L'enseignement de la philosophie en France depuis 1945 et la question de sa démocratisation - Résumé de la thèse

Cet article est publié avec l'aimable autorisation du GRDS1

Le métier de professeur de philosophie fait preuve d'une étonnante constance, voire d'une grande immobilité, sinon dans la réalité des pratiques de classe, du moins pour ce qui est du travail qui est formellement prescrit. Depuis 1945 jusqu'à nos jours, les changements dans la société française ont été considérables, notamment dans le domaine éducatif. Que l'on songe à la création d'un système éducatif unifié ; à l'ouverture de l'enseignement du second degré à un public beaucoup plus nombreux ; à la création de nouvelles sections et de nouveaux baccalauréats au sein des filières générale, puis technologique et professionnelle. Pendant toute cette période, les enseignants des différentes disciplines ont été régulièrement sollicités, d'abord par les autorités politiques et administratives et par leur inspection, pour réviser leur enseignement, tant dans ses contenus que dans ses méthodes, pour le rendre adéquat à ces vastes transformations des lycées et de leur public.

Les professeurs de philosophie ont résisté à ces sollicitations, défendant, et continuant de défendre, une conception traditionnelle de l'enseignement de philosophie, qui était en vigueur dans l'enseignement secondaire de la IIIe République. Par exemple, au moment où les autorités exhortaient les philosophes à renouveler leur discipline au contact des sciences humaines, en 1958, les inspecteurs généraux de philosophie réaffirmaient la totale actualité des instructions de 1925. Quarante ans plus tard, les professeurs s'arc-boutaient contre les projets qui prévoyaient de déterminer davantage le programme de philosophie, afin d'en harmoniser l'apprentissage, et de mieux préparer les élèves aux épreuves du baccalauréat : la représentation de leur métier de philosophes leur a fait refuser avec la dernière énergie une réforme qui faisait d'eux des professeurs enseignant une discipline scolaire comme une autre.

L'enseignement de philosophie au lycée, du fait de l'action collective de ses agents, a refusé de changer afin de s'adapter aux situations d'enseignement nouvelles créées par la démocratisation de l'enseignement secondaire, et notamment à un public plus nombreux, proportionnellement moins cultivé et maîtrisant moins la langue française. On peut le déplorer et considérer que la massification des effectifs du lycée n'est pas une réelle démocratisation. Mais ce jugement a surtout permis à la profession de donner une fin de non-recevoir à toutes les propositions qui lui étaient faites, de l'intérieur comme de l'extérieur, de démocratiser l'enseignement de la philosophie, en tenant compte de l'augmentation et de la diversification considérables du public enseigné.

Le fait que les professeurs de philosophie n'interviennent qu'en terminale a créé un effet de position qui a joué à plein et renforcé la disposition à penser que c'était le rôle des niveaux précédents de la scolarité, et notamment de l'enseignement du français, de "faire le job" -faire acquérir aux élèves la maîtrise linguistique et culturelle requise pour bénéficier de l'enseignement philosophique - et que ce n'était pas à l'enseignement philosophique de le faire. Cet effet de position dans la division traditionnelle du travail pédagogique s'est accompagné d'une représentation collective, très prégnante dans la culture professionnelle, de la hiérarchie des disciplines, dans laquelle la philosophie vient "couronner", selon une métaphore célèbre, un enseignement secondaire traditionnellement voué aux humanités classiques.

Les caractéristiques institutionnelles de l'enseignement de philosophie - notamment sa position terminale - ont été naturalisées par le groupe professionnel en un ensemble de normes qui régissent les pratiques d'enseignement de la philosophie, normes qui sont présentées comme dérivées de l'essence même de la philosophie et des finalités de son enseignement : former des hommes qui pensent par eux-mêmes. L'idéalisme philosophique qui préside à ces représentations collectives a nourri un idéalisme pratique qui prédisposait peu les professeurs de philosophie à prendre conscience que l'enseignement de philosophie était une pratique sociale, comme telle déterminée. Ils sont restés attachés à la représentation flatteuse d'une discipline qui n'est pas comme les autres, et ont toujours bien plutôt cherché à justifier la représentation de l'exceptionnalité scolaire de la philosophie.

Toujours est-il que les professeurs de philosophie sont, de tous les spécialistes, ceux qui ont affiché la plus indéfectible fidélité aux principes, aux valeurs et aux manières d'enseigner qui étaient ceux de son institution républicaine originelle, en 1880. Pour cela, les professeurs, à travers leur association professionnelle la plus ancienne et la plus représentative, l'APPEP (Association des Professeurs de Philosophie de l'Enseignement Public) n'ont pas hésité à engager souvent, tout au long de ces bientôt soixante-dix dernières années, un rapport de force avec les autorités politiques, afin de contrer les projets de réforme démocratiques de l'enseignement philosophique - rapport de force souvent gagnant.

Avant d'en venir à une mise en perspective historique qui nous fera remonter jusqu'à la Libération, il nous faut d'abord exposer une donnée plus structurale : l'identité professionnelle du professeur de philosophie de lycée en France, identité savante et politique à la fois.

I) Eléments d'une identité professionnelle

A) Une vocation et non un métier

Qu'il s'agisse de lutter pour rétablir l'hégémonie de la classe de Philosophie d'avant-guerre sur l'enseignement des lycées, ou de maintenir un programme de notions simplement indicatives respectant la liberté pédagogique du professeur, une même conception du professorat s'impose et a été maintenue coûte que coûte : l'identité du professeur de philosophie consiste dans son statut intellectuel de philosophe. Enseigner la philosophie consiste à penser librement devant ses élèves, offrir le spectacle vivant d'un homme qui pense et qui exerce son jugement. Il ne s'agit pas d'apprendre une discipline qui serait la philosophie, mais d'utiliser toutes les ressources de sa connaissance de la philosophie pour développer une pensée personnelle, pour penser par soi-même, invitation en acte faite à l'élève d'exercer à son tour son jugement. L'identité des professeurs de philosophie se trouve liée à des représentations collectives qui dessinent le portrait d'un professeur idéal - idéal abstrait, ou modèle, que la profession illustre et détermine par l'exemple de grands maîtres -Lachelier, Alain, Alexandre, pour les principaux - dont le souvenir mythifié compte pour beaucoup dans la culture professionnelle du groupe. L'idéal fortement personnalisé du professeur de philosophie dont le cours, écrit mais surtout professé, est l'oeuvre originale, renvoie à la structure d'un enseignement qui, au sein d'une même institution, le lycée, est un enseignement secondaire et supérieur - dans les Hypokhâgnes et Khâgnes - et organisé de telle manière que le premier trouve son achèvement et sa finalité dans le second, en y envoyant les meilleurs élèves de philosophie et en y nommant les professeurs réputés les meilleurs - normaliens et agrégés. La norme d'idéal n'a pu exercer son influence sur le groupe tout entier que du fait de cette structuration, de l'autorité intellectuelle et statutaire dont jouissent, sur un groupe qui compte une grande proportion d'agrégés, les professeurs des classes préparatoires, parmi lesquels sont recrutés les inspecteurs généraux et la plupart des inspecteurs régionaux, et enfin de l'organisation collective des promotions et des carrières, qui favorise la recherche individuelle de l'excellence et de la distinction des professeurs du secondaire désireux de passer dans l'enseignement supérieur des lycées. Il y a ici un effet de structure et d'organisation bien repérable.

Toujours est-il que le professeur n'enseigne pas la philosophie : il doit philosopher lui-même, s'il ne veut pas que son enseignement soit jugé "indigne d'un philosophe" par ses pairs. Par là, il fait de la philosophie et n'est jamais seulement un enseignant de philosophie. Le groupe des pairs est soumis à des représentations collectives telles qu'elles font tomber dans l'indignité philosophique toute tentative de penser la philosophie comme objet d'enseignement et d'apprentissage, redevable à ce titre d'une réflexion et d'une instrumentation pédagogiques comme toutes les autres disciplines. Par là, les professeurs de philosophie se distinguent de leurs collègues dans l'exacte mesure où la philosophie n'est pas censée être une discipline comme les autres. Ils retirent de cette distinction un profit symbolique, celui de pouvoir s'identifier à l'élément intellectuel de la discipline et d'affirmer le caractère libéral d'un enseignement de qualité, délivré par des hommes cultivés et intelligents - la philosophie a été et reste encore une discipline très masculine dans un enseignement secondaire qui s'est féminisé2 - par opposition à une identification à un métier de pédagogue, assigné à l'expertise technique des moyens d'un enseignement dont l'objet et les finalités sont fixés par les pouvoirs de tutelle. Le professeur de philosophie pense pouvoir ainsi, en enseignant, réaliser une vocation, non exercer un métier.

Les questions pédagogiques et pratiques ne pouvaient que se trouver refoulées du champ des questions professionnelles légitimes, en raison de leur trivialité par rapport à un tel idéal : les questions de discipline ne sont pas censées se poser pour le bon professeur qui tient sa classe par le seul pouvoir de sa parole et par la rigueur de son cours : "Le professeur a la classe qu'il mérite", comme le dit l'Inspecteur général Muglioni au début des années 1980. D'après ce modèle, également, on n'apprend pas la philosophie comme on apprend n'importe quelle autre discipline scolaire, qu'il s'agisse de contenus comme de méthodes. L'organisation d'un apprentissage méthodique et progressif de la philosophie est censée être prise en charge par le cours du professeur, intervenant uniquement l'année terminale de l'enseignement secondaire, et maîtrisant la totalité de la philosophie. Par là est indiqué que le professeur de philosophie enseigne la philosophie, et n'a pas à prendre en charge l'enseignement de l'ensemble des compétences linguistiques et culturelles qui conditionnent la réussite de son apprentissage, qu'il laisse à d'autres.

Ce modèle ne requiert pas seulement l'excellence professorale, dont l'idéal-type est le normalien-agrégé ; il requiert également de la part des élèves des aptitudes desquelles les professeurs de philosophie n'ont pas à se soucier : leur "matière première" est elle aussi un élève idéal, le bon élève qui arrive en terminale déjà cultivé, déjà doté de toutes les aptitudes intellectuelles, linguistiques et culturelles sur lesquelles le professeur de philosophie estime pouvoir compter. Après 1968, le système de valeurs professionnelles se déplace de la figure du bon élève cultivé, l'élève idéal, à celle d'un idéal d'élève, pur sujet abstrait, détenteur d'un droit à être instruit, qui crée chez le maître un devoir de l'instruire - la pédagogie étant associée, depuis 1968, au renoncement à l'instruction et à la culture. Une conséquence en a été l'adoption du principe suivant : c'est la même philosophie qu'il faut enseigner à tous, et selon les mêmes modalités pédagogiques. Les épreuves d'évaluation doivent être les mêmes pour tous : dissertation et explication de texte philosophique. Si le principe en soi est défendable, son application s'avère délétère, surtout pour les élèves des séries technologiques, rapporté à la faiblesse de l'horaire de l'enseignement de philosophie, mais aussi, au principe de non-progressivité, qui revient concrètement à négliger les conditions linguistiques et culturelles nécessaires pour qu'il leur soit pleinement profitable.

Or, la profession a purement et simplement nié qu'il faille tenir compte des déterminations empiriques et notamment sociologiques du "public scolaire" - expression elle-même honnie. Il n'y a pas à prendre en considération le social : à partir de là, elle était intellectuellement mal équipée, pour ne pas dire complètement démunie, pour penser et réaliser la démocratisation de l'enseignement de philosophie. Elle a même refusé d'y prêter son concours, estimant qu'il suffisait que l'enseignement soit authentiquement philosophique - c'est-à-dire que ses maîtres soient d'excellents philosophes - pour qu'il soit autant pédagogique et autant démocratique qu'il puisse être. Cet idéalisme professionnel a trouvé son expression politique, dans les vingt dernières années du XXe siècle, dans un républicanisme non moins idéaliste. Il faut ajouter qu'alors, la problématique politique (République versus démocratie) a surdéterminé la problématique professionnelle et a rendu proprement impossible toute réforme de l'enseignement philosophique d'inspiration démocratique. C'est donc aussi contre une certaine réforme de l'Etat que les professeurs de philosophie se sont dressés, en défendant un idéal professionnel solidaire d'une conception républicaine, jacobine, de la République ; une République qui sanctuarise son école et la protège aussi bien de la logique du marché que de l'intervention intempestive des différents acteurs de la société civile - notables, associations de parents d'élèves, etc. Le groupe professionnel s'est comporté comme un acteur à part entière du champ politique en plaçant sa lutte pour la conservation de son statut universitaire sous le référent politique d'une sauvegarde de la République, contribuant pour une part non négligeable à la revitalisation d'une gauche républicaine au sein de la gauche française à partir du début des années 1980.

B) Liberté philosophique, liberté pédagogique : même combat

Adossant immédiatement la définition de sa professionnalité à son statut d'universitaire et aux finalités d'une éducation républicaine, le groupe professionnel a toujours réclamé la reconnaissance par l'Etat de la liberté philosophique du professeur - qui n'est pas différente du droit de penser librement reconnu à tout citoyen - mais a surtout identifié l'une à l'autre la liberté pédagogique et la liberté philosophique, comme si la nature libérale du régime se jouait dans la licence universitaire laissant au groupe la plus entière liberté pour définir le contenu et la pédagogie de l'enseignement de philosophie, sous la seule direction de l'Inspection Générale, et laissant également à chaque professeur le soin de délivrer un enseignement personnel et original. Le principe général et abstrait de la liberté pédagogique du professeur de philosophie est la seule norme recevable des pratiques par le groupe, qui la tient pour indissociable de la liberté philosophique.

Toute détermination collective de l'enseignement de la discipline, dans son contenu comme dans ses modalités, et par conséquent, toute définition d'une pratique homogène du métier, se sont toujours heurtées à l'affirmation qu'elles étaient contraires aux finalités poursuivies par l'école républicaine et au principe de la liberté pédagogique du professeur de philosophie qui en est directement déduit, selon les tenants de l'idéologie républicaine. On le voit bien à travers la question de la détermination des programmes de philosophie.

Cette dernière est une des questions les plus récurrentes du débat professionnel : elle focalise tous les enjeux, à la fois professionnels (liés à la définition de la philosophie) et politiques : c'est là que se joue, pour la discipline, l'enjeu de la démocratisation : en effet, une plus grande détermination des programmes consiste à scolariser davantage l'enseignement de la discipline et à expliciter tout ce qu'un enseignement de culture a tendance à maintenir à l'état implicite, ne se souciant pas de donner ce qu'il exige.

Les programmes de philosophie ont été réformés à différentes reprises depuis 1945. Tendanciellement, depuis 1945, les réformes ont consisté à les vider de leur contenu positif ou dogmatique pour aboutir à des programmes qui, depuis 1973, sont réduits à la plus simple expression, celle de notions (comme "l'art", "la conscience", "l'histoire", "l'Etat"...). Le choix d'un programme de notions abstraites et indéterminées a été justifié par le respect du principe de la liberté du professeur : les notions du programme sont l'indication de simples pistes de réflexion pour les professeurs, et le cadre des sujets d'examen qui, à leur tour, sollicitent de la part des élèves non la récitation d'un cours ni des connaissances précises, mais un acte de réflexion. L'indétermination d'un programme de notions serait donc le seul à même de respecter et la liberté pédagogique du professeur, et les exigences d'un enseignement réflexif, ainsi que veut l'être l'enseignement philosophique.

Ce principe fut contesté de manière récurrente par des professeurs qui constataient ses résultats : l'impossibilité d'une préparation sérieuse des candidats aux épreuves du baccalauréat, le niveau très médiocre des copies, l'inégalité des chances des candidats qui, pour certains, auraient déjà traité en classe la question, d'autres non. Ces derniers revendiquent de longue date, pour remédier à ces défauts, un programme plus déterminé, en proposant soit un programme de questions, soit un programme de notions plus déterminé (par exemple, par un couplage de notions, comme ce sera le cas du programme rédigé sous la direction d'Alain Renaut, en 2000, voir plus bas). Mais ils n'eurent jamais gain de cause, les pouvoirs professionnels ayant toujours été contre. Ils leur opposaient le dogme : une telle détermination serait contraire à la liberté philosophique et pédagogique du professeur de philosophie ; cela revenait, de manière rampante, à imposer une philosophie déterminée, voire une philosophie officielle.

Le statut d'universitaire libre détermine donc en totalité le métier de professeur de philosophie, ce qui revient en réalité à nier que ce métier exige d'autres compétences que celles qui font le philosophe, intronisé par la réussite à un concours dont les épreuves sanctionnent une valeur philosophique convertie, par l'illusion propre à l'abstraction du concours, en valeur pédagogique. L'universitaire libre est aussi un universitaire seul. Il a été recruté et distingué sur la base de son excellence personnelle ; l'exercice professionnel est censé reconduire les mêmes qualités et avoir pour enjeu les mêmes profits de distinction dans le cadre de la carrière. L'organisation sociale du métier, sa régulation par une inspection qui ne se tient jamais seulement sur le plan du conseil puisqu'elle décide des carrières, vont ici rencontrer des acteurs qui sont eux-mêmes très sensibles aux enjeux de la distinction et soucieux de voir reconnaître leur valeur philosophique personnelle. Dans ces conditions, la constitution des professeurs de philosophie en groupe professionnel partageant une identité collective de métier, travaillant ensemble à élaborer des pratiques d'enseignement communes et efficaces, allait totalement à l'encontre des normes d'exercice dominantes.

Le verrou à faire sauter, pour constituer une identité collective de métier, sur laquelle étayer un enseignement de philosophie commun, a toujours été l'identification absolue de la liberté philosophique et de la liberté pédagogique des professeurs de philosophie. C'est ce à quoi se sont employés ceux que ne satisfaisait pas l'identité traditionnelle du professeur de philosophie et qui ont cherché à obtenir la reconnaissance de la composante pédagogique parallèlement à la constitution d'une identité de métier. On trouve par exemple chez un Charles Hadji, dans les années 1970 et 1980, des textes publiés dans la Revue de l'enseignement philosophique dans lesquels il montre que la liberté philosophique n'implique en rien la liberté pédagogique au sens où les leaders de la profession l'entendaient.

II) Perspective historique : l'enseignement de la philosophie dans les Lycées en France depuis 1945, ou les occasions ratées de sa démocratisation

Commençons par préciser dans quel sens nous entendons la démocratisation de l'enseignement. A partir de 1945, il s'agit de 1'extension de l'accès de l'enseignement secondaire aux classes sociales qui en étaient exclues avant guerre - et qui fréquentaient l'école primaire, au mieux le primaire supérieur. Cela a signifié d'abord une augmentation des effectifs scolarisés dans le secondaire. En termes de structures, on est passé d'une organisation en ordres à une organisation unifiée dans laquelle le secondaire prolonge le primaire. De 1945 à 1975, les réformes concernent essentiellement le premier cycle du secondaire jusqu'au collège unique ; parallèlement, dans le second cycle du secondaire, on multiplie les filières et les baccalauréats (généraux, technologiques puis professionnels) aussi bien pour adapter l'enseignement à la structure des emplois que pour l'adapter à la diversité des goûts et des aptitudes d'élèves de plus en plus nombreux. La démocratisation de l'enseignement secondaire n'a pas toujours été le but poursuivi, mais un effet induit d'une politique de modernisation, visant à rationaliser la relation formation-emploi - ce qui complique la question.

Toujours est-il que les enjeux de cet aspect de la démocratisation sont les suivants :

  • La massification s'est mécaniquement traduite par l'augmentation des élèves "non doués" selon les critères de l'ancien secondaire, dont les élèves étaient triés à l'entrée.
  • Quant à la multiplication des filières et des baccalauréats, entre 1945 et 1985, elle a donné lieu à leur mise en concurrence et à leur hiérarchisation, et indirectement, à la mise en concurrence et à la hiérarchisation des disciplines qui formaient l'enseignement principal de ces sections.

Le premier enjeu de la démocratisation est l'enjeu pédagogique. La "non pédagogie" pratiquée traditionnellement par l'enseignement secondaire qui s'adressait à des élèves culturellement prédisposés à recevoir la culture scolaire a été profondément interrogée par la présence de plus en plus nombreuse d'élèves qui n'avaient pas ces prédispositions. De là vient que la démocratisation du secondaire est devenu l'enjeu d'un conflit entre les professeurs qui voulaient, et qui généralement, pouvaient, perpétuer dans leurs pratiques la non pédagogie propre à la transmission d'une culture, et ceux qui, par nécessité ou par engagement, ne pouvaient ou ne voulaient pas perpétuer une non pédagogie socialement discriminante. Cet enjeu a dominé la période qui a suivi 1968 et a connu une seconde vigueur après 1981 et la seconde vague de démocratisation du lycée, à partir de 1985.

Le second enjeu de la démocratisation est l'enjeu institutionnel. Il ne concerne pas directement les pratiques de l'enseignement de la philosophie, mais la manière dont les professeurs de philosophie, que leur association professionnelle s'est efforcée de constituer en acteur collectif solidaire de l'inspection générale, ont abordé les changements structurels de l'enseignement secondaire. Appelons cela la "politique de l'enseignement de la philosophie". Les professeurs de philosophie ont déployé, à travers l'inspection et leur association, qui fut longtemps unique, une stratégie par rapport à la création de sections nouvelles et de plus en plus nombreuses de l'enseignement secondaire. La démocratisation de l'enseignement s'est alors posée, aux professeurs de philosophie, à travers les questions suivantes : doit-on enseigner la philosophie dans toutes les sections de l'enseignement général, technologique, professionnel ? Doit-on enseigner la même philosophie, à travers les mêmes programmes, et de la même manière, à tous, ou faut-il penser un enseignement philosophique différencié ?

Chacun de ces deux enjeux de la démocratisation s'est révélé très clivant dans la profession. Dans une première période, de 1945 à 1968, et alors que démocratisation de l'enseignement secondaire se jouait principalement dans la réforme de ses structures, c'est surtout l'enjeu, institutionnel qui s'est imposé. Dans une seconde période, que nous faisons commencer en 1968, mais qui a connu un rebond important après 1981, à une époque où le politique a voulu démocratiser l'enseignement secondaire par des réformes pédagogiques, il n'est pas étonnant que ce soit l'enjeu pédagogique à travers lequel les professeurs de philosophie ont été confrontés au problème de la démocratisation de l'enseignement secondaire.

Nous allons revenir rapidement sur chacun de ces deux enjeux dans les trois périodes que nous proposons de distinguer.

A) 1945-1968

1) Le combat pour restaurer la classe de Philosophie d'avant-guerre

Lorsqu'elle se reconstitue, en 1945, l'ancienne Amicale des professeurs de philosophie de lycée, qui allait devenir l'APPEP deux ans plus tard, définit la stratégie corporative en ces termes : "La classe de Philosophie est la classe terminale normale". Jusqu'en 1968, la profession s'est efforcée de redonner à la classe de Philosophie la position institutionnelle et le prestige qu'elle avait avant guerre, quand elle avait le quasi monopole de la scolarisation, la dernière année des études secondaires, d'une élite scolaire et des futures élites socioprofessionnelles. Or, ce statut, les politiques menées sous Vichy et ensuite, sous la IVe et la Ve Républiques, le lui ont fait perdre - la IVe République entérinant la classe de Philosophie-sciences en créant la classe de Sciences expérimentales en 1945. Cette stratégie a opposé de manière chronique le groupe aux autorités politiques qui, dans les années 1950 et 1960, ont organisé la modernisation et la démocratisation de l'enseignement secondaire en multipliant les créations de nouvelles sections de l'enseignement secondaire et de nouvelles séries de baccalauréat, tant dans l'enseignement général que dans l'enseignement technique.

Les années 1956-1957 furent marquées par de vives tensions entre les professeurs de philosophie et le pouvoir qui favorisait le développement des sections scientifiques et techniques et encourageait l'administration à y orienter les meilleurs élèves - ce qui renforçait des tendances culturelles et historiques de plus vaste ampleur manifestes dès les années 1950 : la fin de la prévalence des humanités classiques dans l'enseignement secondaire, sa marginalisation par la création de multiples sections modernes (sans latin et sans grec) et techniques, la montée en puissance des enseignements scientifiques et techniques, la valorisation de la classe de Mathématiques, qui scolarisait désormais les meilleurs élèves et offrait les débouchés les meilleurs et en plus grand nombre (écoles d'ingénieur, mais aussi écoles de commerce, médecine, haute administration, etc.)

Au milieu des années 1950, l'APPEP adopte en son assemblée générale une doctrine par laquelle elle justifie son refus de la création de multiples filières au sein de l'enseignement secondaire, et donc son attachement à l'ordre et à l'organisation secondaires d'avant 1940 : elle tient pour "l'orientation selon les aptitudes", et s'oppose à "l'orientation selon les carrières", qui lui semble inspirer la nouvelle organisation. L'opposition, d'inspiration humaniste (il faut former l'homme avant de former le professionnel), et apparemment progressiste (l'opposition à une nouvelle organisation subordonnant l'enseignement à la formation de la main-d'oeuvre) ne doit pas faire illusion. Une lecture un peu fine des textes laisse clairement entendre ce qu'il fallait entendre par "orientation selon les aptitudes" : revenir à l'organisation où la classe de Philosophie était le véritable couronnement des études secondaires classiques, ou, à tout le moins, lui redonner la première place et restaurer sa valeur sociale déclinante, en y envoyant les élèves les plus aptes, ou les plus doués - alors qu'on commençait à y envoyer le "rebut", comme on disait à cette époque.

La restauration de la classe de Philosophie n'était pas pure nostalgie mais répondait à de forts intérêts corporatifs, aussi bien matériels (heures, postes, services) que symboliques (prestige) : à une époque où la classe de Philosophie déclinait à la fois quantitativement et qualitativement, il s'agissait de retrouver la valeur scolaire et sociale qu'avait, avant guerre, adossé à toute la valeur des humanités classiques, la philosophie au sein de la classe éponyme. Toute l'action collective du groupe professionnel a visé une telle restauration, jusqu'en 1968, là où la démocratisation de l'enseignement secondaire aurait au contraire exigé des professeurs de philosophie qu'ils repensent l'enseignement philosophique et la contribution qu'il aurait pu apporter à la définition de nouvelles humanités, comme on disait alors, à une époque où la démocratisation consistait à diversifier les formes de la culture scolaire, et à proposer d'autres voies que la culture lettrée et classique (dont l'enseignement du latin était le marqueur), sous la forme des humanités techniques et scientifiques. La stratégie corporative de restauration de la classe terminale consacrait au contraire un enseignement de philosophie "couronnant" la seule formation des humanités classiques, faisant dépendre sa valeur de sa solidarité avec la culture classique lettrée. Cette stratégie sur le terrain institutionnel s'est révélée déterminante pour comprendre la doctrine pédagogique - ou plutôt non-pédagogique - de l'enseignement philosophique.

2) La doctrine pédagogique

Nous allons évoquer quelques uns des points de la doctrine élaborée par la profession sur des questions proprement pédagogiques.

- Un enseignement réflexif voué à distinguer les "bons esprits" : enjeu de la définition d'un enseignement philosophique distinct d'un enseignement de philosophie

A cette époque, les débats professionnels internes ont surtout porté sur la définition du contenu du programme de philosophie. L'inspection et les membres les plus influents et les plus nombreux de l'APPEP tenaient pour un programme de philosophie générale, où les grandes questions éternelles étaient traitées en s'appuyant sur l'étude des grands textes les plus classiques d'une tradition philosophique : l'enseignement de philosophie venait consacrer l'éducation humaniste lettrée. Ils affirmaient la dignité spéciale de l'enseignement philosophique en soulignant sa dimension réflexive, laquelle fut opposée à un enseignement délivrant des connaissances, faisant appel à la simple mémoire. L'identité professionnelle était forgée en grande partie par la conscience d'enseigner une discipline noble, et de constituer à ce titre une noblesse enseignante.

A la fin des années 1940 et au début des années 1950, cette conception du programme de philosophie fut combattue au nom d'une position plus modeste, considérant qu'il n'était pas indigne du professeur de philosophie d'enseigner les doctrines des auteurs et d'évaluer les candidats au baccalauréat sur leurs connaissances philosophiques : parmi ces tenants d'une vulgarisation philosophique, plus démocratique dans son inspiration, se trouvaient des universitaires réputés, comme Ferdinand Alquié3.

Les tenants d'un enseignement de philosophie n'ont jamais eu gain de cause face à l'enseignement philosophique traditionnellement pratiqué dans l'enseignement secondaire et secondaire supérieur (ainsi que nous proposons d'appeler l'enseignement des classes préparatoires aux grandes écoles). Le modèle élitiste de l'enseignement secondaire, cherchant explicitement à distinguer les meilleurs élèves à travers des exercices comme la dissertation, censés permettre à un candidat de déployer sa puissance de réflexion et sa culture générale,

s'est donc imposé face à un modèle plus démocratique, en ce qu'il ne visait pas de tels effets de distinction - comme si l'enjeu était la pré-selection des futures élites philosophiques - mais cherchait de manière rationnelle à enseigner des connaissances et à vérifier leur maîtrise chez les élèves - modèle où l'on s'assure que les élèves sont évalués sur ce qui a fait l'objet d'une inculcation scolaire.

Dans le même registre, les professeurs de philosophie se sont opposés à une autre réforme technique du baccalauréat en 1959 qui supprimait l'oral de philosophie - qui devenait désormais une simple épreuve de repêchage -. Dans la revue professionnelle de l'époque, de nombreux commentaires ont déploré cette relégation, au motif que l'oral était une épreuve qui, bien mieux que l'écrit, permettait de "juger de la qualité, de l'intelligence et de la sensibilité, c'est-à-dire de la culture" d'un candidat4. De même, on fustige "la question de cours" à l'examen, car "cela profite aux élèves médiocres"5, comme le dit l'un des contributeurs de la Revue.

- Un programme de métaphysique qui fait fond sur la culture classique qui renvoie les positivités scientifiques à l'indignité philosophique

Aux métaphysiciens distingués ne s'opposaient pas seulement les "vulgarisateurs", mais aussi les "encyclopédistes". Avant que la signification de ce terme ne s'inverse, les professeurs de philosophie reprochaient aux anciens programmes (ceux de 1902, rafraichis en 1925) d'être "encyclopédiques". Ce qui était visé, c'était la mauvaise hétérogénéité de programmes croulant sous le poids des connaissances positives, notamment dans le chapitre "Psychologie". Au fil du temps, le programme de philosophie s'était en effet ressenti de la constitution de la psychologie en science et de l'influence des philosophes positivistes sur l'institution, en accumulant des connaissances que les professeurs rabâchaient dans leurs cours. Au nom d'un allègement du programme, les "métaphysiciens", tenants d'une "philosophie générale" de nature réflexive, et non positive, n'ont eu de cesse d'oeuvrer à désencombrer le programme de son contenu positif - tendance qui aboutira au programme de 1973, composé de notions isolées, totalement abstraites, un programme complètement dématérialisé.

Une minorité de professeurs a toujours tenu à une conception de la philosophie qui faisait une large place aux savoirs positifs des sciences naturelles et humaines. Le désaccord a donc porté très tôt, dès 1947, sur la conception du programme de philosophie, en ceci qu'il renvoyait lui-même à des désaccords philosophiques et politiques, avant de se cristalliser sur la question de l'ouverture de la philosophie aux Sciences humaines, sous la forme d'une querelle assez vive à la fin des années 1950 (1958-1959).

Outre que les sciences humaines donnaient un contenu à l'enseignement de philosophie -autre que les grands textes des classiques, unique objet d'un enseignement "de réflexion et de culture", selon l'expression consacrée de l'époque -, elles permettaient aux professeurs de philosophie d'être en prise avec l'état du savoir contemporain et de donner une valeur actuelle à leur enseignement, et à le faire descendre du ciel des Idées platoniciennes sur la terre où les questions sollicitant les jeunes gens de l'époque ne manquaient pas - comme la décolonisation. Les sciences humaines fournissaient des instruments pour aborder ces questions, que les tenants de l'orthodoxie philosophique ont toujours traitées avec dédain sous le nom de questions "journalistiques".

Le combat de la corporation pour défendre la classe de Philosophie va de pair avec la lutte acharnée qu'elle mène pour sauver l'identité métaphysique de la philosophie universitaire, et la légitimité culturelle de son enseignement, qui justifie qu'elle conserve sa place de couronnement des études secondaires et de discipline fondamentale des classes terminales des lycées. Mais la relation est à double sens : la signification philosophique du combat pour la métaphysique est aussi institutionnelle, et il s'agit à travers lui de sauvegarder pour la philosophie la domination organisationnelle et symbolique qu'elle exerçait sur l'enseignement secondaire français, et que lui contestaient des sciences humaines qui avaient la faveur des instances politiques modernisatrices et les tenants des "nouvelles humanités".

Cet enjeu a conduit la corporation à solidariser l'enseignement de philosophie avec l'enseignement secondaire classique, au moment où la transformation du second degré passait par la création d'autres voies, scientifiques, techniques, modernes, qui contestaient à l'enseignement classique le monopole de la formation humaine - au nom des humanités scientifiques et techniques - et où les autorités politiques incitaient l'enseignement de philosophie à redéfinir son articulation avec les sciences, au risque de perdre l'identité et la légitimité prestigieuses qu'il avait au titre d'un enseignement de culture consacrant un cursus classique.

B) 1968-1981

1) La bataille de l'extension de l'enseignement philosophique

1968 introduit incontestablement une rupture, politique, pédagogique mais aussi générationnelle. Il y avait toujours eu de la conflictualité au sein du groupe, mais cette fois-ci, elle était politisée explicitement et donc radicalisée. Surtout, elle avait cessé d'être contenue dans les limites d'une seule association. Les années 1970 voient la constitution de groupes qui concurrencent directement l'APPEP et portent des projets de démocratisation et de réforme pédagogique de l'enseignement de philosophie. Les divisions se traduisent par la création par Jacques Derrida, au début de l'année 1975, du Groupe de Recherche sur l'Enseignement de la Philosophie (GREPh), qui, bien qu'il n'ait pas été à l'origine une association, a été perçu comme un concurrent illégitime par l'APPEP. Le GREPh s'opposait frontalement à l'institution existante de l'enseignement de philosophie. Sa proposition majeure était d'introduire la progressivité dans l'enseignement de la philosophie dès les classes de seconde et de première. Cette mesure visait explicitement sa démocratisation, puisqu'il s'agissait de prendre en charge, avant la terminale, l'apprentissage des compétences linguistiques, logiques et culturelles qui sont requises pour faire de la philosophie avec quelque chance de succès. Mais le GREPh allait plus loin, et contestait la définition de la philosophie comme discours de la totalité, proposant au contraire un enseignement de philosophie articulé aux autres disciplines dans un rapport non hégémonique et dominant à leur égard. Il proposait en outre qu'une partie du programme de terminale change chaque année, et entendait favoriser les activités de recherche des professeurs du secondaire - à quoi correspondit la création, en 1983, du Collège International de Philosophie. La démocratisation de l'enseignement se serait accompagnée d'une démocratisation de l'organisation scolaire par l'affaiblissement de sa structuration hiérarchique.

Sa démarche suscita l'ire de l'Inspection Générale et de l'APPEP, qui s'est généralement comportée comme son allié indéfectible. Les propositions de Derrida et du GREPh, en effet, auraient bouleversé non seulement la définition de la philosophie enseignée, mais les partages institués entre le secondaire et le supérieur, l'enseignement et la recherche, et, avec eux, l'ordre institutionnel d'un enseignement auquel présidaient conjointement l'Inspection Générale et les universitaires du jury d'agrégation.

La question de la progressivité de l'enseignement de philosophie devint l'emblème d'une réforme démocratique de l'enseignement de philosophie. Elle allait contre un dogme que la profession avait adopté en 1965, dans un mouvement de fronde contre la loi Fouchet-Capelle. A cette occasion, l'APPEP avait publié un numéro spécial de la Revue, en février 1965, où elle figea dans le marbre la doctrine - élaborée en 1957 et confirmée en 1961- selon laquelle le tout de la philosophie doit être enseigné par un seul maître en une seule année. Comme on le voit, ces doctrines, ou ce qu'il faut bien appeler ces dogmes, qui ont dominé l'univers professionnel jusqu'à aujourd'hui, sont souvent, au départ, des réponses du corps à des mesures conjoncturelles - le plus souvent, des réformes techniques du baccalauréat auxquelles l'afflux massif de candidats contraignait l'administration.

Toujours sur la scène institutionnelle, les professeurs de philosophie s'unirent en 1975 pour lutter contre le projet du ministre René Haby de rendre optionnel l'enseignement de philosophie en terminale et pour l'introduire en classe de première. Mais le GREPH, qui soutenait son introduction en première, fut accusé par l'APPEP de faire le jeu du ministère, de sorte que l'union ne réussit pas à refermer les germes de la division. Le projet d'une philosophie optionnelle en terminale n'aboutit finalement pas. Au cours des commissions mises en place par le ministère dans le cadre de la concertation autour du projet de loi, l'Inspection Générale de philosophie créa la surprise en demandant l'extension de l'enseignement de philosophie à toutes les classes terminales de l'enseignement technique. D'un point de vue corporatif, cela représentait beaucoup d'heures et de postes pour la discipline, et surtout, cette extension horizontale était un contrefeu à la demande du GREPh d'une extension verticale en première et dans toutes les formations supérieures, de l'enseignement de philosophie. Le statut terminal de l'enseignement de philosophie était préservé. Mais l'enseignement de philosophie dans les sections techniques à faible horaire allait se traduire par de grandes difficultés pour les professeurs (difficultés pédagogiques, services pléthoriques).

Surtout que la doctrine commandait d'enseigner la même philosophie, de la même manière, à tous les élèves. On comprendra que la problématique de l'enseignement de philosophie dans les sections technologiques (programmes, pédagogie, épreuves d'examen) allait être au coeur des fractures et de la controverse professionnelles dans les années 1980 - l'extension de l'enseignement de philosophie à toutes les sections technologiques ayant été l'oeuvre de la gauche entre 1981 et 1985. Au nom de l'idée que la philosophie est une et indivisible, comme la République, la profession avait en effet décidé, après avoir renoncé à réclamer la restauration de la classe de Philosophie (remplacée en 1965 par la terminale A), que le meilleur moyen de défendre l'intégrité de l'enseignement philosophique consistait à exiger qu'on enseigne la même "philosophie générale", le même tout de la philosophie, dans toutes les sections (une philosophie au contenu hétéroclite, fourni par les grands textes classiques, dont les manuels scolaires compilent des extraits).

2) Contre la rénovation pédagogique de l'enseignement de philosophie : histoire d'une contre-réforme

Dans les années qui suivirent Mai 1968, la pédagogie traditionnelle fut contestée par de nombreux professeurs de philosophie, comme l'attestent les Journées de Sèvres de mars 1970, qui réunirent de nombreux professeurs. La dissertation est sur la sellette, ainsi que la pédagogie magistrale. Plus généralement, les fonctions sociales du système scolaire sont interrogées. On se prononce pour des pédagogies de groupes, des pratiques interdisciplinaires. Il faut ajouter que ces Journées furent organisées par l'Inspecteur Général Tric qui, pour l'occasion, passa par-dessus l'APPEP - laquelle en ressentit un vif dépit. Il y eut donc un temps, entre 1969 et 1970, où l'inspection donna des signes d'encouragement à la rénovation pédagogique d'inspiration démocratique de l'enseignement de la philosophie. Mais l'initiative du doyen Tric fut sans lendemain.

L'Inspection Générale, menée par la forte personnalité de Jacques Muglioni, ne tarda pas à siffler la fin de la récréation. Elle trouva le plein assentiment du Bureau national de l'APPEP issu de la crise de 1968. Elle ne ménagea pas ses efforts, pendant toute la décennie 1971-1980, à travers des publications et de nombreux stages académiques tenus partout en France, pour faire passer le message suivant : la rénovation pédagogique ne passera pas par l'enseignement de philosophie. En même temps que Jacques Muglioni fit adopter de nouveaux programmes (1973), plus indéterminés que jamais (même s'ils faisaient droit à l'intérêt de l'époque aux questions épistémologiques), il co-produisit avec de talentueux professeurs de Khâgne et d'Université, une philosophie de l'enseignement de philosophie, directement dirigée contre la rénovation pédagogique, et opérant un recentrage sur le contenu disciplinaire de l'enseignement et sur la capacité du professeur, par son autorité, à assurer la discipline dans sa classe tout autant qu'à assumer sa position de maître.

Cette philosophie consistait à frapper d'illégitimité toute considération pédagogique, considérant que "la philosophie était à elle-même sa propre pédagogie". A travers la pédagogie, était récusée une rénovation pédagogique qui s'appuyait sur la connaissance de la sociologie et de la psychologie de l'éducation pour déterminer les modalités de l'enseignement les plus propres à assurer un enseignement démocratique, au sens extensif et large du terme, par opposition à l'enseignement sélectif de l'élitisme républicain. Le combat contre la psychologie et contre la socio-pédagogie n'était donc pas seulement un conflit opposant des disciplines à vocation hégémonique - un nouveau conflit des facultés - : il avait une signification politique, et annonçait la revitalisation de l'idéal républicain auprès de nombreux philosophes dans les années 1980. Le discours abstrait du droit - chaque élève a le droit d'être instruit - fut opposé aux données de la sociologie scolaire qui demandaient à tout le moins de prendre en compte la diversité sociale des élèves qui fréquentaient désormais les cours de philosophie, prise en compte sur laquelle certains étayaient la demande de ne pas enseigner la philosophie de la même manière, de ne pas évaluer les élèves à travers les mêmes exercices, notamment ceux des sections technologiques. Du point de vue de l'inspection, une telle analyse, concluant à la nécessité d'adapter l'enseignement de la philosophie aux nouveaux publics scolaires, relevait de l'abandon de poste de la part de professeurs démissionnaires. L'esprit missionnaire devint, avec le zèle, la vertu professionnelle cardinale.

C) 1981-2003

1) La constitution d'un front républicain de défense de l'Ecole contre une politique de démocratisation pédagogique de l'enseignement philosophique ; des clivages professionnels qui se creusent

Les lignes de force mises en place dans les années 1970 vont se maintenir dans les décennies suivantes. Elles se structureront encore dans les années 1980 par l'opposition de l'APPEP et du GREPh, lequel articulera des propositions très précises d'une nouvelle institution démocratique de l'enseignement de philosophie dans les lycées, en 1983. De crainte que ces propositions n'aboutissent, et alors que le ministère Savary donnait des gages à la deuxième gauche, anti-jacobine, et au camp de la rénovation pédagogique du lycée - en commandant des rapports à Antoine Prost, André de Peretti, Louis Legrand -, le doyen de l'Inspection Générale et le président du jury d'agrégation de philosophie de l'époque prirent l'initiative d'une réunion publique, à Sèvres, en 1984, dans laquelle ils rappelaient les principes de l'Ecole républicaine, au nom de laquelle ils réaffirmaient avec force que l'enseignement philosophique ne devait connaître ni rénovation institutionnelle, ni rénovation pédagogique. Au cours de la vingtaine d'années qui a suivi, et surtout dans les années 1990, quand la polémique sur la réforme des programmes de philosophie faisait rage, les dirigeants de l'APPEP et les porte-parole autorisés de la profession se sont complètement appropriés ce discours républicain pour refuser avec la dernière vigueur toute réforme de l'enseignement de philosophie.

La lutte d'un front républicain des professeurs de philosophie contre les autorités réformatrices (particulièrement sous les gouvernements de gauche) allait avoir beaucoup d'occasions de se manifester, car ces dernières, dans les années 1980, n'ont plus guère touché aux structures du système scolaire, mais ont choisi la voie pédagogique pour démocratiser l'enseignement secondaire.

Pendant toute cette époque, la guérilla que le groupe professionnel, derrière ses leaders, a menée contre les autorités réformatrices, s'est redoublée d'un conflit interne qui opposait conservateurs et novateurs, lesquels ont reçu l'appui d'une nouvelle association, créée en 1998, l'Association pour la Création d'Instituts de Recherche sur l'Enseignement de la Philosophie (ACIREPH). Cette dernière rassemblait les militants d'une réforme pédagogique de l'enseignement de philosophie.

Parallèlement à ces luttes, les conditions de l'enseignement de philosophie, notamment dans les classes technologiques, ont considérablement accru les difficultés que rencontraient certains professeurs, et ont augmenté l'hétérogénéité des conditions de travail - et plus généralement, l'hétérogénéité d'un groupe, celui des professeurs de philosophie de l'enseignement public, qui, de quelques 600 professeurs, au début des années 1950, était passé au nombre de 4291 l'année scolaire 1999-2000. Les oppositions que nous venons de relater au niveau des associations expriment et permettent la représentation de ces disparités croissantes. A partir des années 1980, les partisans de la rénovation pédagogique et démocratique de l'enseignement de philosophie s'appuient sur un ensemble de représentations qui entérine ces disparités, et qui fait la différence entre les "Professeurs de Philosophie", et les "Enseignants du Philosopher"6. Les fractures professionnelles se symbolisent alors dans l'opposition des professeurs "qui font profession de Philosophie" -, qui adressent un enseignement cultivé à un public préparé à le recevoir, et des enseignants qui ne se posent pas en représentants de la philosophie, mais cherchent laborieusement à l'enseigner à des élèves, et cherchent non à enseigner ce que l'on pourrait appeler le discours cultivé de la philosophie, mais à apprendre les actes intellectuels qui sont pratiquement requis pour philosopher. Enseigner la philosophie n'est pas le même métier, selon qu'on le fait pour les élèves d'antan ou encore les élites sélectionnées des classes préparatoires, ou bien pour le tout venant des enfants des classes populaires des terminales technologiques : si le premier peut réaliser l'idéal, ce n'est pas le cas du second, qui est cependant tenu de s'y conformer. Il s'agit, pour les dominés, de faire reconnaître, contre la politique corporative unitaire, qui fait du professeur de Khâgne l'idéal-type du professeur de philosophie, que quelque chose comme la lutte des classes passe chez les enseignants, comme elle passe dans la société dont ils accueillent les enfants, et que le travail de l'aristocratie professorale n'a rien à voir avec celui du prolétariat enseignant ; ou que, à tout le moins, l'enseignement de philosophie ne peut pas impunément ignorer le monde social dans lequel il intervient.

2) Le rejet du rapport Bouveresse-Derrida et l'impossible réforme des programmes de philosophie

Quant à la dimension proprement pédagogique, l'époque se caractérise par la mise en échec, par les autorités professionnelles, de tous les projets, répondant à des initiatives de gouvernements de gauche, de démocratisation de l'enseignement de philosophie, sous la forme d'une réforme de l'enseignement de philosophie qui non seulement tiendrait compte de la démocratisation des lycées, mais qui - sous sa forme la plus haute - consisterait à repenser la manière dont il peut intervenir comme élément d'une culture que doit posséder le citoyen d'une démocratie moderne - une autre culture, et de plus grande extension, que la culture lettrée que celle qui était réservée aux élites de la IIIe République.

Le rapport de la Commission de philosophie et d'épistémologie et son destin

Le premier de ces projets, porté par une ambition de ce type, fut, en 1989, le rapport de la Commission de philosophie et d'épistémologie, co-présidée par Jacques Bouveresse et Jacques Derrida, qui elle-même s'inscrivait dans une réforme globale des enseignements que Lionel Jospin avait commandée à Pierre Bourdieu et François Gros. On y retrouvait, parmi les mesures préconisées, la progressivité de l'enseignement de philosophie. Mais c'est son inspiration générale qui fut combattue par l'Inspection Générale d'alors et par l'APPEP. La raison en est simple : elle tenait dans la volonté d' "équilibrer une formation philosophique jusqu'ici trop souvent voire exclusivement dominée par des modèles littéraires ou opposés aux modèles des sciences sociales ou des sciences en général". Le modèle lettré de l'enseignement philosophique venant couronner les humanités classiques était mis en cause pour les besoins de la définition des formes d'une nouvelle culture scolaire pensée pour un lycée démocratique. Une fois de plus, les autorités professionnelles, suivies par l'APPEP majoritaire, refusèrent cette opportunité de démocratisation de l'enseignement philosophique.

Les antagonismes entre professeurs de philosophie furent ravivés et s'installèrent pendant la quinzaine d'années qui suivit ce rapport. Les propositions du rapport Bouveresse-Derrida avaient été enterrées, du fait que l'Inspection Générale y était farouchement hostile, mais son opposition aux réformes pédagogiques de l'enseignement philosophique eut encore souvent l'occasion de s'exercer, notamment à l'encontre de la rénovation du programme de philosophie, qui fut l'affaire de plusieurs ministères et de plusieurs Groupes de travail successifs, entre 1991 et 2003 (même si l'on doit mentionner l'existence de divisions au sein même de l'inspection).

La "querelle des programmes"

La "querelle des programmes" dura de manière plus ou moins continue pendant quinze ans, et aboutit, en 2003, à l'adoption d'un programme considéré comme acceptable par l'Inspection Générale et par l'APPEP, qui maintenait la philosophie générale de l'enseignement de philosophie et laissait au programme son caractère largement indéterminé, sauvant donc la "liberté pédagogique" des professeurs - et maintenant le statu quo.

La querelle prit une allure violente à chaque fois que les présidents des groupes chargés de proposer de nouveaux programmes - d'abord appelés Groupes Techniques Disciplinaires puis Groupes d'Experts - ont fait des propositions de détermination plus grande du programme et de la formulation des sujets d'examen. Ce fut le cas de deux d'entre eux : Jean-Marie Beyssade, en 1992, et Alain Renaut, entre 2000 et 2002. Le premier fit part publiquement de "l'urgence de la crise" de l'enseignement de la philosophie dans les sections technologiques - diagnostic aussitôt démenti par l'Inspection Générale d'alors. Il appelait non à de simples aménagements, mais à une refonte en profondeur de l'enseignement de la philosophie dans ces sections. On aura compris que le projet fut enterré. Quant au programme conçu par le groupe dirigé par Alain Renaut, et qui fut publié au Journal officiel le 22 août 2000, avant d'être remplacé par un autre, en 2003 (le programme dit "Fichant", jugé plus orthodoxe), il contenait, outre les propositions de détermination déjà évoquées, les "axes de reformulation" suivants : "inscrire dans les programmes un certain nombre de questions à ancrage contemporain", et "ménager les conditions d'un apprentissage de l'argumentation". L'opposition à ces innovations fut violente. Les questions à ancrage contemporain relevaient, par une rhétorique déjà ancienne, du "journalisme" ou de la "mode" ; quant au second point, l'objection toucha l'affirmation fondamentale que l'on pouvait lire dans les motifs préalables du programme : "Dans une société démocratique, dont la dynamique ne cesse de se développer sous nos yeux secteur par secteur, il faut de plus en plus savoir argumenter, c'est-à-dire exposer ses idées à la discussion et discuter les idées des autres".

Au nom du républicanisme, c'est un fait social - la démocratisation sociale de l'enseignement de philosophie et le changement quantitatif et qualitatif du public lycéen - qui a été nié. Mais ce qui a été également récusé, et qui ne fait pas consensus dans la profession, c'est la manière dont la philosophie peut intervenir, conjointement aux autres disciplines, au titre de la formation du citoyen d'une société démocratique : ni les moyens ni même la finalité ne sont acceptés par tous. La question est en effet problématique et ne doit pas être tranchée dogmatiquement. Mais elle mérite en tout cas d'être posée. En tout état de cause, une simple position de refus et de repli sur la protection de la discipline savante dominée par les modèles littéraires n'est certainement pas une réponse à la mesure de l'enjeu, si elle doit reconduire une forme de culture philosophique qui correspondait à un projet politique où il n'était pas question que tous accèdent à l'enseignement du lycée, et donc à l'enseignement philosophique, comme cela a été le cas depuis son institution jusqu'en 1940.

Conclusion

Retenons donc que les professeurs de philosophie, à travers leurs structures de représentation professionnelle, se sont toujours majoritairement opposés à ce que leurs pratiques d'enseignement connaissent une rationalisation pédagogique au nom du droit de dire, quasiment au titre d'intellectuels organiques de l'école républicaine, les finalités de l'éducation, et d'en déduire les caractéristiques pédagogiques de leur enseignement. Ils ont de la sorte activement empêché que s'applique à leur discipline l'ensemble des déterminations ordinaires des disciplines scolaires. Bref, l'anormalité scolaire est tenue pour l'état normal de l'enseignement philosophique. Le maintien du caractère individualiste et libéral de l'enseignement de philosophie, a donc été l'objet d'une lutte sans répit de la profession, qui a construit une doctrine de l'enseignement philosophique où était théorisé et justifié son statut d'exception. A partir de ce moment, le désaccord avec la voie pédagogique de la démocratisation adoptée à partir de 1981 a été théorisé dans un front du refus républicain qui a pris comme modèle l'Ecole de la IIIe République, organisée pour la promotion des meilleurs et non la démocratisation de la société7.

Il faut ajouter qu'au début de chacune des trois périodes étudiées, les conditions historiques et politiques étaient favorables à une démocratisation de l'enseignement philosophique ; par trois fois, les atermoiements politiques, les clivages syndicaux, les stratégies professionnelles obéissant à des considérations corporatives, le poids des représentations collectives et l'autorité des élites professionnelles sur le groupe ont fait échouer la démocratisation de l'enseignement philosophique. Le résultat est le suivant : la démocratisation a été subie par des professeurs de philosophie largement sur la défensive depuis le début des années 1950, ce qui a abouti à une situation complètement nouée : des professeurs frustrés par une démocratisation perçue comme responsable d'un affaiblissement des exigences et du niveau des élèves, et donc, d'une dévalorisation de leur travail.

Comme déjà certains professeurs de philosophie en ressentaient le besoin il y a maintenant plus de cinquante ans, il est selon nous grand temps de renoncer à ce qu'il y a de mythologique dans la construction de l'identité professionnelle du professeur de philosophie, et de trouver le chemin d'une régulation collective d'un métier qui réponde enfin aux normes du principe de justice des démocraties actuelles, non à celles de l'élitisme républicain méritocratique, qui était parfaitement adapté à l'écologie politico-scolaire de la IIIe République, morte il y a soixante-quinze ans. Mais comme on l'aura compris, ce point de vue est loin d'être partagé.


(1) Article publié sur le site du GRDS : www.democratisatiion-scolaire.fr

(2) Exclusivement masculine au départ, l'enseignement de philosophie s'est lentement ouvert aux femmes, qui représentaient environ 40% des professeurs du secondaire public entre 1980 et 2000 - pour un taux moyen d'environ 63% de féminisation toutes disciplines confondues en 2000. Elle reste l'une des disciplines la moins féminisée des disciplines de l'enseignement général.

(3) Voir son article dans la Revue de l'enseignement philosophique, déc. 1954-janvier 1955.

(4) Revue de l'enseignement philosophique, avril-mai 1959, P 41.

(5) Revue de l'enseignement philosophique, avril-mai 1958, p.15.

(6) Francis Godet, "Philosophie des professeurs ou enseignement du philosopher", Revue de l'enseignement philosophique, Juin-juillet 1982, pp. 56-57.

(7) Cf. Le modèle républicain, Serge Bernstein, Odile Rudelle (dir.), PUF, 1992.