L'accompagnement de l'apprentissage du philosopher des élèves de classes terminales (I)

Nous présentons ici notre thèse de doctorat en sciences de l'éducation1. Dans ce premier article nous exposons brièvement le sens de notre thèse, nos hypothèses, une partie des situations proposées et outils utilisés, quand il s'agit d'accompagner le discours oral et écrit des élèves (ici celui des dissertations), en vue d'apprendre à philosopher. Un second article traitera du lien à faire entre un travail d'auto-évaluation assuré par les élèves et les progrès dans la maîtrise des processus psychiques et des compétences à construire pour disserter.

Introduction

Notre recherche se centre sur le geste d'accompagnement comme le définit Guy Le Bouedec (2001) qui suppose qu'on chemine à côté du sujet en étant à son écoute dans une relation empathique (Rogers, 1967) tout en le questionnant pour le laisser dérouler son processus de pensée (Vermersch, 1994). Dans le contexte de la classe, cet accompagnement a nécessairement aussi une dimension collective et communautaire puisqu'il s'agit de faire progresser le cours pour tous. Même si les interactions peuvent être individuelles, elles ont donc pour une grande part cette finalité d'adresse au groupe particulier que constitue une classe d'élèves de terminale. Il s'agit avec eux de construire les compétences du philosopher (conceptualiser, argumenter, problématiser), définies par Michel Tozzi au début des années 90. Soulignons enfin que nous avons ici affaire à de grands adolescents en construction, dont les multiples transformations sont à prendre en compte.

Pour autant on peut s'interroger sur le choix délibéré de cette posture d'accompagnement. Pourquoi l'adopter et en quoi pourrait-elle favoriser l'apprentissage du philosopher ? L'observation des élèves tout au long de notre carrière et les constats que nous avons pu faire quant à leurs difficultés de concentration et celles de centration sur les apprentissages nous ont conduit à énoncer quatre hypothèses, en lien étroit avec la théorisation de Lev Vygotski sur le développement des fonctions psychiques supérieures :

  • Premièrement, il ne peut exister de réels apprentissages du philosopher sans maîtrise par le sujet de ses propres processus psychiques, notamment en ce qui concerne l'attention volontaire et la mémoire logique.
  • Deuxièmement, ces apprentissages se réalisent à partir de leur conscientisation au niveau de ce que Vygotski nomme la "zone proximale de développement".
  • Troisièmement ces apprentissages seraient favorisés et stimulés dans un contexte collaboratif.

Enfin ces apprentissages sont effectifs quand le sujet non seulement se met en projet mais "prend sur lui" en vue de progresser c'est-à-dire fait intervenir sa volonté.

A) La démarche : choix du support et choix des instruments

Proposer aux élèves au sein de notre démarche des situations dites médiatisantes (Fauvelle, 2011) qui intègrent la recherche de ces exigences a donc été notre premier souci. Qu'est-ce qu'une situation médiatisante ? C'est une situation où l'élève peut s'approprier le contenu d'apprentissage en se prenant lui-même comme objet de réflexivité. Elle suppose l'utilisation d'un support et celle d'un outil-instrument psychologique. Le choix du support paraît constituer un élément déterminant de l'engagement des élèves dans l'activité et dans le développement des processus cognitifs visés. En début d'année scolaire, l'allégorie de la caverne, tirée du livre VII de La République n'est pas, par exemple, choisie simplement parce qu'elle peut faire réfléchir les élèves à ce que signifie philosopher et rechercher la vérité, mais plus précisément parce que le texte proposé advient, dans son contenu, comme un recours et parfois comme un secours aux difficultés exprimées préalablement, notamment en invitant les élèves à passer des images décrites aux concepts. Sur le plan intellectuel, psychologique et cognitif, on peut affirmer que la teneur même de l'allégorie, en suggérant l'état d'ignorance, la manipulation, l'ascension douloureuse,la sortie libératrice, offre à l'élève la reproduction de ce qu'il lui faudra expérimenter pour apprendre à philosopher : cela correspond peu ou prou au chemin qu'il emprunte lorsqu'il s'engage à apprendre. Dans cette optique, le choix du support est un moyen de mise en exergue et de sollicitation de la zone prochaine de développement.

Au coeur de la démarche, se trouve ensuite le choix par l'enseignant de ce que Vygotski appelle l'instrument psychologique. Ce dernier a pour fonction d'engager l'élève dans la transformation de lui-même, en se prenant pour objet de cette transformation par la médiation d'un outil-instrument matériel ou humain. Telle est la fonction du dessin à réaliser individuellement sur feuille ou collectivement au tableau, quand il évalue la capacité de ce même élève à lire précisément, rigoureusement et avec cohérence le texte de l'allégorie. Le dessin n'est pas alors un simple résultat, un simple produit, mais le révélateur et la trace de l'activité médiatisante du processus de pensée.

B) Caractéristiques de chaque situation

Chaque situation spécifique choisie pour notre étude qui en comporte sept porte donc un nom, désigne le support utilisé, l'instrument ou les instruments psychologiques travaillés, le type et le mode d'étayage (Bruner,1987), l'activité de l'élève, les fonctions ou compétences sollicitées, les processus inter ou intrapsychiques déployés. Ainsi, si l'on considère la situation 1 : lecture d'un texte philosophique, l'instrument psychologique travaillé est la représentation picturale de l'allégorie de la caverne. L'étayage porte sur l'évaluation des compétences requises et sur leur développement, en demandant aux élèves de confronter le texte et la représentation picturale qu'ils en font. Les modalités principales d'étayage sont l'accueil (A), l'écoute active (EA), le questionnement d'explicitation qui vise essentiellement la recherche de la cohérence texte-dessin par le biais des mises en relation et celui des mises en confrontation, dont la fonction est d'orienter (O). Les fonctions ou compétences respectivement travaillées sont alors la vigilance (concentration, centration, attention) et la conceptualisation (en passant du texte à l'image, puis de l'image aux concepts). Les processus interpsychiques se construisent et apparaissent à partir des conflits sociocognitifs, à deux, en petits groupes ou face à la classe. Les processus intrapsychiques se perçoivent dans les traces écrites successives ou dans les synthèses provisoires ou finales à l'oral comme à l'écrit.

C) Codage des productions orales

Nous avons ainsi, à partir de l'analyse des verbatims tirés de la sélection de certaines séquences vidéo appartenant à notre corpus, codé sous forme d'indices l'activité psychique des élèves dans les situations orales. Citons la traduction des principaux sigles utilisés :

  • RRCC réflexivité et repérage centrés sur la compétence à l'appropriation de contenu,
  • RRCC1 quand un premier effort de mise à distance de l'objet de réflexion est observable,
  • RRCC2quand ce repérage est l'objet d'un processus réflexif plus élaboré en ce qui concerne la mise à distance et le suivi logique de l'objet de réflexion,
  • REPP, réflexivité centrée sur l'étude et l'évaluation du processus de pensée d'un référent (auteur, autrui), REPPP, (soi-même) ;
  • RPCRD, réactivation de la prise de conscience d'appartenir et de construire une communauté de recherche et une communauté discursive ;
  • AC ancrage, RA réactivation, MR mise en relation, ID identification, I intégration.

Le tableau suivant renvoie aux éléments essentiels pris en compte lors de l'analyse des situations orales avec pour illustration l'apprentissage de la lecture d'un texte philosophique.

Document (format PDF) : TABLEAU DE SYNTHESE SITUATION 1

D) Les indicateurs du discours des dissertations

De même trois grand univers psychiques constituant trois niveaux de réflexion ont été repérés lors de l'analyse du discours des dissertations :

  • celui de l'indétermination ;
  • celui de l'intermittence ;
  • celui de la constance.

Chaque univers renvoie à des indicateurs puisés dans le discours écrit.

Dix-neuf critères caractérisent ce premier niveau discursif de grande difficulté à maîtriser les processus psychiques. (cf. tableau, indices repérés dans le discours)

1) Premier niveau de réflexion : l'indétermination

Nous devons parler, à ce premier niveau, de l'univers de l'indéterminé selon l'appellation de Crinon (2003) que nous transformons en terme d'indétermination quand on se situe au niveau des processus psychiques. En parallèle, si l'on admet avec Vygotski ce qu'il nous dit des fonctions supérieures du psychisme,à savoirque la compétence à disserter s'observe dans la capacité que possède l'élève à maîtriser et à orienter ses propres processus psychiques en les contrôlant, ce premier niveau traduit plutôt l'incapacité ou la très grande difficulté à assurer cette maîtrise. Le discours est "décousu" et l'incohérence, sur le fond comme sur la forme, s'illustre à ce premier niveau (qui correspond le plus souvent à un premier devoir) à travers l'énumération, la juxtaposition, la confusion, l'empilement ou le plaquage des idées, le caractère descriptif, gratuitement affirmatif des propos, le recours à l'anecdote, à la paraphrase ou même à l'absence de travail de définition ou d'annonce de plan.

Que peut-on en conclure pour ce qui concerne les processus psychiques ? Tout se passe comme si le sujet était en perte de repères, dans l'urgence et la pression temporelle pour collecter, classer, trier, traiter les informations, ensuite pour organiser ses idées et structurer son processus de pensée. Cela donne l'impression d'un mode immédiat de restitution du discours et corrélativement d'une absence de prise de distance avec ce qui est rapporté par écrit. Le tableau suivant illustre ce premier niveau d'indétermination.

Document (format PDF) : TABLEAU DE SYNTHESE - SITUATION S7 NIVEAU 1 HAUT INDETERMINATION

2) Deuxième niveau de réflexion : l'intermittence

Nous conservons logiquement, à ce niveau de l'intermittence, les critères préalablement utilisés lors du niveau caractéristique de l'indétermination du discours et de la non maîtrise de l'investissement psychique qui perdurent ici ou là, et nous introduisons des critères révélant l'amorce d'un discours construit et distancé. A partir de l'exercice de la dissertation, ce second niveau de l'apprentissage du philosopher apparait, le plus souvent, après auto-évaluation. Nous appellerons ce deuxième niveau celui de l'intermittence. Il correspond à une mise à distance ponctuelle de l'objet de réflexion et à l'apparition, elle aussi ponctuelle, d'une certaine continuité dans le processus d'écriture. Le discours ne s'apparente plus seulement et même majoritairement à une énumération, à une simple description d'idées juxtaposées, mais désigne parfois l'objet de réflexion comme tel, le tient à distance en faisant apparaître son caractère complexe ou ambivalent. Si l'on se réfère aux compétences et aux critères recherchés initialement par les élèves pour disserter, on observe ainsi l'irruption par intermittence d'un souci de nommer, de définir ce dont on parle et celui d'organiser, de structurer, de rendre cohérent ce discours. Incontestablement, l'attention est recentrée et des indicateurs observables dans le discours (outils de liaisons, reprises du sujet, bilans provisoires) dénotent l'intention de construire un fil conducteur. Cette "attention volontaire" et cette "mémoire logique", que Vygotski (1931) considère comme des "fonctions psychiques supérieures" deviennent donc opérationnelles, alors qu'elles ne l'étaient pas (si l'on se réfère au mode de discours) au premier niveau où l'indéterminé comme production et l'indétermination comme processus dominaient. On peut supposer que, conjointement, les remarques de l'enseignant, le tableau des critères d'évaluation et le document d'auto-évaluation produit par l'élève lors du premier devoir constituent les instruments psychologiques mis à contribution pour installer ces nouvelles fonctions et favoriser la réflexivité du sujet. Pour autant, l'irruption ponctuelle de ces modalités de fonctionnement du psychisme, préparant à la plus ou moins grande maîtrise des compétences attendues dans l'apprentissage du philosopher, n'est pas seule présente à ce stade. Cette présence, nous l'avons dit, est intermittente et cohabite avec des passages où l'indéterminé et ses variantes reprennent leurs droits. De manière plus juste et plus précise, on observe parfois ce qui pourrait apparaître dans et par sa forme logique (qui n'existait certes pas au premier niveau) comme un discours cohérent. Par instant, l'armature formelle est effectivement relativement pertinente et une lecture rapide et superficielle pourrait faire croire à des progrès d'ensemble conséquents. Or ceux-ci n'existent qu'en partie. En effet, sous cette forme initialement construite, le fond comme incohérence perdure. Une thèse est affirmée et, ensuite, l'idée développée contredit cette affirmation. Le compte rendu de la doctrine d'un auteur manifestement rapportée ou lors de devoirs "maison", recopiée ne donne lieu à aucun enseignement, à aucune exploitation en lien avec la question du sujet. Plus significatif, ici ou là, le discours mieux construit se délite peu à peu soudainement dans la juxtaposition, le cumul, l'agglutinement, l'importation impromptue et/ou incongrue souvent sans lien évident avec l'objet de réflexion. Si, à ce second niveau, on avait constaté pour la première fois une certaine maîtrise des processus psychiques que sont l'attention volontaire et la mémoire logique, on observe aussi que cette maîtrise reste ponctuelle, provisoire et intermittente. Ce manque de constance et de permanence dans la capacité qu'a le sujet à orienter et à contrôler ses propres processus psychiques nous semble caractéristique de ce second niveau. Dans le tableau de cette maîtrise incomplète et partielle ou de cette non-maîtrise, il faut donc souligner la plus ou moins grande régularité des performances du sujet en lien avec les compétences attendues. Un élève au lancer franc dans l'activité basket-ball en éducation physique et sportive peut, à l'occasion, réussir trois paniers sur cinq, mais cela n'en fait pas pour autant quelqu'un de compétent dans l'exercice. Il le devient quand, régulièrement, il réussit cet exercice (c'est-à-dire quand il réussit au moins trois paniers sur cinq en moyenne à chaque occasion). De même, ce sont cette régularité et cette constance dans l'emploi de ses fonctions psychiques par l'élève, et ensuite dans la maîtrise des compétences attendues, qui seront déterminantes et significatives dans sa compétence à disserter en philosophie. Notons que cette maîtrise ne s'exprime pas seulement dans l'examen du produit fini (la dissertation réalisée), mais aussi dans le travail anticipatoire, préparatoire et méthodologique de cette dissertation qui, lui aussi, sollicite de manière soutenue les processus psychiques à l'oeuvre dans la rédaction. Le tableau qui suit rend compte de ce niveau intermédiaire de maîtrise des processus psychiques.

Document (format PDF) : TABLEAU DE SYNTHESE - SITUATION S7 NIVEAU 2 BAS DE L'INTERMITTENCE

3) Troisième niveau de réflexion : la constance

Au premier niveau, celui de l'indéterminé, le sujet apparaissait comme "pilonné" par une information qu'il traite dans l'urgence, sans délai et sans repères, sur le mode d'une restitution immédiate, le plus souvent à partir d'un discours égrené, sans lien. L'attention volontaire et la mémoire logique, bien que naturellement présentes si l'on en croit Vygotski, seraient peu sollicitées. À un second niveau, on peut émettre l'hypothèse que le sujet parvient par intermittence à solliciter et à mettre à contribution ces processus psychiques, ce qui produit un discours "mixte" tantôt apparemment cohérent, tantôt sans lien évident. Cela se traduit souvent de la part de l'enseignant par l'appréciation : "Souci par moments de produire un discours construit". Or il existe une grande différence entre la présence ponctuelle de ce discours au second niveau (qui indique, certes, un progrès dans la réflexivité) et la prise de conscience, par l'élève, que ce discours à travers l'emploi du mot porte et travaille sur son processus de pensée. Jusqu'alors (aux deux premiers niveaux), ce discours était perçu seulement comme expression, désignation, représentation de la pensée. Au troisième niveau, le travail de conceptualisation semble devoir passer par un changement radical et irréversible de conception du statut du mot. En effet, de "véhicule" de la généralisation et de la pensée, il devient l'instrument qui, par son emploi, fait "fonctionner" cette généralisation et cette pensée. Vygotski (1934, p. 207) insiste : "Le concept est impossible sans les mots, la pensée conceptuelle est impossible sans la pensée verbale; l'élément nouveau, l'élément central de tout ce processus, qu'on est fondé à considérer comme la cause productive de la maturation des concepts, est l'emploi spécifique du mot, l'utilisation fonctionnelle du signe comme moyen de formation des concepts." Où observe-t-on cette conversion marquée et déterminante des fonctions psychiques de l'élève, dans le sens d'une médiatisation par le signe dans l'apprentissage du philosopher ? Tout simplement à partir du perfectionnement, dans le discours émis, de la mise à distance de l'objet de réflexion et de de la construction d'un fil conducteur permanent. Au-delà des singularités des productions, ces deux intentions majeures marquent les réalisations plutôt réussies des élèves. En liaison avec les compétences et les critères de la dissertation recherchés par les élèves, cette double préoccupation s'impose : adopter d'une part les postures d'examen, d'étude et d'analyse (en introduisant, en annonçant, en présentant, en argumentant, en problématisant, en concluant) et, d'autre part, chercher à maintenir constamment le fil de la pensée. Bien souvent, de concert avec un travail d'auto-évaluation, ces éléments nouveaux apparaissent. Le tableau suivant donne un exemple de ce niveau de constance dans la maîtrise des processus psychiques.

Document (format PDF) : TABLEAU DE SYNTHESE - SITUATION S7 NIVEAU 3 HAUT CONSTANCE

Document (format PDF) : TABLEAU DES COMPÉTENCES ET CRITÈRES POUR DISSERTER


(1) Thèse soutenue le 26 novembre 2012 à l'Université Paul Valéry de Montpellier III sous la direction de Richard Etienne Professeur émérite en sciences de l'éducation à Montpellier III. Michel Tozzi Professeur émérite en sciences de l'éducation à Montpellier III, Jeanne Mallet,Professeur des Universités à Aix-Marseille I et Patrick Mayen, Professeur d'Université à l'ENESAD de Dijon complétaient le jury.