Un atelier de philosophie en Maison d'arrêt

L'opportunité m'a été offerte d'animer un atelier de philosophie en Maison d'arrêt, à raison de deux heures hebdomadaire. Je le nomme «atelier» et «non cours», car aucun enseignement n'y était visé au sens institutionnel, avec un ensemble de savoirs à acquérir, ou de compétences à construire, ni aucun diplôme à certifier : l'idée était de proposer une expérience de réflexion philosophique à des détenus, a priori de courte ou moyenne peine, sans prérequis ni objectif spécifique. L'idée d'expérimenter auprès d'un public adulte ce que je cherchais dans mes classes de seconde s'est imposée à moi, et c'est donc un atelier de cinéphilosophie que j'ai organisé. Il m'a fallu convaincre en amont le responsable de l'unité locale d'enseignement que je savais à peu près où j'allais, compte tenu de mon expérience avec le raccrochage des décrocheurs, et que je ne donnais pas dans un romantisme forcené à l'égard des détenus, m'amenant à les considérer comme des victimes de la société (à l'instar de prisonniers politiques). Il m'a fallu également affronter les dix portes sécurisées et le fait de se retrouver enfermé avec une dizaine d'hommes dont je ne savais rien, avec un dispositif d'alarme à la hanche, au cas où il se passerait quelque chose (Comme cela, nous saurons exactement où vous vous trouvez dans le bâtiment). L'expérience pouvait commencer.

Je renonçais à engager le travail avec «M» le maudit ou avec Unforgiven/Impitoyable, afin de me familiariser auparavant avec le groupe et les conditions d'exercice, notamment l'écoute et l'attention, l'autorité à construire dans le groupe, et leur réaction à des situations qui pouvaient toucher ou concerner certains très directement. J'attaquais donc avec Spartacus de Kubrick, et ne fut pas déçu : dès la première séance, un détenu qui aurait largement pu être mon père me testait en me provoquant sur le thème, «mais on est tous des esclaves ici !». Il me fallait parvenir à jouer la distance entre l'objet de travail et leur existence quotidienne d'une grande violence sans biaiser, et construire une reconnaissance de ma posture qui me permette de désamorcer le rapport prof/élève dans lequel nous nous trouvons toujours enfermés en classe.

C'est sur ces deux axes que je travaillais cette expérience : aborder de véritables questions humaines, qui renvoient à une anthropologie générale, et inventer avec eux une autorisation à diriger leur réflexion. Sur le premier axe, il s'agissait en choisissant un film grand public, de ne pas leur réserver un traitement spécial, une approche adaptée qui marque encore davantage leur situation. Le fait d'utiliser les mêmes supports que dans mes cours de lycée garantissait cette égalité humaine : je n'étais pas là pour les stigmatiser, mais pour les ramener intellectuellement, imaginairement mais potentiellement également, dans le monde de dehors. Dans leur contenu, les questions abordées dans le film recouvrent également une très large palette d'expériences de l'existence humaine : l'injustice, la domination, la sexualité, le désir, l'expérience politique, la lutte pour l'émancipation, etc. Chacune de ces expériences renvoie de près ou de loin à ce qu'ils peuvent vivre au sein de leur expérience carcérale, ou de ce qu'ils peuvent réfléchir du vaste monde de dehors. Le film joue à la fois son rôle de catalyseur d'expérience commune de réalité (fictionnée), mais encore de médiation avec leur propre réalité que nous n'abordons pas directement. Ainsi se crée une véritable expérience humaine, qui parle des hommes en général, ou de la société - dont ils sont exclus, et d'eux en particulier. Une rencontre s'opère où chacun peut réfléchir à l'existence, la sienne ou celle plus générale des autres, où l'on peut penser collectivement sans trop exposer de soi, tout en prenant part à des débats parfois vifs, mais portant sur des idées ou des situations, autrement dit où l'argument ad hominem est exclus. Cette rencontre constitue pour moi une véritable expérience humaine telle qu'on en vit rarement dans un établissement scolaire ordinaire. Sans jamais entrer dans le domaine de l'intime, on y parle sans fard et sans mise en scène ou jeu de rôle, avec le plaisir de réfléchir, de comprendre et d'éprouver des hypothèses. On s'y met à nu de manière très pudique et je l'espère, sans risque.

Le second axe est la question de l'autorité. Cette expérience se déroule pour moi sous le signe d'un interdit : je ne suis pas éducateur des détenus qui me sont confiés. Je n'ai pas cette ambition, et je ne vois pas ce qui m'autoriserait légitimement à apprendre à vivre à des adultes souvent plus âgés que moi, qui paient d'une détention (a minima) leur vie antérieure. Aussi m'interdis-je de leur faire «la morale», de leur expliquer, en prenant mon ton de celui qui garantit le bon droit, ce qui est bien et mal. Par contraste, il ressort de cet interdit tous mes habitus de moraline professorale, qui même inconsciemment, mais toujours sûr de son bon droit, gouvernent un certain rapport aux élèves, qui construit les conditions d'exercice d'une autorité enseignante à partir de cette posture moralisatrice et du jeu que les élèves cherchent à y produire. En maison d'arrêt, en m'interdisant ce ressort, je m'oblige à rejouer autrement les relations d'autorité, et à expérimenter une forme d'autorité qui augmente vraiment, qui autorise. L'une de ses caractéristiques centrales réside dans le fait que je me trouve dépouillé de l'argument d'autorité qui biaise le propos scolaire, pour ne jouer que l'intérêt des participants sur la pertinence du contenu et de l'animation. Le propos doit faire mouche, autrement dit l'autorité du discours dépend de sa capacité à convaincre par ses seuls arguments, en faisant face à une activité critique légitime d'adultes en réflexion. L'expérience de l'autorité que la prison m'amène à concevoir se construit à partir de cet «amoralisme» de l'atelier, qui cherche à devenir potentiellement formatif sans être éducatif, et sur le fond de l'autorité à l'oeuvre au sein de la maison d'arrêt, entre les détenus et l'institution judiciaire, entre les détenus eux-mêmes. Ainsi, mon autorité à intervenir est-elle neutre, très lointaine (la légitimité d'un concours d'enseignement et d'une pratique d'une quinzaine d'années), et comme neutralisée par l'enfermement dans l'institution totale qu'est la prison. Cette neutralisation m'oblige à la rejouer sur de nouvelles bases, dans un jeu d'autorisation réciproque, puisque je les autorise à philosopher, en réfléchissant à un film, et ils m'autorisent à mener le jeu, à les provoquer, les surprendre, me dérober ou les pousser dans leurs retranchements. Par exemple, je ne m'autorise pas à faire taire quelqu'un s'il estime qu'il a quelque chose à dire, nous travaillons l'écoute d'une part, la pertinence des interventions de l'autre, mais dans l'après coup. Ou encore, si deux ou trois détenus décident de parler d'autre chose que ce qui nous préoccupe, car par association la discussion les mène ailleurs, ou parce que la vie hors de l'atelier est plus importante à ce moment-là, quelle autorité ai-je à les faire taire ? Il me faut la construire, autrement dit qu'ils m'autorisent à leur demander «impérativement» de se taire lorsqu'ils partent ailleurs, ce qui revient à les traiter comme des mineurs philosophiquement à ce moment-là. Sans doute, si les relations devenaient des relations de force, pourrais-je, d'une manière ou d'une autre obtenir gain de cause, mais cela reviendrait à briser l'ambiance et la dynamique de travail et de réflexion que nous avons instaurées. Et peut-être même n'y parviendrais-je pas seul, donc serais certainement contraint d'introduire dans l'atelier l'autorité qui sévit dans l'institution, et qui reste sur le seuil de l'atelier, même si elle est présente en puissance.

L'expérience de philosopher me semble ici véritablement mise à nue dans la mesure où, abstraction faite des conditions d'incarcération, il ne se passe quelque chose que si les participants le décident, et jouent le jeu proposé. Le premier indice de cette autorisation est l'inscription dans la durée du dispositif : les détenus reviennent, pour une partie d'entre eux, et j'ai ainsi pu compter sur 6 à 8 piliers de l'atelier, sur une douzaine à une quinzaine d'inscrits. Le deuxième indice est qu'ils acceptent cet étirement du temps que je leur impose, en regardant par exemple Spartacus en 18 heures, puis en revenant ensuite dessus (2 heures) pour problématiser la question du spectaculaire dans le film (du voyeurisme jusqu'à la pornographie, du spectacle de la violence jusqu'à la mise à mort publique).

Le troisième indice de l'expérience d'autorisation qui se co-construit est la difficulté à intégrer des nouveaux, qui ne retrouvent ni le format ordinaire d'un cours, avec la possibilité de s'en évader, ou de résister (de ne pas comprendre ou ne pas savoir), surtout lorsqu'ils sont jeunes, relativement impatients. Ils testent d'ailleurs à la fois les limites de ce qu'il est possible de dire et faire, donc les contours de l'expérience comme de ce qui est autorisé, en cherchant quelle est leur place, quelle place ce dispositif dont il n'ont pas d'expérience peut leur faire, et ils le rabattent parfois sur leurs expériences de cours plus ou moins heureuses. Le processus d'autorisation n'a pas encore eu le temps de se construire, et le temps leur semble long d'écouter tous ces anciens réfléchir sans que le but leur apparaisse clairement, ni sans que la pertinence de la démarche comme du support ne saute aux yeux. Certains ont pu parfois demander pourquoi on continuait à parler autant ? Est-ce qu'on ne pourrait pas recommencer à regarder le film ? D'autres ont expliqué sans animosité qu'ils n'en avaient rien à faire du film ou de la question soulevée, mais que c'était de leur condition de détenu, de l'injustice de leur peine qu'ils voulaient débattre, ce que j'ai traduit comme la violence que leur nouvelle condition d'existence leur faisait vivre. A ceux-là, il faut bien (ré) expliquer les règles du jeu : d'une part, que nous sommes là pour réfléchir et philosopher, que c'est une activité langagière, et que je suis celui qui a la pertinence pour juger quand un sujet est épuisé ; d'autre part, que l'atelier n'est pas un lieu de parole où chacun vient poser son problème (ni alcoolique anonyme, ni espace de revendication), mais que le film et les questions servent de médiation pour aborder des problèmes réels qui peuvent être les leurs également, mais que nous aborderons de biais, de manière dépersonnalisée. Ceux qui ne sont pas revenus, ne se sont pas autorisés, ou ne se sont pas sentis autorisés à poursuivre, à y avoir leur place. C'est certainement un des enjeux à améliorer dans la poursuite de l'expérience, l'année à venir.

Cette autorisation particulière trouve également ses limites lorsque les exigences de sécurité semblent rattraper celles de la réflexion intellectuelle : il faut rendre raison de certains propos éventuellement, voire fantasmatiquement, tenus par des détenus, et de ses propres réactions de cadrage. A cette occasion, l'autorité institutionnelle reprend ses droits paranoïaques, instituant la borne infranchissable où ce qui se passe en «cours» ou atelier cesse de constituer un «divertissement» occupationnel pour les détenus, pour devenir un lieu de contrôle des volontés séditieuses, des désirs d'embrigadement et de martyr. En cette zone frontière indécise, mon autorité et ses autorisations sont relevées, suspendues aux impératifs de la surveillance et du contrôle.

Cette logique latente n'apparaît toutefois qu'en cas de «dysfonctionnement», objectif ou fantasmé, révélant le fond de la réalité sociale de derrière les murs ou les barreaux ; elle montre à rebours l'expérience qui cherche à se construire, dans ce que je propose en atelier aux détenus qui ont compris ou perçu (plus que conçu) ce qui s'y joue, et ce qu'ils en font, ce qu'ils produisent par leur action et leur activité. Car la violence des conditions d'existence, la prudence de mise dans ces territoires de l'autre côté de la loi, une fois exclus de la société des hommes «de bonne société», est néanmoins là, sous-jacente, tapie, susceptible de réapparaître à l'occasion d'une étincelle que personne n'aura pu voir venir. L'autorisation à parler de ces conditions humaines «à nu», suppose ou plutôt implique un engagement corporel et une concentration très importants, afin d'être sensible à ce qui pourrait dégénérer, ou augmenter la tension au sein du collectif déjà soumis à la tension intellectuelle. Les séances qui se passent parfois «très bien» (il resterait à qualifier ces indicateurs de satisfaction) peuvent s'avérer totalement éprouvante au niveau consommation d'énergie psychique et nerveuse, alors même qu'aucune réelle tension autour de l'animation du groupe, ni aucun comportement de résistance à l'autorité ou à l'activité - comme peuvent en témoigner les élèves - n'a été exprimé ou manifesté. L'engagement dans l'expérience est entier, et c'est ce qui rend cette expérience si intense.

Le grand paradoxe entre l'école et la prison est que les élèves, qui sont libres, se sentent prisonniers des cours et de l'institution, voire du monde des adultes, qu'ils traitent avec méfiance voire en «ennemis», tandis que les détenus, privés de liberté, se sentent libres en atelier, viennent volontairement y assister, et vous remercient à la fin de la séance, prenant rendez-vous pour la prochaine.