat des échanges. Tous en cercle, assis sur le sol, avec éventuellement une musique d'ambiance douce. À l'instar de l'enseignant dans le film culte de Jean-Pierre Pozzi et Pierre Barougier Ce n'est qu'un début sorti en 2010, j'ai commencé par délimiter le temps de la séance par la consumation d'une bougie, puis nous avons débuté les discussions à 14 h, ce qui fait que la récréation sonnait la fin au bout d'une heure (plus pratique mais moins convivial) La bougie représente concrètement le temps qui passe et celui qui reste.

Quelle trace laisser ? Il faut trouver une manière de réinvestir l'échange par une synthèse collective, un prolongement avec un écrit ("avant je pensais que... et maintenant je pense que...") ou un dessin, une affiche. Laisser une trace dans la classe est excellent pour susciter le dialogue avec les parents.

III) Recueil de données

Ce questionnaire a été réalisé en classe au début de la période cinq (11 mai) afin de cerner le ressenti des élèves quant à cette forme de discussion et sur l'impact dans leurs façons de penser :

Questions Réponses (27 élèves) Observations
1/ As-tu aimé l'atelier ? 27 oui  
Pourquoi ? Intéressant (9)
On apprend des choses (8)
On apprend à écouter (3)
On apprend à réfléchir (6)
Ça nous permet de parler (1)
10 mettent l'accent sur l'attitude du participant, 17 sur le contenu des débats
2/ Qu'as-tu appris ? Beaucoup de choses (10)
À dire les choses (2)
À se poser des questions (6)
À trouver des idées (2)
À ne pas avoir honte (2)
À prendre soin des autres, les écouter et les respecter (1)
À ne pas se moquer (2)
À être juste (1)
Non renseigné (1)
Presque toutes les réponses font référence au savoir être, comment se comporter et à la réflexion.
3/ Souhaiterais-tu continuer l'an prochain ? Oui : 26
Non : 1
Le « non » n'a pas justifié son choix.
Un « oui » a précisé que cela aiderait au collège
4/ Quelles sont les discussions qui t'ont le plus intéressé(e) ? Le handicap, l'amour et la moquerie viennent en tête. La plupart des élèves a « tout » aimé (12).
5/ Quelles sont les sujets qui
t'ont le moins intéressé(e) ?
- Le bonheur (3)
- La collaboration (1)
Beaucoup n'ont rien mis.
6/ Quel autre sujet aurais-tu
souhaité qu'on aborde ?
- Les adultes nous disent de faire ce qu'ils ne font pas...(1)
- La drogue (4)
- À quoi ça sert l'école ? (1)
- Il faut obligatoirement un homme et une femme pour avoir un bébé ? (3)
- Le sport (1)
- La guerre (2)
 
7/ Pour toi ça sert à quoi la philo ? - À comprendre les choses (11)
- À exprimer ce qu'on ressent (1)
- À dire les choses pour ne pas garder le mal dans son coeur (1)
- À bien se comprendre (5)
- À poser des questions (6)
- À écouter nos adversaires (1)
- Non renseigné (2)
La compréhension du monde qui les entoure est ce qui ressort le plus.
8/ Qu'est-ce que c'est pour toi une question philosophique ? - Une question qui amène à se poser d'autres questions (3)
- Une question qui n'a pas une seule réponse (7)
- Une question qui nous apprend la vie (3)
- Une question qu'on pose ensemble puis où chacun donne son avis calmement (2)
- Le début d'un débat (4)
- Une solution pour résoudre des problèmes (1)
- Un sujet difficile sur lequel on peut communiquer (5)
- Non renseigné (2)
 

IV) Analyses des résultats

Ce que l'on constate après une rapide lecture de ces données, c'est que la pratique des ateliers de philosophie a plu aux élèves et qu'ils sont capables d'argumenter cette réponse par le fait qu'ils ont "appris" (des choses, à écouter, etc.). Autrement dit, ils ont le sentiment que cette pratique leur apporte quelque chose (des connaissances, un savoir-faire, un savoir-être) qu'ils n'avaient pas auparavant.

Il est également intéressant de remarquer que ce plaisir est associé, même si c'est dans une moindre mesure que l'acquisition de connaissances, à un vocabulaire qui relève de ce que nous appelons un "vocabulaire éthique" : "être juste", "prendre soin des autres", "ne pas se moquer", "ne pas avoir honte", "ne pas garder le mal dans son coeur", "écouter", etc.

On peut donc observer, tout en gardant en tête le caractère exploratoire de ce recueil de données, que les élèves associent le plaisir de l'atelier de philosophie à un progrès cognitif mais également à un progrès d'ordre moral.

Enfin, ce qui est important pour notre recherche, c'est qu'ils perçoivent l'utilité de cette pratique, certes, mais surtout du collectif mobilisé dans cette pratique.

Conclusion

L'objet de cet article a été de rendre compte d'une expérience pédagogique conduite en cycle 3 et qui avait pour objectif premier de développer le travail de groupe en classe. À cette occasion, les ateliers de philosophie ont permis aux élèves de prendre plaisir à l'échange verbal, en apprenant les uns des autres. Acquisition qui par la suite s'est retrouvée dans la classe au quotidien.

Le recueil de données, aussi succinct soit-il, avait pour but de permettre à l'enseignant de ne pas se fier à son seul ressenti sur la vie de la classe mais de se confronter directement aux regards des élèves et tenter de comprendre ce qu'ils en ont pensé et pourquoi. En ce sens, ce recueil permet d'effectuer un retour critique sur cette pratique pédagogique qui a été mise en place, pour la première fois cette année, par l'enseignante.

Dans la mesure où il est manifeste que les élèves ont pris plaisir ou plus précisément, ont appris à prendre plaisir à travailler ensemble, les résultats observés sont très encourageants et invitent à la reconduction du dispositif.