Mes contes philosophiques (Suite) - Le Zéro d'Oxymoron

Nous publions dans ce numéro un autre conte philosophique de Pierre Moessinger, de nature plus épistémologique, concernant l'introduction du zéro en mathématiques1...

A) Introduction

Oxymoron (voir le conte ci-après) est un mathématicien qui impressionne ses contemporains par ses aptitudes à manier l'addition et la soustraction. Il fait état de ses capacités, alors qu'il est invité chez le Général Aurélias, en compagnie du Professeur Nikias, en additionnant des choses très différentes. Les convives sont impressionnés, même s'ils ont de la peine à le suivre. Quand cependant Oxymoron propose d'introduire le zéro pour faciliter certaines soustractions, il n'est pas suivi. C'est qu'en effet, Aurélias et Nikias ne distinguent pas entre zéro et rien, et ne peuvent donc pas comprendre la notion de zéro. Ici encore, les personnages sont fictifs, mais les problèmes de la compréhension du zéro correspondent aux questions que se posaient les hommes de l'Antiquité, voire plus tard, et sont accessibles aux enfants d'aujourd'hui.

Les problèmes que soulèvent ce conte se réfèrent à la construction du nombre chez l'enfant, c'est-à-dire à l'élaboration d'un invariant numérique, indépendamment de tout support matériel et de tout rapport à l'action. Dès son plus jeune âge, l'enfant est capable de dénombrer des objets mais on ne saurait parler d'un nombre tant que ce dénombrement dépend de la disposition des objets ou des actions exercées sur ces objets. Comme le dit Piaget (Chalon-Blanc, 2005), "c'est par la formation d'un invariant dépassant les illusions perceptives que se mettent en place les conditions de possibilité du nombre au sens mathématique du terme." Or il y a fort à parier qu'avant la constitution de cet invariant, zéro et rien sont confondus, et il semble qu'une telle confusion ne soit pas seulement l'apanage des enfants, mais qu'elle ait aussi affecté les hommes de l'Antiquité, et au-delà.

Ce conte pourrait donc être l'occasion de revisiter, avec ses lecteurs enfants, les questions liées à la "construction" du nombre, telle que l'équivalence de deux collections de choses dont on modifie la disposition. On peut aussi tester le rôle de l'hétérogénéité des objets sur l'addition ou la soustraction. Quant au zéro, on peut tester un début de compréhension en proposant des additions du type "zéro plus quelque chose" ou "zéro moins quelque chose".

Ces "contes philosophiques" sont donc aussi des contes pédagogiques. Ce sont des contes par une certaine atemporalité, par ce qui apparaît comme la naïveté des personnages, ou comme une mise en scène burlesque de la science ; mais ce sont avant tout des histoires, c'est-à-dire des événements singuliers reliés de manière parfois inattendue mais toujours plausible et cohérente par rapport aux situations ou aux personnages ; par ailleurs, ces histoires conduisent à une chute, et non pas à une "leçon" ou une "morale".

B) Le conte

Comme tous les dimanches après-midi, le général Aurélias réunissait quelques amis dans sa résidence de campagne, à vingt minutes de mulet du centre d'Athènes. Il n'y avait ce jour-là que deux invités, le professeur Nikias, qu'on surnommait "le gros", et le mathématicien Oxymoron, qu'on ne surnommait pas, mais qui était plutôt fluet.

Ils étaient étendus sur des joncs parfumés, recouverts de feuilles de vigne fraîchement coupées. Des raisins, des figues et des noix remplissaient des coupes de terre cuite. Au-dessus de leurs têtes, des branches d'orme tamisaient la lumière du ciel.

ce qui suit n'est pas une liste à puces, c'est un dialogue : remplace — par — comme j'ai fait ligne suivante

— C'est par la grâce des dieux que vient aux hommes ce qui est beau, dit Aurélias.

— C'est aux dieux qu'il faut s'adresser pour résoudre les difficultés de la vie, dit Oxymoron.

— Je remercie les dieux de m'avoir permis de vous rencontrer, ô Aurélias, ô Oxymoron, dit Nikias.

Ils bavardèrent ainsi quelque temps tandis qu'Aurélias faisait un sacrifice d'encens à Déméter, puis la discussion prit un tour plus sérieux.

— Mon cher Oxymoron, dit Nikias, j'ai préparé une petite colle pour vous : je parie que vous n'arriverez pas à additionner une cigale, un hippopotame, une plume de canard, et une colonne dorique !

Oxymoron fit une moue, rejeta la tête en arrière et ferma les yeux : il réfléchissait. Ses pensées n'étaient troublées que par le murmure d'un ruisseau et les tremblements des feuilles dans la brise. Nikias et Aurélias attendaient immobiles, avides de science.

— Ça fait quatre, dit-il les yeux perdus au-delà de l'horizon.

— Comment quatre ? dit Nikias. Quatre quoi ?

— Quatre choses, si vous voulez.

— Oui mais une plume de canard et une colonne dorique, ce n'est pas la même chose, répliqua Nikias.

— Une cigale et un hippopotame ne sont pas des choses, ce sont des animaux ! s'écria Aurélias.

Nikias et Aurélias regardaient Oxymoron stupéfaits et interloqués.

— Ça fait pourtant quatre, dit-il.

Vous serez certainement, cher lecteur, troublé par la surprise de Nikias et d'Aurélias. Ce n'était pas la première fois qu'Oxymoron étonnait ses contemporains : il fut le premier homme à additionner des loups et des chèvres. Avant lui, un loup plus une chèvre égalent un loup, ce qui paraît évident puisque le loup mange la chèvre. Oxymoron reformule le problème en disant : un loup à Sparte plus une chèvre à Athènes égalent deux animaux. Ce raisonnement, dès qu'il fut publié, rencontra une franche opposition parmi les savants de l'époque. Il leur paraissait en effet inconcevable de séparer des animaux pour les additionner, et surtout de les placer dans des villes si distantes et si différentes qu'Athènes et Sparte. "La nature de l'addition est de rassembler", disaient-ils.

Ce raisonnement, le général Aurélias et le professeur Nikias ne l'acceptaient pas non plus. D'après leurs calculs, qu'ils venaient de refaire, un chat plus trois souris égal un chat. Nikias et Aurélias se disputèrent cependant à propos du nombre de souris que peut manger un chat dans le même repas.

— Beaucoup, prétendit Aurélias.

— Pas autant qu'une belette, répliqua sèchement Nikias.

Devant les protestations d'Aurélias, il ajouta : "Vous connaissez mal les belettes".

Oxymoron s'interposa en récitant une fable pour détendre l'atmosphère :

— Un renard vit un corbeau sur une branche, "Ah ! que vous êtes merveilleusement beau", dit le renard. Le corbeau, ravi, se mit à râler de plaisir et laissa tomber le morceau de fromage qu'il tenait dans son bec. Le renard l'attrapa au vol. Merci, dit-il, vous êtes très aimable, mais beaucoup moins beau maintenant.

Oxymoron, qui n'était inventif qu'en mathématiques, ne faisait que reprendre une fable d'Esope, un auteur peu connu.

Les trois convives rirent de bon coeur. "Que ce corbeau est stupide ! pensa Aurélias, jamais je ne serais tombé dans un tel piège". "Tout homme aimable est hypocrite", pensa Nikias. "Or ce renard est aimable. Donc il est...". Nikias hésita, il avait commencé un raisonnement qu'il n'arrivait pas à conclure. Quant à Oxymoron, il pensa que Nikias était vraiment très gros. Ces considérations restèrent cependant silencieuses, et la discussion repartit sur l'arithmétique.

— On chuchote sur la colline d'Athènes que vous mijotez une théorie qui changerait la soustraction, dit Nikias.

— On exagère, dit Oxymoron en baissant les yeux.

— Si je comprends bien les mathématiques modernes, dit Aurélias, la soustraction consiste à enlever quelque chose à quelque chose d'autre.

— C'est exact, mon cher Aurélias.

— Si je perds des soldats dans une bataille, il faut donc les enlever à ceux que j'avais au départ.

C'est cela, reprit Oxymoron. Si vous perdez six et six soldats, il faut soustraire six et six soldats de votre bataillon.

— Si je perds six et six soldats, jura Aurélias, l'ennemi en aura perdu six et six et six et six ! Et il devra les soustraire lui aussi, par Soknopaïos !

Je vois bien, cher lecteur, que vous manifestez quelque perplexité. Que signifient ces six et six ? C'est qu'en effet les Grecs de l'antiquité comptaient par six. Pour dire "douze", ils disaient "six et six", et pour dire trente, ils disaient "six et six et six et six et six", ou encore "six et quatre et quatre et six et six et quatre". Un tel système de comptage rendait difficiles les additions et les soustractions que peu de calculateurs savaient manier habilement. Et je ne parle pas des multiplications ni des divisions qui n'étaient pratiquées qu'à l'académie, et très laborieusement. Mais laissons là cette parenthèse et revenons à nos trois amis.

— Par le Zeus de Dodone, s'écria Aurélias, hilare, j'ai toujours fait des soustractions puisque j'ai toujours enlevé des soldats à l'ennemi !

— Avec le percepteur, vous êtes un des plus gros soustracteurs de la République ! dit Nikias, en se tapant sur les cuisses.

— J'allais le dire, vous me soustrayez les mots de la bouche, dit Oxymoron secoué par un rire aigu.

Le fou rire s'empara d'eux. Ils pouffaient, s'étouffaient, et, le rire entraînant le rire, ils finirent par se rouler par terre. Quand enfin ils parvinrent à maîtriser leur émotion, il y eut un long silence. On n'entendait que le babil monotone des cigales et, plus loin, le coassement plaintif d'une grenouille. Ils étaient assis sur des joncs cassés, la tunique ouverte, le visage mouillé par les larmes. Les figues écrasées leur avaient imprimé de grandes taches violettes sur le visage et les vêtements. Dans leurs chevelures, des raisins restaient accrochés.

Oxymoron reprit timidement la parole.

— Je m'intéresse, dit-il, à une variété particulière de soustraction où la quantité enlevée est égale à celle qu'il y avait au départ, de telle sorte qu'il ne reste rien.

Nikias sursauta.

— Je n'ai jamais compris ce que signifie "rien", dit-il. Partout où je dirige mon regard, il y a toujours quelque chose. Il s'agit sans doute d'une de ces idées à la mode qu'on aura tôt fait d'oublier !

— Voulez-vous dire qu'au terme d'une bataille dans laquelle j'aurais perdu tous mes soldats, il ne me resterait rien, questionna Aurélias ?

— On peut le dire, répondit Oxymoron avec une hésitation craintive.

— Par le scribe des Enfers, reprit Aurélias, quel absurde calcul ! Même si une armée de Thraces géants parvenait à nous battre, il resterait un messager pour aller annoncer la nouvelle à Athènes ! Et quand bien même le messager mourrait d'épuisement avant d'arriver, il resterait dans les mémoires le souvenir de nos valeureux guerriers, il resterait des familles qui pleurent, et il resterait l'honneur défendu de notre Cité. En aucun cas il ne resterait rien !

Oxymoron fit une moue, rejeta la tête en arrière et ferma les yeux. Sa main se crispa sur un scarabée en os de poulet que sa femme lui avait suspendu au cou alors qu'il était malade. Les cigales et la grenouille se turent comme si elles savaient que la réflexion d'Oxymoron contenait des pensées qu'aucun autre homme n'avait enfantées.

— Six moins six égalent rien, dit-il enfin.

Nikias et Aurélias se regardèrent consternés. En tournant la tête ils firent tomber quelques raisins.

— Réfléchissez, dit Nikias, six moins six c'est quelque chose. Or quelque chose ne peut être égal à rien, tous les écoliers comprennent cela dès l'âge de six ans plus un.

La discussion se prolongea jusque tard dans la nuit. "Un soldat mort, disait Aurélias, ce n'est pas rien, par Héphaïstos." Et il ajoutait : "Je reconnais pourtant que ce n'est pas grand-chose". "S'il n'y avait rien, disait Nikias, on ne pourrait pas en parler car on parle toujours de quelque chose." Et il ajoutait : "Même si parfois c'est peu de chose." Oxymoron regardait ailleurs ; il répliqua que "rien c'est quelque chose, même si c'est rien" ; puis il se contenta de dire "pfff" lorsqu'il n'était pas d'accord ; et comme il divergeait sur tout, on n'entendit bientôt qu'un long souffle entre ses dents. Il s'endormit au milieu d'une dispute.

Vous l'avez compris, Oxymoron était très en avance sur son époque. Il y eut bien quelques savants qui pensèrent avoir compris la théorie oxymoronienne de la soustraction, mais ils furent incapables de l'expliquer aux autres. Après avoir scandalisé ses contemporains, il mourut dans l'oubli. Ce n'est que quelques siècles plus tard qu'un mathématicien arabe redécouvrit le zéro et réussit à faire comprendre à ses contemporains son utilité dans les soustractions. Et si aujourd'hui on écrit encore le zéro comme un "O", c'est en souvenir d'Oxymoron. Vous admettrez que ce n'est pas rien.


(1) voir son article sur les contes philosophiques dans le numéro 59 de Diotime.