Comment évaluer la double qualité, démocratique et philosophique, d'un café philo ?

La question d'évaluer la "qualité démocratique et philosophique" d'un café philo peut interpeller, et à juste titre : d'une part, de nombreuses critiques réduisent les démocraties à un diktat des majorités sur les minorités et, d'autre part, l'évaluation de la "qualité philosophique" d'un débat peut s'avérer élitiste et contre-productive pour la diversité des échanges et l'émulation des idées. Ajoutons à cela que l'évaluation passe allègrement du jugement des compétences au jugement des personnes, et elle glisse ainsi de la sélection vers la discrimination si ce n'est l'exclusion de ceux qu'elle "évalue".

Avant de proposer une démarche d'évaluation à la fin de ce document1, précisons donc notre propos autour de ces trois questions : qu'entendons-nous par "évaluation" ? Qu'entendons-nous par "démocratie" dans le cadre des cafés philo ? Et qu'entendons-nous par "évaluer la qualité philosophique d'un débat" ?

A) Evaluation, de quoi parle-t-on ?

L'action d'évaluer la plus classique est dite "sommative", il s'agit de porter un jugement de valeur concernant un ensemble de "savoir-faire". Cette évaluation, utilisée dans le cadre d'examens, valide des acquisitions à partir desquelles on estime que l'examiné est doté des savoirs lui permettant d'accéder à un emploi ou au stade suivant de sa formation. Or, du point de vue de l'examiné, la question de savoir s'il a été évalué avec les bonnes méthodes, mais également avec les bons savoirs, reste posée. En effet, les compétences requises en situations réelles se résument rarement au cas d'école étudié durant la formation. Les situations réelles sont par nature complexes, elles exigent un sens de l'adaptation, des capacités de lecture de l'environnement et un sens aigu de la coopération avec toutes les parties concernées par la tâche à réaliser. Notons par ailleurs que les notions de coopération sont rarement prises en considération dans les programmes de formation, l'inverse prévaut plutôt : les élèves et les adultes y sont mis en compétition.

L'autre façon d'évaluer est dite "formative", elle désigne précisément l'idée que nous sommes des apprenants, il s'agit donc de doter les apprenants que nous sommes de moyens permettant de progresser le long d'un parcours. C'est également un accompagnement destiné à se forger un esprit critique sur une pratique.

Ce parcours dans un café philo est le suivant :

  • une position de départ comme responsable ou comme participant aux débats,
  • lequel participant est doté de compétences relationnelles et d'une capacité de penser,
  • souhaitant augmenter son écoute et sa compréhension des idées d'autrui (le cadre relationnel et démocratique des débats),
  • souhaitant également augmenter ses compétences "philosophiques" (nous les définissons plus bas),
  • pour, au final, contribuer à une qualité des débats enrichis, stimulants et qui dispose à apprendre davantage, tant sur le plan démocratique (qualité des échanges) que sur un plan "philosophique" (pertinence des raisonnements).

B) Qualité démocratique, de quoi parle-t-on ?

Dans le cadre du café philo, l'idée de démocratie définit deux valeurs fondamentales : la liberté et l'égalité. La liberté est celle des idées, il n'y a pas de censure des idées tant que celles-ci ne se transforment pas en critique de personnes ou en jugement d'opinions vite expédié. Les participants sont effectivement invités à expliquer les raisons de ce qu'ils énoncent, sans quoi le débat ne pourrait plus prétendre à une visée philosophique des échanges.

Quant à l'égalité, elle concerne la possibilité donnée à chaque participant de prendre la parole à l'instar de tous les autres.

Il incombe alors aux responsables de montrer l'exemple, de ne pas abuser de leur temps de parole, de parler à leur tour, et d'établir un cadre dans lequel les rôles (tels que celui de distributeur de parole, celui de présentateur du sujet, et éventuellement celui de modérateur ou de synthétiseur, etc.) sont suffisamment bien définis pour que chacun puisse les exercer.

Si l'on se réfère au "Cahier des charges de l'animateur d'une DVDP" ( Discussion à Visée Démocratique et Philosophique) dressé par Michel Tozzi, on trouve une série d'actions qui peuvent guider la démarche d'un animateur de café philo. Par exemple : "l'animateur soutient les interventions en adoptant une écoute active de type compréhensive, il parle un langage accessible à tous, il rappelle qu'en philosophie il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse tant qu'on argumente son point de vue", etc.

En somme, le principe de liberté et d'égalité dépasse de loin le cadre institutionnel et instrumenté des démocraties d'Etat. Il s'agit, dans les cafés philo et du côté des responsables, de définir un cadre qui permette aux participants de contribuer à leur liberté de penser, d'interagir avec leurs pairs, de prendre le risque de formuler des pensées qui se cherchent encore.

C) Peut-on évaluer la qualité philosophique des débats ?

Il ne s'agit pas en premier lieu de juger de la qualité éthique, humaniste ou esthétique d'une idée, mais de poser des repères qui permettent de juger de l'articulation des idées entre elles, de la manière dont ces dernières s'enchaînent durant un débat. Un des aspects de "l'approche Lipman" consiste à considérer la démarche philosophique comme un processus de recherche qui se structure autour "d'habilités cognitives" (les opérations de la pensée). Par exemple, lors d'une intervention, les participants sont invités à reconnaître les caractéristiques de leurs pensées : s'agit-il d'une généralisation, d'une hypothèse, d'un exemple, d'un contre-exemple, d'une analyse des causes, d'une mise en contexte, d'une analogie, etc.

Lors d'un débat, les participants, et a fortiori les animateurs, devront se demander si la définition des mots employés fait problème, si le périmètre de la question initiale est bien circonscrit, si les problématiques formulées font consensus, etc.

En somme, la démarche philosophique d'un débat peut se reconnaître à travers un ensemble d'opérations de pensée : elles indiquent que les participants s'engagent dans une recherche de sens sur les thèmes définis, et qu'en outre ils examinent leur façon de penser. Ces éléments nous permettent de définir des indicateurs.

D) Qu'est-ce qu'un indicateur ?

Il est un repère objectif d'une pratique. Les descriptifs de la qualité démocratique et philosophique des débats ci-dessus, bien que succincts, nous permettent de définir des indicateurs de pratique.

Exemple

Dans la question suivante : "Le distributeur de la parole était-il attentif aux participants qui la demandaient ?", la qualité de la distribution de la parole peut être objectivée, elle peut donc être définie comme un indicateur de la qualité démocratique du débat. En effet, selon son degré d'attention, le distributeur de la parole peut susciter des initiatives, ou au contraire décourager des personnes discrètes à se manifester. Dans ce dernier cas, la liberté et l'égalité d'expression se trouveraient altérées, notamment au profit des plus frondeurs.

Autre exemple : "Les termes de la question de départ ont-ils été définis ?".

La définition des termes peut être reconnue comme un indicateur de la qualité "philosophique" du débat. En effet, aucune question ne peut être traitée sans qu'un ensemble de définitions ne fasse consensus, ne serait-ce que pour s'entendre sur le sens d'une question de départ.

1) Les limites de l'indicateur

Rapidement, on constatera qu'il faut définir des indicateurs significatifs par rapport à sa pratique. En effet, d'une part, en élaborant une fiche d'évaluation, on doit limiter le nombre de questions à soumettre aux participants (entre 6 et 12 environ), et d'autre part, aucun indicateur ne suffit à lui seul pour définir une "bonne pratique".

Enfin, les situations de débat sont vivantes, changeantes, et chaque animateur doit prendre en compte de nombreux paramètres pour adapter au mieux son dispositif. Ainsi, la disposition de la salle, le nombre des participants, leur diversité en termes de formation sont des paramètres à prendre en compte. Tout aussi importants sont le niveau d'expérience de l'animateur, sa sensibilité, les objectifs qu'il se fixe : pédagogiques et citoyens, orientés plutôt vers la socialisation ou vers la transmission de connaissances, ou tout simplement vers le partage de sa quête philosophique au sein d'un collectif, etc. Ces éléments aideront le responsable du café philo à construire sa fiche d'évaluation pour lui-même et, si possible en collaboration avec un ami, des participants ou un professionnel. Rappelons que l'indicateur n'est qu'un indice, il demande à être toujours mieux défini, et surtout rapporté à son contexte.

2) Des indicateurs de la qualité démocratique et philosophique des échanges

a) Les indicateurs de la qualité démocratique du débat peuvent répondre à la question : qu'est-ce qui caractérise la liberté et l'égalité de la parole entre les participants ?

Indicateurs éventuels : on remarquera une bonne distribution de la parole ; une relative équivalence du temps de parole pour chacun ; des prises de décision concertées ; l'expression de signes de respect, un sens de l'écoute, le fait que les participants s'efforcent de ne pas s'interrompre, que l'humour est possible, etc.

b) Les indicateurs de la qualité philosophique des échanges peuvent répondre aux questions suivantes : en quoi les interventions témoignent-elles d'une volonté d'explorer la question de départ, d'en rechercher les implicites et les conséquences, et de faire évoluer le sujet ?

Indicateurs éventuels : les termes sont définis au départ, ou conceptualisés peu à peu ; on pose des questions ; les arguments des uns répondent à ceux des autres ; des analyses permettent d'approfondir le sujet, d'aller vers des principes généraux. On voit les raisonnements se dérouler, on distingue les causes des effets, les implicites et les jugements, les déconstructions et les associations d'idées, les exemples et les contre-exemples, une mise en contexte des enjeux, etc.

3) Construire sa fiche d'évaluation

L'évaluation dite "formative", préconisée ici, doit donner des repères dans une démarche d'accompagnement pour faire évoluer nos pratiques. Les propositions ci-dessous peuvent être remises à des participants pour les associer à une démarche coopérative et critique du débat philosophique et citoyen, elles peuvent être utilisées à des fins personnelles (pour voir, pour apprendre à le faire), elles peuvent être adaptées à un dispositif de formation.

Exemples de questions destinées à évaluer la qualité démocratique du débat :

  • Les règles et les principes de la discussion ont-ils été clairement expliqués ?
  • Le choix du sujet a-t-il fait l'objet d'un consensus ?
  • Le distributeur de la parole notait-il les demandes d'intervention des participants ?
  • Les temps de parole étaient-ils équilibrés entre les participants ?
  • Les participants s'interrompaient-ils ?
  • Des temps de silence étaient-ils possibles sans précipitation à les combler ?
  • Le climat des échanges était-il propice à une exploration partagée du thème ?
  • Des participants raillaient-ils certaines interventions ?
  • L'humour pouvait-il s'exprimer ?
  • L'animateur redirigeait-il les échanges vers les participants ?
  • L'animateur parlait-il en attendant son tour ?
  • Le modérateur distinguait-il son rôle propre de ses interventions personnelles?

Exemple de questions concernant la qualité philosophique du débat :

  • Les termes essentiels de la question de départ ont-ils été définis ?
  • Est-ce que les interventions se répondaient les unes aux autres ?
  • Est-ce-que l'on posait des questions pour approfondir la recherche ?
  • Est-ce que l'on reformulait des idées en vue d'éclairer le débat ?
  • Est-ce que l'on répétait ce qui était déjà dit ?
  • Est-ce que l'on différenciait les exemples de l'argument central d'un raisonnement ?
  • Est-ce qu'on relevait des contradictions pour demander qu'elles soient expliquées ?
  • Est-ce que les interventions se répondaient et formaient-elles un fil conducteur du débat ?
  • Est-ce que des notions ont été clarifiées ?
  • Est-ce que des hypothèses ont été formulées ?
  • Y avait-il des déclarations d'opinion sans argumentation et sans mise en contexte ("Moi je pense que tout le monde devrait s'entendre, moi je pense que c'est bientôt la fin du monde, moi je pense que l'homme est bon/mauvais, etc.)

Il revient à chaque responsable ou participant de proposer des questions qui éveilleraient son attention quant à sa pratique.

Il y a une autre manière d'exercer ce regard extérieur sur sa pratique : elle consiste à distribuer aux participants une feuille qui comporte quelques questions ouvertes.

L'évaluation ouverte :

  • Qu'avez-vous pensé du dispositif en général (cadre général, règles de fonctionnement, façon de choisir le sujet) ?
  • Qu'avez-vous pensé de sa mise en oeuvre ? (distribution de la parole, longueur des interventions, modération des échanges) ?
  • Quelles seraient vos suggestions pour améliorer ce dispositif sur un plan démocratique ou philosophique ?
  • Autres remarques ?

(1) Avec mes remerciements à Marie-Thérèse Cudré et à Philippe Dorsemon pour leur relecture.