Le philosopher comme invention didactique

Je voudrais soutenir la thèse suivante : pour moi, le philosopher n'est pas, comme le pense par exemple Renaud Dogat, le perfectionnement d'une pensée commune devenant plus rigoureuse avec le développement de la maturité ; ni la démarche générale des philosophes (il n'y a de doctrine philosophique que singulière) ou de la philosophie, comme s'il y avait une "essence du philosopher"... Mais un concept didactique qui s'est formulé historiquement et a tenté peu à peu de se théoriser.

Nous définissons dans notre thèse de 1992 le "philosopher" comme "une articulation, sur des questions et des notions fondamentales pour la condition humaine, dans un rapport impliqué au sens et à la vérité, de processus de problématisation de questions et notions, de conceptualisation de notions et de distinctions conceptuelles, et d'argumentation de thèses et d'objections".

Quelle est historiquement la genèse de cette approche ?

Dans une démarche didactique d'enseignants de philosophie réunis pour clarifier ce qui était attendu de leurs élèves, le "philosopher" a été défini empiriquement au cours de travaux menés autour de Michel Tozzi dans les années 1988-1990 par un groupe d'une vingtaine de correcteurs au baccalauréat. Celui-ci a dégagé, malgré les divergences des orientations philosophiques entre participants, un consensus didactique sur les exigences intellectuelles requises pour une dissertation de philosophie en terminale : problématiser, conceptualiser, argumenter. Ces processus de pensée réflexive apparaissaient à ces enseignants-correcteurs comme devant irriguer une copie pour lui donner une certaine teneur philosophique, dans la perspective de l'évaluation des acquis d'une année de philosophie.

La dissertation apparaissant dans le système éducatif français comme l'exercice philosophique par excellence ("le patrimoine incontournable de l'enseignement philosophique" dira A. Renaut en travaillant dans les années 2000 sur de nouveaux programmes de philosophie), puisqu'elle sanctionne tant les concours de recrutement des professeurs de philosophie que l'épreuve de philosophie au baccalauréat, nous en avons conclu à l'époque que ses exigences intellectuelles étaient les capacités à acquérir pour apprendre à penser par soi-même.

C'est pourquoi, et c'est notre apport didactique propre par rapport à ce travail collectif, si celles-ci apparaissaient comme déterminantes pour orienter la pensée des élèves vers la philosophie, nous avons pensé qu'on pouvait en conclure qu'elles pouvaient être décontextualisées de la dissertation, et être recontextualisées dans d'autres type d'activités, comme par exemple la discussion en classe de philosophie (nous ajouterons plus tard au "café philosophique"), lui donnant ainsi une "visée philosophique" (d'où l'expression "discussion à visée philosophique" : DVP). Pour philosopher, il s'agit donc de mettre en oeuvre les compétences ainsi dégagées dans des activités cognitives diversifiées (par exemple écrire philosophiquement - une dissertation, un essai, un dialogue etc. - ; discuter philosophiquement ; ou faire une lecture "philosophique" d'un texte...).

Cette "matrice didactique du philosopher", empiriquement induite, donne ainsi au "philosopher" le statut d'une quasi création didactique, c'est-à-dire d'une invention d'enseignants dans le cadre de l'apprentissage d'une discipline à l'école selon des modalités déterminées (la dissertation de philosophie en France).

A. Chervel a montré que la dissertation est un artefact scolaire, une invention française de l'école à la fin du 19e, la production par le système éducatif d'un "genre scolaire". On la trouve ainsi instituée dans différentes disciplines : en français, en économie, en histoire par exemple. Il en est de même de la dissertation de philosophie, production d'un genre scolaire dans cette discipline. Les philosophes n'ont d'ailleurs que rarement écrit des dissertations (sauf quand ils se présentaient à un concours comme Rousseau ou Kant), mais ils ont produit des dialogues, des aphorismes, des méditations, des essais, des traités, des confessions etc. Prendre donc le modèle de la formation de la pensée philosophique dans la dissertation est un parti pris didactique, que l'on peut interroger... C'est l'intérêt et la limite de notre didactisation.

On dira que cette matrice didactique, empiriquement construite, n'est pas complètement déconnectée, s'agissant de philosophie, de la discipline de référence. On trouve des référents du questionnement problématisant par exemple dans la pratique interrogative de Socrate, dans le dialogue platonicien, l'étonnement aristotélicien ou le doute cartésien etc. "L'exposition au problème, la position et la construction de problèmes" apparaissent même à Sébastien Charbonnier comme la marque d'une pensée philosophique. De même la référence à la conceptualisation est structurante d'une pensée philosophique, par exemple dans les distinctions conceptuelles élaborées par Socrate, la pratique définitionnelle d'Aristote par genre prochain et différence spécifique, et plus généralement chez quasi tous les philosophes, au point que G. Deleuze définit la philosophie comme "création de concepts". Quant à l'argumentation serrée, à la fois validante et objectante, elle semble consubstantielle à l'activité rationnelle du discours philosophique, dès lors que l'on cherche à étayer et soutenir la résolution d'un problème posé.

Une "didactique de l'apprentissage du philosopher" n'est donc pas sans puiser dans les pratiques des philosophes, en s'inspirant des processus de pensée nécessaires dans une dissertation philosophique. C'est ce qui peut justifier le caractère philosophique de la didactisation proposée. Mais cela ne lui enlève pas son caractère de "bricolage didactique" (sans aucun sens péjoratif). Car d'une part on pourra dire qu'on pense "à la façon de" Descartes en mettant en question ses préjugés, "à la façon de" Hegel en faisant dialoguer thèse et anti-thèse vers une synthèse etc. Mais on sait aussi qu'il s'agit moins dans une dissertation de terminale de penser en utilisant la dialectique ascendante de Platon, les démonstrations de Spinoza ou la réduction phénoménologique de Husserl, que d'utiliser sa raison pour élaborer un problème, en conceptualiser les notions et en examiner rationnellement les possibles solutions - et en s'appuyant si l'on veut approfondir sur certains auteurs. C'est ce dernier schéma en tout cas qu'a retenu la dissertation française de philosophie. Et ce sont des exigences de cet exercice que l'on peut tirer les compétences à le réussir, c'est-à-dire à penser avec pertinence.

On pourrait évidemment construire une autre didactique du philosopher et de son apprentissage, ce qui montre le caractère situé, historique, relatif, de toute élaboration didactique, son caractère aussi "bricolé". C'est le cas par exemple de Matthew Lipman, qui a défini l'exigence d'une "pensée d'excellence" comme à la fois "critique, créatrice, autocorrective et attentionnée"... Certains auteurs québécois comme Michel Sasseville et Mathieu Gagnon ont d'ailleurs affiné les "habiletés cognitives" qu'elle exige et développe. Cette didactisation ne s'est pas faite comme la nôtre en France à partir d'une dissertation, mais à partir de l'observation fine du fonctionnement cognitif de "communautés de recherche philosophiques" (CRP), à base de dialogues réflexifs entre élèves ou entre adultes. Didactiser le philosopher à partir de la dissertation française ou de la communauté de recherche anglo-saxonne ne produit pas les mêmes démarches, ne sollicite pas les mêmes ressources, même s'il y a des recoupements, la finalité d'apprendre à penser étant la même. Mais faire des dissertations n'est pas la seule manière d'apprendre à penser, même si cela peut entraîner à la rigueur. Au Québec par exemple, on utilise dans le deuxième cours de philosophie au Cegep l'"essai argumentatif", et non la dissertation, qui consiste à énoncer d'emblée une thèse, puis à l'étayer rationnellement.

Bref nous pensons aujourd'hui que notre didactisation de l'apprentissage du philosopher en terminale, puis par extension progressive avec des enfants et dans la Cité a d'une part une certaine consistance, car appuyée sur la tradition didactique française de la dissertation, mais doit d'autre part être relativisée, car la dissertation n'est pas la seule voie pour apprendre à penser. Ce que nous avons tenté de montrer, d'une part en diversifiant les modes d'écriture philosophique (les pratiques du Gfen nous ont ici été précieuses), d'autre part en élargissant l'apprentissage du philosopher à et par la discussion, à partir d'une matrice commune du philosopher...

Gérard Auguet a montré, dans sa thèse en 2003, que la "discussion à visée philosophique" (DVP) est "un genre nouveau en voie d'institution" à l'école primaire en France. Mais elle n'a pas été didactisée "à la façon de" Lipman. Elle s'est appuyée sur ma matrice didactique du philosopher provenant des classes terminales, qui a été adaptée avec des enfants de manière différenciée selon leur âge. Elle a intégré d'autres apports, par exemple l'enracinement de la pensée réflexive dans la sensibilité et l'imagination par le support de la littérature et des mythes. Puis la DVP a progressivement évolué vers la DVDP : Discussion à Visée Démocratique et Philosophique, en mettant la philosophie en perspective démocratique, avec un autre référent didactique que la dissertation philosophique : la pédagogie coopérative et institutionnelle. La DVDP est ainsi et aussi devenue un nouveau "genre scolaire". Né à l'école primaire et dans la Cité (avec la pratique du café philo), on verra dans les années qui viennent si ce nouveau genre inspire ou non des pratiques de discussion en classe de philosophie...

Ce qui m'a frappé dans ces plus de 20 ans d'histoire, c'est la dialectique entre pratique et recherche, l'innovation sur le terrain étant peu à peu accompagnée par la formation, et se théorisant progressivement par la recherche.