Didactiser la philosophie avec les enfants et les adolescents : en France, un chantier en construction...

Dans cet article, après avoir brièvement rappelé le contexte de l'émergence de la philosophie avec les enfants en France, nous utiliserons, pour structurer notre propos sur la didactisation de cette nouvelle pratique, la distinction classique en sciences de l'éducation de Jean-Louis Martinand entre didactique prescriptive et normative, didactique descriptive, et didactique critique et prospective1. Rappelons que didactiser une discipline consiste à proposer des modalités d'apprentissage de son contenu scolaire.

Qu'en est-il aujourd'hui de la didactisation de la philosophie avec les enfants en France ?2

I) Le contexte d'émergence de la philosophie avec les enfants en France

La philosophie avec les enfants et les adolescents est une innovation récente en France (Apparition significative vers 1996/1998. Pour cette émergence, voir le numéro 35 de Spirales, IUFM-Lille 3). Elle ne procède pas d'une réforme du système éducatif venant d'en haut, mais a été promue par un certain nombre de personnes diverses et éparpillées (formateurs d'Iufm, enseignants, chercheurs en sciences de l'éducation...), au départ sans concertation entre elles, d'où la diversité constatée des pratiques. Elles ont rencontré un écho certain sur le terrain chez les élèves et les enseignants, relayé ensuite par certains pôles institutionnels de formation (Iufm, circonscriptions) et de recherche (universités), intéressant du coup certains éditeurs attentifs à un besoin naissant de supports appropriés. Elles ont trouvé des réseaux de diffusion dans des associations (ex : Agsas, Institut de Pratiques Philosophiques, Philolab...), des revues (ex : Diotime), se sont mutualisées par internet (liste au départ de J.-F. Chazerans), puis au cours de colloques (ex. : Montpellier 3, Balaruc, Caen, divers Crdp, Clermont-Ferrand...) ou à l'Unesco depuis 2007, et dans une littérature pédagogique ad hoc. Ces contacts ont donné lieu à la constitution de "courants" organisés autour de personnalités et de groupes, qui ont fortifié peu à peu leur théorisation et affiné leurs pratiques ; à des formations associatives ou institutionnelles, à des recherches (masters, thèses, articles etc.) ; et d'autre part à des hybridations sur le terrain, des bricolages de praticiens à partir de plusieurs méthodes.

II) L'absence de didactique normative et prescriptive en philosophie avec les enfants

La didactique "prescriptive" énonce officiellement le "savoir scolaire" (au sens large) "à enseigner". Elle est " normative"car elle définit "le programme", ce qu'il "faut" traiter en classe,.

Or la philosophie n'est pas en France une matière scolaire à l'école primaire et au collège. Elle n'est pas "au programme". Il n'y a donc aucune obligation réglementaire de mise en oeuvre, et un inspecteur est même en droit de demander à un enseignant de justifier le lien entre des pratiques à visée philosophique dans sa classe et les programmes français en vigueur. Celles-ci sont une innovation de la part de quelques innovateurs de terrain, comme Agnès Pautard en maternelle à Lyon en 1996, Anne Lalanne en CP à Montpellier en 1998 ou Alain Delsol en CM1 à Narbonne ; ou de formateurs en Iufm, comme Marc Bailleul à Caen ou Emmanuelle Auriac à Clermont-Ferrand, inspirés par des chercheurs québécois lipmaniens dès 1998.

Dès lors que la philosophie n'est pas une discipline scolaire, il n'y a pas, contrairement à la classe terminale de lycée, un programme, un "savoir à enseigner", des compétences à acquérir, des notions à traiter, des oeuvres à lire, des méthodes à utiliser, des exercices obligatoires, un système d'évaluation (ex : des notes à donner)... Il n'y a pas donc pour un maître du premier degré ou de Segpa de collège de didactique prescriptive et normative officielle, de programme à mettre en oeuvre et de normes à respecter. Ces nouvelles pratiques se développent sur la base du volontariat pour leur intérêt propre, utilisant certaines opportunités institutionnelles (ex. au primaire : le débat réglé dans les programmes du primaire de 2002 et 2005, le référentiel de compétences de 2008, le cours de morale...).

Deux nuances cependant.

- A partir de 1998, certains Iufm, puis certains inspecteurs et conseillers pédagogiques du 1er degré, trouvant que ces pratiques contribuaient aux objectifs fondamentaux de l'école primaire (ex. : maîtrise orale de la langue, éducation à la citoyenneté), organisent en formation initiale ou continue des formations dans ce domaine, diffusant ainsi explicitement ou implicitement des normes pour les pratiques. Mais les formations s'adressent souvent à des volontaires, touchent inégalement le territoire, et ces normes sont différentes selon le type de pratique de référence. Pas de normes nationales donc, mais une diffusion institutionnelle de pratiques différenciées ici et là.

- Par ailleurs, curieusement, de quasi-manuels se développent à partir de 2000 chez une dizaine d'éditeurs, s'adressant soit aux enfants, soit aux enseignants, soit aux deux3. Cas d'école d'un "manuel sans programme", où ce n'est pas un programme officiel de l'Education Nationale, mais une demande de la base, qui engage des éditeurs à didactiser des pratiques philosophiques par un "manuel". Manuels très différents selon les conceptions et les pratiques de référence des concepteurs, puisque ce qui caractérise les pratiques de philosophie avec les enfants, compte tenu qu'il s'agit d'une innovation dans le système éducatif français et qu'il n'y a aucune norme officielle uniformisatrice, c'est leur diversité, et le bricolage de chaque praticien...

Signalons enfin que ces pratiques débordent du système scolaire, sous forme d'ateliers philo divers, en médiathèque, notamment autour de la littérature de jeunesse, et dans des organismes s'occupant d'activités périscolaires (ex. : Francas, Ocde...), de la jeunesse, de la culture ou de l'éducation populaire (ex. : Universités populaires de Caen, Narbonne...). Une preuve du caractère non scolaire, ou déscolarisé, de ce type d'activité.

III) L'existence avérée d'une didactique descriptive en philosophie avec les enfants en France

La didactique "descriptive" vise à décrire les pratiques de classe (mais aussi de formation), à les analyser et à les étudier selon des critères et référents divers.

C'est ce que vont faire certains acteurs, directement engagés ou intéressés par les "nouvelles pratiques philosophiques" :

- des praticiens réflexifs, qui tentent d'analyser leurs pratiques de terrain : citons par exemple Anne Lalanne, Gilles Geneviève, Jean-François Chazerans, Patrick Tharrault, Isabelle Pouyou...

- Des formateurs : associatifs (ex. : Michèle Sillam et Geneviève Chambard, Véronique Delille...), enseignants d'Iufm (ex. : Marc Bailleul à Caen, Emmanuelle Auriac à Clermont-Ferrand, de formation philosophique comme Jean-Charles Pettier à Créteil, Edwige Chirouter à Nantes, Nicolas Go à Nice, Manuel Tonolo à Grenoble, Bruno Chevaillier à Tours, Jocelyne Béguery à Versailles, etc.) ou en circonscription : conseillers pédagogiques (Liliane Chalon...) et inspecteurs (Sylvie Guirlinguer-Especier en Alsace, Daniel Royo à Narbonne) ;

- des chercheurs en philosophie (Michel Puech et André Michaud, Sorbonne), en sciences de l'éducation, qui travaillent l'apprentissage du philosopher (Michel Tozzi, Montpellier 3) ou la philosophie de l'éducation (François Galichet, Strasbourg 2, Sylvie Queval, Lille 3), s'intéressent au processus de l'étayage des élèves par le maître (Marie-Paule Vannier), ou à la spécificité de la temporalité dans ces pratiques (Christine Pierrisnard, Nantes). Des chercheurs en sciences du langage ou en psychologie ont vu s'ouvrir de nouveaux corpus à analyser, constitués de verbatims sur des interactions sociales verbales à finalité réflexive (ex : E. Auriac  ; Carole Calistri, Iufm Nice). Un chercheur en psychologie développementale et psychanalyste comme Jacques Lévine est emblématique de cet engagement dans ces nouvelles pratiques.

Nombre d'entre eux sont d'ailleurs à cheval sur ces fonctions, comme les formateurs eux-mêmes praticiens (ex. : Oscar Brénifier et Isabelle Million), les chercheurs eux-mêmes formateurs, les praticiens faisant des thèses en philosophie avec les enfants, du premier degré (ex : Sylvain Connac, Yvette Pilon, Pierre Usclat, Marie Agostini, Monique Desault, Audrey Detailleur...) ; ou du second degré : professeurs de philosophie dans la continuité de leur discipline (J.C. Pettier, E. Chirouter, Nicolas Go).

Tous ces acteurs ont décrit et analysé telle ou telle pratique. On trouve une synthèse des différents courants dans l'article de M. Tozzi "Les différentes méthodes en philosophie avec les enfants" ( Diotime n° 55, janvier 2013), écrit en collaboration avec les principaux intéressés : où l'on voit que la diversité des méthodes provient en partie des options politiques, des finalités et objectifs poursuivis, des référents philosophiques, psychologiques et didactiques sollicités.

IV) La didactique critique et prospective en philosophie avec les enfants en France

La didactique "critique" émet un certain nombre d'objections à la didactisation officielle des disciplines. Mais elle s'exerce ici sur certaines pratiques dites "philosophiques", qui n'assureraient pas comme elles le prétendent l'apprentissage de la philosophie avec les enfants. L'une, émanant de nombre de philosophes ou professeurs de philosophie, argumente l'impossibilité de "philosopher" pour de jeunes enfants, faute de structures psychiques intellectuelles suffisantes ou de savoirs requis préexistants, et juge non philosophiques les pratiques d'ateliers philo ou de discussions "à visée philosophique". Elles donneraient trop de place à la "légèreté" de l'oral, et à la discussion superficielle d'opinions... D'autres philosophes sont plutôt favorables : Michel Onfray, André Comte-Sponville, Myriam Revault-d'Alonnes...

Mais le débat se mène aussi entre praticiens et formateurs favorables à ces pratiques : par exemple l'atelier philo de l'Agsas négligerait la nécessité des interventions de l'animateur pour veiller à la rigueur intellectuelle des échanges ; la méthode lipmanienne récuserait l'intérêt de convoquer explicitement des auteurs philosophiques ; le style d'O. Brénifier serait trop directif sur la forme et trop "secouant" pour les personnes ; les discussions de M. Tozzi ou S. Connac mélangeraient des objectifs hétérogènes, démocratiques et philosophiques, et privilégieraient une approche plus argumentative qu'herméneutique ou phénoménologique etc.

La didactique "prospective" fait des propositions nouvelles par rapport aux pratiques traditionnelles de la philosophie scolaire. Elle propose des alternatives en classe terminale (voir les propositions de l'Acireph ou les dispositifs du secteur philo du Gfen).

Mais il a fallu véritablement "inventer" une didactique de la philosophie avec les enfants, car elle est très récente dans l'histoire des systèmes éducatifs. Il y eut certes historiquement des précurseurs, comme Socrate s'entretenant avec un adolescent Lysis, dans le dialogue de Platon du même nom sur l'amitié. Montaigne appelait la philosophie de ses voeux dès la nourrice, dans le chapitre 5 de ses Essais, mais il n'a rien proposé de concret. C'est le philosophe américain Matthew Lipman qui a ouvert la voie aux USA dans les années 1970. En France, plusieurs "courants" se sont progressivement constitués depuis quinze ans, qui ont tenté de fonder leurs nouvelles pratiques.

IV) Un exemple de "didactisation de l'apprentissage du philosopher" avec les enfants (M. Tozzi)

Quelques mots maintenant pour développer notre tentative personnelle de didactiser la philosophie avec les enfants ces dernières années, avec leurs différents présupposés.

1) Finalités éducatives : apprendre à des enfants, à partir de la grande section de maternelle et à des adolescents au collège, de tenter de "penser par eux-mêmes", pour grandir en humanité par la réflexion philosophique (finalité humaniste), et devenir dans une société démocratique des "citoyens réflexifs" (finalité politique).

Présupposé philosophique : penser est pour l'homme une dignité, dont la liberté doit être garantie par le droit. Penser par soi-même est une potentialité qui doit être développée par une éducation adaptée. L'école doit contribuer à ce développement.

Présupposé politique : la démocratie est un régime politique qui vaut d'être adopté par sa reconnaissance des droits humains, mais dont la perfectibilité implique une amélioration constante. Cet objectif, ainsi que le pluralisme des valeurs et des opinions dans ce régime exigent l'entretien permanent d'une discussion dans l'espace public. Cette discussion, pour être de qualité, implique des esprits instruits et critiques. La démocratie requiert donc des "citoyens réflexifs" pour participer à l'espace public de discussion. La réflexivité philosophique contribue au développement de cette citoyenneté, et doit par conséquent être développée à l'école.

2) Objectif pédagogique : accompagner en tant qu'enseignant, individuellement et collectivement, des enfants dans cette démarche réflexive.

Présupposé pédagogique : la posture d'accompagnateur, car on ne peut apprendre à penser à quelqu'un en lui inculquant ce qu'il doit penser.

Apprendre à penser suppose par ailleurs le développement de compétences.

3) Compétences à développer chez les enfants :

a) une attitude réflexive sur les problèmes fondamentaux posés à la condition humaine, fondée sur une recherche authentique de sens et de vérité ;

b) une aptitude à se poser des questions sur ses certitudes et à interroger les certitudes des autres ; à comprendre le sens, les enjeux et l'urgence d'une question de fond, et à l'élaborer comme problème difficile à résoudre ;

c) une capacité à définir les mots employés pour penser, à conceptualiser les notions utilisées pour énoncer une question ou y répondre, à faire des distinctions conceptuelles pour affiner sa pensée ;

d) la pertinence à argumenter pour valider rationnellement sa réponse à une question, à faire une objection à une thèse soutenue et à l'argumentation qui tente de la fonder, à argumenter contre une objection forte que l'on nous adresse ;

e) la capacité à discuter philosophiquement, c.à.d. à mettre en oeuvre, dans un échange avec autrui sur une question de fond, les compétences précédentes.

Présupposés philosophiques : le "postulat d'éducabilité philosophique" des enfants ; le philosopher défini comme un "penser par soi-même" avec et contre les autres ; comme l'articulation, dans l'unité et le mouvement d'une pensée impliquée, de processus réflexifs de pensée (problématiser, conceptualiser, argumenter).

Présupposés didactiques : apprendre à penser par soi-même s'apprend ; d'où une orientation didactique référée aux théories de l'apprentissage convoquées par les sciences de l'éducation ; et dans cette perspective, l'élaboration d'une didactisation de "l'apprentissage du philosopher", et non de la philosophie. D'où aussi une approche par compétences, et des emprunts aux didactiques disciplinaires (ex : les concepts de représentation, de conflit sociocognitif...).

4) Méthode proposée : la DVDP, Discussion à Visées Démocratique et Philosophique.

- Visée philosophique pour que l'échange devienne et reste réflexif, par des processus réflexifs de pensée mis en oeuvre ;

- Visée démocratique et citoyenne par le cadre proposé, avec répartition entre élèves volontaires de différentes fonctions aux cahiers des charges précis : président de séance qui gère par des règles la forme démocratique et le temps des interventions ; reformulateur veillant à une exigence intellectuelle et éthique de la reprise de la parole d'un discutant ; synthétiseur de l'ensemble du travail cognitif du collectif de recherche ; discutants mettant en oeuvre des processus réflexifs de pensée, et respectueux d'une éthique discussionnelle des échanges ; observateurs des fonctions exercées, de la dynamique démocratique des interactions ou des processus réflexifs etc.

- Rôle de l'animateur : mettre en place le dispositif, étayer les différentes fonctions ; intervenir non pour exprimer sa propre pensée, mais pour veiller à la mise en oeuvre par les élèves de processus de pensée par des questions, demandes de précision ; à la progression de la discussion par des reformulations ou mini-synthèses, questions-pistes au groupe, attention au kairos philosophique qui émerge pour l'exploiter etc.

Présupposés philosophiques : la discussion est un des moyens d'apprendre à philosopher, si elle procède à une confrontation rigoureuse de sa pensée avec celle d'autrui, entrainement à un dialogue exigeant avec soi ("Le dialogue de la pensée avec elle-même").

Il n'y a pas dans l'apprentissage du philosopher de bonne ou mauvaise réponse, mais des questions plus ou moins bien élaborées, des réponses plus ou moins solidement argumentées, une pensée plus ou moins consistante et cohérente.

Présupposés pédagogiques : un cadre démocratique permet l'expression de la pensée de chacun, la pluralité des points de vue et le débat à l'intérieur d'un groupe. Une éthique discussionnelle favorise la qualité émotionnelle et intellectuelle des échanges (climat de confiance et de sécurité, respect de la parole et de la personne d'autrui, confrontation sociocognitive des idées et non conflits socioaffectifs des personnes).

Les pédagogies coopérative (C. Freinet) et institutionnelle (F. Oury et Vasquez) sont ici des référents adéquats. Le maître doit pouvoir être un "animateur" de discussion : celui qui donne du souffle (anima) à des esprits (animus) pensants qui confrontent leurs idées.

Présupposés didactiques : on peut apprendre à philosopher à et par l'oral, et pas seulement par la lecture et l'écriture ; l'oral peut et doit être didactisé ; il faut didactiser la discussion en classe pour réunir les conditions auxquelles elle peut devenir philosophiquement formatrice.

Dans une DVDP, l'autre a le statut d'"interlocuteur valable" (J. Lévine), en tant que (petit d') homme, et futur/déjà citoyen.

Le maître-animateur ne donne pas son point de vue dans une DVDP, pour que l'élève ne soit pas dans le "désir de bonne réponse du maître", obstacle épistémologique à penser par soi-même. Il est, au moins méthodologiquement, un "maître ignorant" (J. Rancière), même s'il utilise, dans l'accompagnement (et non la direction) du groupe, un feedback philosophique. Tout au plus peut-il "jouer explicitement" l'avocat du diable...

Conclusion

Notre élaboration est historiquement datée (La France des années 2000), philosophiquement, épistémologiquement et didactiquement située. Elle engage des présupposés que nous explicitons ci-dessus, et qui peuvent naturellement, comme tels, être discutés et contestés. Elle a son cadre, qui comme tout cadre détermine des limites : approche de la philosophie comme manière de penser, et non de vivre ; primat de l'oral (qui donne une chance aux élèves en difficulté scolaire) sur l'écrit, et apprentissage privilégié par la discussion, alors que nous avions développé d'autres approches au niveau de la classe terminale, dans Apprendre à philosopher dans les lycées d'aujourd'hui (Hachette, 1992) ; privilège philosophique du modèle rationnel délibératif et argumentatif, dans la tradition historique de l'enseignement dissertatif de la philosophie en terminale, et non par exemple de la description phénoménologique ou de l'interprétation herméneutique ; matrice didactique du philosopher très française, distincte du modèle lipmanien anglo-saxon ; nécessité d'une éthique discussionnelle, inspirée de J. Habermas, où on privilégie le conflit cognitif et sociocognitif au dépend du conflit socioaffectif ; articulation d'une finalité politique démocratique et d'une finalité philosophique, alors qu'elles peuvent être déconnectées ; préférence comme supports de la littérature de jeunesse et les mythes, et non des auteurs philosophiques, et donc moindre attention à l'acquisition par les enfants (mais non par les enseignants) d'une culture philosophique explicite ; rôle du maître comme animateur plus que transmetteur ; logique d'apprentissage plus que d'enseignement (appui dans le dispositif sur une pédagogie active, coopérative, institutionnelle) ; approche par compétences et non par connaissances etc.

Il s'agit là de choix conscients, qui nous ont semblé cohérents avec l'élaboration d'une didactique de la philosophie avec les enfants dans la période, et nous avons expliqué pourquoi ces choix dans nos travaux universitaires.

La modification de la représentation de l'enfance au 20e, la reconnaissance de ses droits (Déclaration internationale des droits de l'enfant, dont celui de penser), la connaissance nouvelle de ses potentialités cognitives ont rendu aujourd'hui possibles des pratiques philosophiques inédites avec les enfants, qui étaient naguère impensables. Il est désormais possible psychologiquement, et souhaitable du point de vue d'une formation à la fois humaniste et citoyenne, d'accompagner les enfants le plus tôt possible pour qu'ils développent une pensée réflexive, les amenant progressivement à penser par eux-mêmes dans un monde complexe, pluraliste et incertain. L'école doit contribuer à cette éducation d'hommes et de citoyens réflexifs.

Mais à condition d' élaborer une didactisation de ces pratiques philosophiques. Nous avons pour notre part étayée celle-ci sur une philosophie rationaliste, mais enracinant la réflexivité dans la sensibilité et l'imagination de l'enfance, par le support de récits littéraires et de mythes. Nous avons déterminé une matrice didactique du philosopher précisant des exigences intellectuelles comme autant de compétences à développer dans cet apprentissage du philosopher. Nous nous sommes appuyés pour la mise en oeuvre de cette didactique sur les concepts et théories de l'apprentissage actuels, sur une approche par compétences ainsi que sur les acquis de la recherche dans certaines didactiques disciplinaires. Nous avons expérimenté et affiné un dispositif coopératif de discussion fournissant un cadre démocratique au groupe-classe institué en communauté de recherche philosophique, régulée pas une éthique discussionnelle...

D'autres choix philosophiques, politiques, pédagogiques et didactiques sont évidemment possibles. Certains ont déjà été faits dans d'autres méthodes que les nôtres. Et il y en aura certainement d'autres dans l'avenir... Mais les critiques n'ont de sens que parce des innovateurs ont pris le risque d'oser de nouvelles pratiques philosophiques : contre la doxa de la philosophie scolaire officielle, et malgré les inévitables critiques à venir. Certaines, quand elles méritent d'être prises en compte, les aideront même à améliorer ces pratiques nouvelles, ou à davantage les fonder...


(1) Article "Didactique" in Dictionnaire de l'éducation et de la formation, Nathan, 1994.

(2) Nous n'abordons pas dans cet article la question au niveau international.
Il faudrait par exemple citer pour le Québec les travaux d'Anita Caron, Pierre Lebuis, Michel Sasseville, Marie-France Daniel, Mathieu Gagnon etc.

(3) Outre une partie nouvelle de la littérature de jeunesse "consistante", et "résistante" (pouvant donner lieu à des "débats interprétatifs"), qui peuvent servir d'utiles supports pour faire émerger chez les enfants des questions fondamentales, citons à titre d'exemples :

  • d'éditeurs : A. Michel, Autrement Jeunesse, Bayard Jeunesse, Milan, Gallimard Jeunesse, Le cheval vert, Les Petits Platons...
  • de "manuels" pour les enfants : La série des Piccolophilo (M. Piquemal, A. Michel), et "Les p'tits philosophes" dans Pomme d'Api (J.-C. Pettier, Bayard presse) pour la maternelle, les trois Philofables de Michel Piquemal (A. Michel), la série des Goûters philo chez Milan, Moi, Jean-Jacques Rousseau (E. Chirouter, Les Petits Platons), La caverne de Platon ou L'anneau de Gygès (B. Gay, Le cheval Vert), La vérité (ou Le bonheur) selon Ninon (O. Brénifier, Autrement) etc.
  • de manuels pour les enseignants, mais aussi pour les parents (Voir bibliographie)