Le sujet apprenant au cours des débats en philosophie : une constitution en tension

Introduction

Enfant, élève, apprenant ? Comment qualifier les sujets au cours des débats philosophiques à l'école élémentaire? L'évidence serait de répondre que les enseignants qui mettent en place des débats philosophiques à l'école s'adressent à l'enfant. J'emploie volontiers le terme d'évidence car lorsqu'on analyse les écrits de recommandation (Reuter et Lahanier-Reuter, 2004) qui encadrent les pratiques philosophiques à l'école (Tozzi, 2012), notamment les manuels scolaires ou quasi-manuels de philosophie pour reprendre la catégorisation proposée par Edwige Chirouter (2007), le sujet est plus souvent désigné par le terme enfant.

Mais alors, comment se positionnent les enseignants qui mettent en place des débats philosophiques dans leur classe, entre cette évidence partagée et véhiculée dans les écrits de recommandation que l'enfant serait le sujet mobilisé dans les activités philosophiques, et l'injonction pour ces mêmes enseignants de construire des contenus d'apprentissage auprès des élèves : s'adressent-ils ainsi aux enfants, entendus comme des sujets sociaux, aux élèves, les sujets scolaires ou encore aux apprenants, les sujets didactiques1? Que peut-on comprendre des pratiques enseignantes sur cette question ?

L'enjeu de cet article consiste moins à répondre à ces questions qu'à partager quelques pistes de réflexion sur la formalisation du sujet didactique au cours des débats en philosophie à la suite de ma thèse de doctorat (Destailleur, 2014) qui portait sur les configurations disciplinaires du débat au cycle 3. Plus précisément il s'agira de décrire, à partir de différents extraits de débats, la manière dont les enseignants conduisent les débats philosophiques dans leur classe, afin d'identifier comment ces derniers formalisent le sujet apprenant.

I) Des choix méthodologiques pour questionner les pratiques de débat en philosophie, au corpus de recherche proposé

Dans ma recherche doctorale en didactique, je me suis intéressée aux pratiques de débats d'enseignants ordinaires - ordinaires au sens où ces derniers n'avaient pas reçu de formation spécifique à l'animation de débats. Ainsi, les enseignants observés dans ma recherche étaient des enseignants m'ayant déclaré mettre en place des débats dans leur classe. L'enjeu n'était donc pas de déterminer les critères disciplinaires des débats pour formaliser les bonnes pratiques de débat, mais il s'agissait uniquement de décrire ces pratiques ordinaires.

Un autre choix méthodologique retenu a consisté à observer des enseignants mener des débats dans différents cadres disciplinaires. J'ai en effet choisi d'observer des enseignants mener des débats dans leur classe de cycle 3 en philosophie, en lecture-littérature et en sciences. Il s'agissait pour moi de décrire les manières dont les enseignants conduisaient les débats dans des disciplines contrastées pour mettre en exergue les ressemblances et les différences entre les pratiques disciplinaires de débat. En ce sens je privilégie l'expression de débat en philosophie, en lecture-littérature et en sciences, la discipline constituant pour moi un cadre spécifique et spécifiant des pratiques de débat. La recherche comparative constitue ainsi un élément significatif de cette étude puisqu'elle me permet de mettre au jour la manière singulière dont les enseignants formalisent les débats en philosophie, et plus largement, me permet de questionner la forme que donnent les enseignants à la philosophie à l'école, ou pour le dire autrement, la configuration disciplinaire (Reuter et Lahanier-Reuter, 2004) de la discipline philosophie, à l'école.

Le corpus analysé pour cette communication extrait de mon travail de thèse se compose de l'observation et de la retranscription d'une série de trois débats menés en sciences, en lecture-littérature et en philosophie par quatre enseignants de la banlieue lilloise. Précisons que parmi ces quatre enseignants, deux enseignent dans des classes à pédagogies alternatives inspirées des pédagogies Freinet et Montessori, les deux autres enseignant dans des classes à pédagogie classique, au sens où ils ne se réclament pas d'une pédagogie particulière.

A partir de ce corpus, voyons comment la description des échanges permet de saisir le sujet apprenant au cours des débats en philosophie.

II) Aménagement d'un espace de communication

La manière dont les enseignants organisent l'espace de la communication pour les débats en philosophie est, à mon sens, un premier indice de la formalisation de l'apprenant par les enseignants. Il est ainsi intéressant de noter que trois enseignants parmi les quatre observés optent pour un changement de la disposition de leur classe, privilégiant la disposition circulaire à la disposition frontale. Un de ces enseignants choisit même d'emmener ses élèves dans la bibliothèque de l'école qui ne se situe pas dans le même bâtiment que la classe.

Que signifie ce choix ? J'identifie là une possible rupture avec le cadre posé par ces enseignants pour les autres activités scolaires. Bien qu'on puisse entrevoir ici la volonté de ces enseignants de montrer aux élèves la spécificité de l'activité, on pourrait également se demander si cela ne relèverait pas tout autant de la nécessité pour ces enseignants de formaliser, sur le plan organisationnel, les apprenants en philosophie. Le positionnement des élèves de manière circulaire participerait alors à l'assujettissement, ou pour le dire autrement, à la constitution des sujets en philosophie.

La gestion des écrits encadrant les débats en philosophie est également significative, selon moi, de la manière dont les enseignants formalisent les sujets au cours des débats en philosophie. On relève en effet dans les classes observées une place importante faite aux différents écrits encadrant les débats. Relevons par exemple un cahier de philosophie ou encore des affiches placées dans un coin d'une des quatre classes réservé aux activités philosophiques. On pourrait donc voir au travers de ces différents écrits la volonté des enseignants de formaliser ces pratiques de débats philosophiques dans un cadre scolaire et dans une culture de l'écrit. Mais il me semble qu'il s'agit davantage ici de mettre en avant et donc de valoriser les idées et les contenus construits par les élèves au cours des débats, en vue de leur socialisation, voire de leur communication.

Ainsi j'identifie dans les choix des enseignants concernant l'organisation spatiale des débats des indices sur le positionnement voulu et visé par ces enseignants pour les élèves. En changeant de place, il y aurait une forme d'assujettissement à un cadre disciplinaire reconfiguré par les enseignants et formalisé par un univers de l'écrit. Le sujet apprenant en philosophie supposerait ainsi une rupture avec l'élève, favorisé par la mise en place d'une configuration spatiale et proxémique singulière entre les sujets apprenants eux-mêmes.

III) Construction de l'espace des interactions

Pour mettre en évidence la manière dont les enseignants formalisent le sujet apprenant au cours des débats, je me suis ensuite intéressée à la manière dont les échanges étaient orchestrés par ces derniers. Précisons que dans tous les débats, soit les débats en philosophie, en lecture-littérature et en sciences, les enseignants occupent moins l'espace des interactions, ici l'espace du débat, que les élèves. Les élèves comptabilisent ainsi un nombre d'interventions plus conséquent que les enseignants et les tours de parole des élèves sont plus longs que ceux des enseignants pour le débat en philosophie que pour les autres débats disciplinaires. Pour autant, des spécificités dans la manière de gérer les échanges sont à relever pour le débat en philosophie, ces spécificités étant des indices de la formalisation des sujets apprenants par les enseignants.

1) La gestion conversationnelle des échanges

Le premier élément qui me permet d'interroger le positionnement des sujets apprenants par les enseignants relève de la gestion des séquences discursives par les enseignants. Je considère, à la suite de Catherine Kerbrat-Orrecchioni (1990), la séquence discursive comme l'enchainement de plusieurs échanges entre plusieurs locuteurs autour d'un même thème. Il est intéressant de relever que les séquences discursives s'organisent de manière similaire durant les débats en philosophie. Prenons un exemple pour préciser cette idée.

Exemple n°1 : Enchainement des séquences discursives pour le débat en philosophie de la classe n°3

Séquence 2 32 M (2) moi il y a quelque chose que Sarah a dit tout à l'heure + elle a dit souvent les adultes commandent et demandent aux enfants de faire des choses et comme les enfants ont peur ils obéissent ++ qu'est-ce que vous en pensez de cette réaction-là ? + après vous êtes beaucoup partis sur + mon père se croit tout permis + il me prend la place sur le canapé et cætera + mais si on sort un peu de notre quotidien même si c'est difficile à faire +++ mais on essaye de + s'élever un peu + de sortir de son quotidien et on essaye de penser à ce que Sarah nous a dit tout à l'heure ++ euh: certaines fois les grands euh: les adultes demandent des choses et comme les petits ont peur ils l:e font en pensant que peut-être c'est normal aussi + qu'est-ce que vous en pensez-vous de ça ?
Séquence 3 44 M et: par rapport à ce que dit Soufiane + que c'est normal qu'on ait peur et qu'il faut toujours respecter les plus grands + ça veut dire qu'il y a une graduation dans le respect des-des gens ? ++ ça veut dire un:: un petit qui::: qui vient de naître qui est tout jeune parce qu'il n'y a pas plus petit que lui + ça veut dire qu'il n'a pas droit au respect ?
Séquence 4 54 M donc en tant que grande personne on peut forcer un-un petit un enfant à faire + tout ce qu'on veut par exemple ? + si toi t'as envie de forcer ta petite soeur à aller dans le jardin et je prends un exemple + t'as pas le droit + mais moi en tant qu'adulte j'ai le droit de forcer ta petite soeur à y aller (silence de 10 s.) moi je suis adulte donc j'ai le droit de tout exiger de vous ?

Dans ce premier exemple, nous avons fait le choix de présenter l'ouverture des séquences discursives par l'enseignant dans un débat au cours duquel les élèves étaient amenés à discuter autour des relations entre les adultes et les enfants. Dans les extraits présentés ci-dessus, l'enseignant en posant des questions (éléments surlignés en gris) ouvre des séquences discursives à la suite desquelles, les élèves interagissent. Notons que les questions ouvrant les séquences discursives reposent nettement sur les propos avancés par les élèves au cours des échanges. Dans les changements de séquences présentées, on remarque ainsi que l'enseignant propose aux élèves de reprendre et de réfléchir sur ce que Sarah ("moi il y a quelque chose que Sarah a dit tout à l'heure") et Soufiane ("et: par rapport à ce que dit Soufiane") ont pu dire respectivement quelques tours de parole avant l'intervention de l'enseignant. De la même manière, l'enseignant ouvre une troisième séquence discursive à partir d'un consensus qui semble s'être installé entre les élèves. La question que l'enseignant pose à ce moment-là ("moi je suis adulte donc j'ai le droit de tout exiger de vous ?") permet aux élèves d'approfondir la réflexion collective.

Dans ce débat, la dynamique interactionnelle de l'échange (Nonnon 1996/1997) est rythmée à la fois par la succession de séquences discursives et par les questions posées par l'enseignant. Les séquences discursives sont ainsi ouvertes par l'enseignant, et plus largement par les quatre enseignants observés, mais ne sont jamais closes par ce dernier, ces séquences s'enchainant par enchainements consécutifs, ce qui relève de dénivellations du discours (Nonnon, 1996/1997). La forme spécifique des enchainements de séquences pour le débat en philosophie ne se retrouve pas dans les autres débats disciplinaires, les séquences étant systématiquement ouvertes et closes par les enseignants. Mais bien que l'ouverture des séquences discursives relève, dans l'exemple précité, de l'initiative de l'enseignant et se formalise par une question posée par ce dernier, notons que le choix des objets à discuter est laissé aux élèves. L'enseignant pose ainsi une question à partir des propos et des objets discutés au cours des échanges. On peut donc avancer que la dynamique conversationnelle du débat s'organise autour de la prise en compte de ce que les élèves avancent durant le débat.

Cet élément d'analyse comparative constitue pour moi un indice de la formalisation que font les enseignants des sujets apprenants au cours des débats en philosophie. Le sujet apprenant se formalise ainsi dans une tension entre la volonté des enseignants de mener les échanges vers la signalisation d'éléments significatifs pour la poursuite du débat et pour mettre en exergue l'intérêt philosophique de l'interaction et la volonté des enseignants de laisser aux élèves l'initiative des thèmes à discuter.

2) Un mode de questionnement spécifique

La forme des échanges entre l'enseignant et les élèves constitue également, selon moi, un indice de la formalisation du sujet apprenant par les enseignants. Pour cela, prenons un deuxième exemple extrait du débat observé dans une des deux classes à pédagogie classique. Les élèves de cette classe sont invités à discuter et débattre après la lecture de l'ouvrage Yakouba de Thierry Dedieu autour de la question "Doit-on faire son devoir pour être respecté des autres ?".

Exemple n°2 : Extrait du débat en philosophie pour la classe n°1

L'extrait est présenté sous une forme tabulaire afin de mettre en évidence la forme du dialogue pédagogique constitué par les échanges entre les élèves et l'enseignant :

TP (3) M E
99   Mathilde : pour moi euh: pour moi le courage on peut parfois l'avoir et parfois non + par exemple à l'école on peut avoir le courage d'aller à l'école ou non + ça dépend si on en a envie
100 est-ce qu'il faut avoir du courage pour aller à l'école ?  
101   Juliette : ben non + c'est pas vraiment une question de courage parce qu'on est OBLIGE (4) d'aller à l'école
102   Mathilde : un petit peu quand même parce que X (5)
103 on est un peu obligé d'aller à l'école + donc ça serait courageux de ne pas aller à l'école + de ne pas faire comme tout le monde ?  

Dans ce deuxième exemple, notons que les interventions de l'enseignant prennent la forme de questions posées aux élèves. Cette attitude questionnante est d'ailleurs relevée de manière significative pour les quatre enseignants observés pour le débat en philosophie à la différence des autres débats du corpus. L'interaction est ainsi rythmée par les questions posées par l'enseignant qui interroge directement les propos amenés par les élèves. Par exemple, suite à l'intervention de Mathilde au tour de parole 99 ("par exemple à l'école on peut avoir le courage d'aller à l'école ou non"), l'enseignant reprend ce que vient de signifier Mathilde pour le questionner au tour de parole suivant ("est-ce qu'il faut avoir du courage pour aller à l'école ?").

Précisons encore que parmi les questions posées par l'enseignant, certaines relèvent de reprises questionnantes, comme par exemple au tour de parole 103 ( "donc ça serait courageux de ne pas aller à l'école + de ne pas faire comme tout le monde ?"). On pourrait d'ailleurs penser que cette question n'en est pas une et serait simplement une reformulation (Volteau et Garcia-Debanc, 2008). Or l'intonation montante de la voix de l'enseignant m'a amenée à considérer cette intervention comme étant une question.

Bien plus qu'une manière de questionner spécifique au débat en philosophie, j'analyse cette pratique langagière de questionnement comme une valorisation des propos des élèves mais également comme une mise en valeur des contenus construits par les élèves au cours du débat.

Ajoutons une autre remarque sur la formalisation de rôles endossés par les élèves au cours des échanges. Pour cela, prenons un autre exemple, extrait du même débat.

Exemple n°3 : Extrait du débat en philosophie pour la classe n°1

TP M E
52   Nicolas : oui mais aussi euh: ce serait un homme + euh: il deviendrait un homme mais euh: sans honneur puisque euh:: puisque le lion est déjà blessé c'est une proie facile pour lui + d'ailleurs les vrais hommes ne combattent et enfin ils ne chassent pas des lions blessés ++ ce serait un peu comme devenir un homme sans honneur
53 qu'est-ce que tu entends par honneur ?  
54   Nicolas : ben euh: qui euh: un peu un lâche euh:::
55   Joseph : ben c'est ça + un homme sans honneur c'est un lâche
56 alors si vous n'arrivez pas à trouver une définition essayez de trouver un exemple + qu'est-ce c'est que l'honneur ?  
57   Nicolas : je trouve pas
58 tu ne trouves pas + alors les autres vous allez pouvoir aider votre camarade + qu'est-ce que c'est que l'honneur ?  

Dans cet échange, Nicolas avance une idée au tour de parole 52. L'enseignant reprend alors le terme "honneur" employé par Nicolas en lui demandant de le définir. La tentative de définition avortée de Nicolas (54 : "ben euh: qui euh: un peu un lâche euh:::" ) complétée par celle de Joseph (55 : "ben c'est ça + un homme sans honneur c'est un lâche" ) amène l'enseignant à solliciter l'aide de la classe (58 : "alors les autres vous allez pouvoir aider votre camarade"). La volonté de l'enseignant n'est pas ici de dialoguer avec un seul élève, Nicolas, mais consiste à proposer la question, comme un objet à discuter, au groupe-classe pour stimuler la réflexion et les échanges entre les élèves.

Précisons encore que Nicolas endosse un rôle conversationnel spécifique au cours de cet échange. En effet, en prenant la parole pour répondre à la question posée par l'enseignant, Nicolas répond en tant que locuteur idéal faisant partie d'un groupe-classe, pour ne pas dire d'une communauté de recherche (Lipman, 2006). On pourrait même penser, à la suite des travaux de Liliane Sprenger-Charolles (1983) précisant les rapports locuteur/allocutaire dans le dialogue pédagogique, que Nicolas prend la parole en tant que porte-parole du groupe-classe. La manière qu'a l'enseignant de poser des questions non adressées dans l'échange précité, et plus largement dans les débats en philosophie du corpus, incite les élèves à endosser le rôle interactionnel de porte-parole du groupe-classe.

Cette formalisation du questionnement au cours des débats et des mouvements discursifs qu'elle institue de facto semble donc constituer une particularité disciplinaire de la gestion des débats en philosophie par l'enseignant.

3) Une valorisation des contenus construits

La mise en scène du débat par les enseignants, de la gestion des séquences discursives à une modalité de questionnement spécifique, met en évidence une certaine valorisation des propos des élèves, mais aussi une valorisation des contenus construits au cours des débats, notamment dans la reprise des propos des élèves sur les affiches pour faire suite aux débats. Tout ce qui est amené par les élèves dans les débats est en effet repris et questionné de manière quasi-systématique. On ne retrouve pas cette valorisation des contenus pour les autres débats disciplinaires. Ce point constitue un troisième indice de la formalisation des sujets apprenants par les enseignants au cours des débats en philosophie. On est donc en présence d'une scénarisation des contenus spécifiques, orientée vers la valorisation de la parole et de la pensée des élèves.

4) Une sollicitation de la vie des enfants

Un quatrième indice de la formalisation des sujets apprenants par les enseignants se révèle dans l'implication des élèves en tant qu'enfants au cours des débats en philosophie, notamment dans les exemples amenés par les élèves. Les élèves apportent en effet des exemples personnels pour exemplifier et il est intéressant de relever que les enseignants ne rejettent pas ces éléments, voire les sollicitent. Ce fait est significatif car le débat en philosophie est le seul débat parmi les débats disciplinaires observés où on relève des références à la vie sociale des élèves, soit des références à la vie des enfants en dehors du cadre scolaire. Une des hypothèses explicatives relève sans doute de la forme des questions de débat posées, ces questions invitant les élèves à réfléchir et à porter des jugements sur des faits auxquels ils pourraient être confrontés à l'école, mais surtout, en dehors de l'école. Prenons un quatrième extrait de débat au cours duquel les élèves sont invités à réfléchir sur les relations entre les adultes et les enfants.

Exemple n°4 : Extrait du débat en philosophie pour la classe n°3

TP M E
10   Sarah : les adultes quelque fois ils croivent qu'ils sont tout permis sur les enfants + et eux après ils s'étonnent qu'après on est pas gentil(s) avec eux + et ben des fois nous il y a des moments où on en a marre + on fait des crises d'adolescence ++ et à chaque fois on se dit + OUais:: les adultes ils font ce qu'ils veulent + mais aussi des fois ils nous traitent d'adolescent(s) + ils nous parlent MAL et ils s'étonnent qu'on soit pas gentil(s) avec eux
11   E : Anaïs
12   Anaïs : ben des fois les adultes ils se croient tout permis ++ ben des fois ils utilisent leur(s) propre(s) enfants pour des chiens ou quoi + ils leur disent va chercher ça fais ça et tout ça
13   E : Yory
14   Yory : ben:: ouais ben c'est vrai les adultes ben ils font qu'est-ce qu'ils veulent +++ ben:: + ben ils croivent que + ben ils croivent que leurs enfants c'est des chiens + va me chercher ceci va me cherche cela + des fois quand on leur demande quelque chose ils nous disent ben DEMAIN et demain ils le font pas + et après on le fait PAS + ben en fait c'est eux qui commandent quoi

Dans cet échange, on remarque que les élèves s'impliquent dans les propos avancés, notamment par l'emploi du pronom "on". Les élèves interviennent ici en tant qu'enfants et se revendiquent comme victimes des agissements de leurs parents. Bien que les exemples ne soient pas clairement présentés par les élèves comme des exemples personnels, on peut toutefois en identifier la marque. Relevons encore des phénomènes similaires dans le cinquième exemple présenté ci-dessous, extrait du même débat.

Exemple n°5 : Extrait du débat en philosophie pour la classe n°3

DP3 24 AMINE : oui je suis d'accord avec Sarah + les grands se croient tout permis + bien par exemple mon père + quand il rentre du travail et ben: moi je suis assis sur une place sur le fauteuil et je suis en train de regarder la télé + et ben il dit BOUGEZ BOUGEZ et après je suis obligé de bouger + je me dis que c'est mon père et que je dois obéir à ses ordres et puis ben:: moi après ça me gêne un peu parce que je suis derrière la télé et lui il est devant la télé + il est bien en face de la télé + et moi comme j'ai plus de place sur le fauteuil ben je dois monter dans ma chambre + j'ai l'impression que les grands se croient tout permis

Dans cet extrait, Amine utilise un exemple personnel pour valider l'idée revendiquée plus tôt dans la discussion. Le détour par les exemples personnels permet ainsi aux élèves d'argumenter leur position. Notons que bien que l'enseignant demandera au cours de ce débat aux élèves de "prendre de la hauteur", elle ne refusera toutefois jamais ces exemples. Les exemples personnels apportés, et présentés comme tels par les élèves, constituent selon moi des marqueurs spécifiques et sont des indices de la manière dont les enseignants formalisent le sujet apprenant au cours des débats en philosophie.

Conclusion

Que nous apprend la description des débats en philosophie concernant la formalisation du sujet apprenant par les enseignants ?

Le sujet apprenant serait ainsi un sujet institué de par les choix d'organisation spatiale du débat. Ce serait d'ailleurs là une première forme d'assujettissement de l'élève en sujet apprenant. De la même manière au cours des débats, le fait que les enseignants laissent aux élèves la prise en charge des objets à discuter, le fait qu'ils valorisent à la fois les propos des élèves par une forme de questionnement spécifique et les contenus construits tout comme le fait que les élèves s'impliquent dans les échanges avec des exemples personnels, font que le sujet apprenant est institué en position haute au cours des débats en philosophie.

Je soumets pour terminer une hypothèse méthodologique : celle du "sujet didactique". A la suite d'Yves Reuter (2010 a) et de Bertrand Daunay et Cédric Fluckiger (2011), je considère le sujet didactique comme un sujet apprenant aux prises avec un cadre disciplinaire formalisé par les enseignants. Cette hypothèse est intéressante dans le sens où elle permet de décrire l'articulation entre les statuts d'enfant et d'élève dans leur complexité. A la suite de cette analyse, on peut se demander si l'objectif pour ces enseignants ne serait pas de saisir la part d'enfant dans l'élève. Cette formalisation du sujet didactique serait ainsi en tension entre celle de l'enfant et de l'élève. Pour le dire autrement, le positionnement des élèves pourrait être un contenu en tant que tel visé par les enseignants, voire le seul, pour les enseignants observés, qui rappelons-le, n'ont pas reçu de formation spécifique. L'analyse me conduirait même à penser que le sujet didactique est formalisé à partir d'une volonté des enseignants de faire émerger l'enfant au cours des débats, en partant du constat que tous les contenus amenés par les élèves sont systématiquement valorisés et que l'expérience des enfants, considérés comme sujets sociaux, est mobilisée voire sollicitée. On pourrait alors se questionner sur ce que signifie faire de la philosophie pour les enseignants, et plus largement questionner la conscience que les enseignant ont de la discipline philosophie (Reuter, 2010b).

C'est du moins une perspective d'analyse qui devra être privilégiée dans la poursuite de mes travaux de recherche.


(1) J'emprunte la distinction entre sujet social, scolaire et didactique à Bertrand Daunay et Cédric Fluckiger (2011, p. 9).

(2) Cette codification "32M" correspond au tour de parole n° 32 dans ce débat, la lettre consécutive à ce nombre précisant le locuteur prenant en charge ce tour de parole, ici, l'enseignant. Précisons aussi que les débats ont été retranscrits selon les conventions précisées par Vion (1992). Ainsi "+" signifie un temps de pause dans l'énonciation et ":" un allongement de syllabe, le nombre de ces signes correspondant à la durée de la pause ("++", "+++") et la longueur de l'allongement de syllabe ("::", ":::") ; "&" indique un enchainement rapide d'interventions.

(3) La siglaison "TP" correspond aux tours de parole dans le débat.

(4) Ce mot est accentué par l'élève.

(5) Cet élément est inaudible.