Etude des mouvements de pensée collective lors des ateliers philosophiques au primaire et au collège

Extraction de philosophèmes en tant que structures formelles de raisonnement.

Extraction de philosophèmes en tant que structures formelles de raisonnement.

La thèse de doctorat en Sciences de l'Education1, soutenue le 13 décembre 2014 à l'Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand par Gabriela FIEMA, a pour objectif de décrire les spécificités du raisonnement chez les élèves scolarisés du primaire et du collège. Raisonne-t-on de manière identique au CP ou en 4e de collège, lors de Discussions à visée philosophique (DVP) ? Le raisonnement, notion-clef et plaque tournante de tout le travail, est abordé sous l'angle d'une dénomination assumée théoriquement de "philosophème", en référence à la définition d'Aristote.

357 élèves de collèges, 64 élèves du primaire, testés sur plusieurs domaines, sont filmés sur au moins deux discussions. De fait, le corpus nommé "Philosophèmes" représente un travail de collecte ouvert à la communauté scientifique. Après la thèse de Gérard Auguet, cette thèse renouvelle l'intérêt de joindre les sciences du langage et celles de l'éducation. Le soin que les enseignants doivent porter au langage à l'école est suffisamment important pour légitimer ce rapprochement, tant le langage reste discriminant à l'école. La thèse illustre parfaitement l'intérêt de maitriser méthodes et regards conjoints de ces deux champs.

La thèse décrit et atteste de l'existence de structures formelles verbales liées à la pensée collective en acte et mises en oeuvre dans les discussions philosophiques. Le corpus de données verbales transcrit selon des normes exigeantes permet de traiter simultanément différents niveaux discursifs dans les données. La thèse démontre qu'indépendamment de l'âge des élèves discutant et philosophant, plusieurs types de structures formelles récurrentes apparaissent.

Quatre types de structures formelles régulières sont identifiés : le type assimilatif, le type cumulatif, le type conceptuel ou le type enchâssé ; sept si on les conjugue au deuxième critère mis en place : 1) abouti et 2) non abouti. Le lien décrit entre la structure du raisonnement collectif et les marques formelles en langue renouvelle la manière de penser les retombées applicatives au champ de l'éducation. La thèse met en évidence le processus à l'oeuvre au-delà de l'idée d'aboutissement conceptuel. La conceptualisation décrite théoriquement par Michel Tozzi comme l'un des piliers de l'aventure philosophique, est ici pragmatiquement décrite. Car la thèse met en exergue les plus petites unités en langue, actes de discours, pour aller extraire les unités macroscopiques spécifiques au genre de la transaction philosophique. Et ce graduellement. Le discours est annoté (décrit, interprété) en quatre phases successives. C'est très difficile de tenir ainsi les deux bouts de la chaîne interlocutoire, du micro au macro. Gabriela Fiema l'a fait judicieusement, en sachant doser sur chaque échelle (du micro jusqu'au macro) suffisamment de renseignements pour délimiter ce qui est essentiel et nécessaire pour décrire et délimiter les "évènements" de la pensée. Ce travail n'avait jamais été accompli auparavant. S'il est délicat de rapporter le détail qui a accompagné la production de la typologie émergente, c'est en embrassant le corpus dans son entièreté, choix ambitieux, et après une centration sur une annotation minutieuse des actes de langage, que la typologie a pris forme. Mettre en évidence que les figures cognitives sont mêlées, entremêlée aux figures discursives, scruter cet engendrement du verbe à la cognition depuis le grain le plus petit saisi dans le déroulé de la conversation, ne rejeter aucune échelle face à cette granularité (les rangs 1, 2, 3 4 et 5 de l'école génevoise), permet de parler de philosophèmes. Après avoir vérifié qu'on pouvait privilégier des régularités, se risquer à les nommer, la thèse légitime le mot "philosophème" et rejoint ainsi Aristote. Beau challenge !

Les expressions relevées au fil de la thèse en témoignent : chercher ce qui "porte l'avancée d'un concept à l'autre", décrire comment "l'évènement de pensée" se crée grâce à et dans le discours, "repérer" la dynamique où le langage sert l'intelligence collective et vice-versa, rendre "reconnaissable" les espaces productifs de sens, bref extirper du matériau verbal l'intelligence sous-jacente, c'est confirmer ce que Blanché, spécialiste du raisonnement avait théorisé : on raisonne quand et parce que l'on parle. "Le raisonnement est inséparable du langage (p. 105)". Mais dans cette thèse, ce n'est plus une maxime théorique, c'est une réalité démontrée empiriquement et sur un corpus ample. La problématique posée par Gabriela Fiema est "qu'annoter d'indispensable pour décrire les raisonnements (p. 108)" est une problématique scientifique majeure. Alain Trognon exprime souvent que les vrais problèmes scientifiques sont méthodologiques. Gabriela Fiema fait dans cette thèse la preuve que c'est avec une méthodologie, située dans la lignée théorique du pragmatisme (James, Dewey, Grize, Trognon), mais surtout travaillée sur et grâce à un corpus, qu'on peut extraire des exemplaires saillants de ce qui est "philosophique" dans la pensée que déroule l'atelier de philosophie. Et en cela, c'est une vraie thèse : les résultats sont discutables. Gabriela Fiema se risque à expliciter des catégories : le philosophème enchâssé abouti, le philosophème cumulatif non abouti. Elle met en exergue des paliers dans les raisonnements, définit les objets de pensée, explicite en quoi le lexique joue un rôle d'engendrement progressif des idées, et vice versa. Elle honore particulièrement bien dans son travail la lignée des théoriciens de la logique interlocutoire, ce, en maintenant une rigueur d'étude et d'interprétation d'un corpus de plus de 9 000 tours de parole !


() Thèse dirigée et ici présentée par Emmnuèle Auriac-Slusarczyk, Université de Clermont-Ferrand.