La philosophie à barreaux rompus

Inanticipable

"Un cours de philosophie en pénitentiaire, c'est toujours un morceau d'enfer qu'on ramène avec soi." Penser l'enfer alors en atelier de philosophie. De Dante à Jean-Paul Sartre1.

"Ici plus qu'ailleurs on n'enseigne pas la philosophie, mais bien à philosopher". Cette nuance, établie par Emmanuel Kant, est particulièrement frappante en détention, où le public est par définition "inanticipable" pour l'enseignant. Inanticipable pour plusieurs raisons. D'abord par la diversité des âges et des expériences : de quatre-vingt-deux ans dernièrement à dix-neuf ans, toutes les générations s'y croisent. De plus, s'ajoutent à cette diversité des générations les différences de niveaux scolaires. Mis tous ensemble à égalité autour d'une table pour écouter, chacun découvre dès cet instant la détention culturelle du vocabulaire qui isole les consciences au lieu de les rapprocher. De l'illettré au riche industriel en passant par un docteur en histoire, du dealer à l'ouvrier en passant par le cadre d'entreprise, on pratique toutes sortes de profils en détention, que le cours de philosophie oblige à se rencontrer à égalité de parole, mais pas de culture.

C'est alors, bien entendu, à l'enseignant de veiller à ce que cette égalité des paroles soit toujours possible, notamment en surveillant lui-même son propre vocabulaire, c'est-à-dire en désapprenant ce que l'université lui a imposé de savoir afin de le reconnaitre comme sien.

Incomparable

Mais bien d'autres facteurs rendent encore le cours de philosophie incomparable à n'importe quelle autre situation d'enseignement traditionnel. Il y a notamment l'énigme du but recherché par chaque détenu : réel et louable souci de s'interroger sur soi-même, sur la vie qu'on doit mener, ou alors prosélytisme religieux, sinon simple distraction occupationnelle ? Entre la recherche de dignité bien compréhensible et le philistinisme administratif destiné à charmer le juge de l'application des peines, il y a aussi tous ceux qui viennent seulement pour faire comme le copain de couloir. Et qui, ce faisant, vont brutalement découvrir un univers mental qu'ils ne soupçonnaient pas et auquel il faut impérativement tenter de les rattacher, en partant du principe que la philosophie est un des plus clairvoyants miroirs que l'homme se s'est donné pour s'auto-analyser.

Par ailleurs, l'état mental du détenu est également déterminant : on en voit certains décliner au fur et à mesure de l'hiver, d'autres encore essayent de lutter avec une balle de pingpong imaginaire dans la bouche, caractéristique des détenus sous camisole chimique. Puis il y a ceux qui ne supportent plus la remise en question qu'implique le cours et qui craquent, vident leur sac contre la vie, le professeur, le personnel pénitentiaire, les femmes, les codétenus, etc. Tout y passe. Il faut laisser faire.

Un cours de philosophie en pénitentiaire, c'est toujours un morceau d'enfer qu'on ramène avec soi.

Inintégrable

De manière générale, le cours théorique, consciencieusement préparé la veille au soir, restesouvent plié sur le bureau, il faut s'y faire ! Soit que de nouveaux détenus arrivent, soitque des anciens disparaissent (en général parce qu'ils ont enfin obtenu le droit detravailler, ce qui les éloigne, de fait, de l'école), la classe de philosophie en pénitentiaire estpar nature constituée d'un public très instable. Ce n'est pas un groupe, c'est un assemblage hétéroclite. Ce n'est pas un cours, c'est l'expérimentation de "l'insociablesociabilité» des hommes si bien décrite par Emmanuel Kant.

Ainsi commence la philosophiepénitentiaire : là-bas, pour reprendre en le détournant le poète Jacques Prévert, "nul n'estinsensé d'ignorer sa propre loi !". Chacun croyant y venir pour lui-même découvre en effetd'emblée l'importance primordiale de l'autre auquel, ici, il lui faut toujours faire droit avantsoi-même. Que ce soit pour le détenu ou pour l'enseignant, le vrai sujet du cours, c'esttoujours d'abord la liberté problématique de l'autre, dans sa singularité inintégrable. Carplus que n'importe où ailleurs, en détention, chacun est un original pour l'autre, dont letype de violence est toujours spécifique. D'où l'aberration d'un système qui ne sait quemassifier les relations humaines. À contrario, en classe de philosophie et quel que soit lethème abordé, on expérimente toujours en premier lieu cette contrariante problématique del'autre dans sa singularité (culturelle, sociologique, psychologique, sexuelle, politique,etc.), avec laquelle chacun apprend à collaborer avant de revenir à lui-même.

"L'enfer, c'est les autres !", faisait dire Jean-Paul Sartre à un des personnages de Huis clos, cette parfaite allégorie théâtrale de l'univers pénitentiaire. Avec son face-à-face imposé en permanence aux détenus, la prison oblige chacun à se défendre, en repliant sur soi la singularité de son univers. Attitude qu'au contraire la philosophie force à inverser, en écoutant d'abord ce qui n'est pas soi, en se mettant à distance de soi-même et en s'intéressant aux autres ainsi qu'à leurs représentations, que ce soit par le biais des concepts du cours ou par celui de la parole de codétenus.

Inaliénable

Ainsi la finalité du cours n'est pas seulement l'acquisition de concepts fondamentaux, mais aussi et surtout l'exploration de soi-même à partir d'une parole singulière mais librement partagée, à la fois entre les détenus et avec l'enseignant, durant deux heures consécutives. Les théories philosophiques présentées sont donc l'occasion pour chacun d'expérimenter individuellement ses propres intuitions, valeurs ou principes, afin d'en prendre conscience pour en mesurer la portée et les conséquences au contact des choix d'autrui, mais également au contact de l'autorité enseignante. Il s'agit donc pour le détenu d'apprendre à élaborer rationnellement un raisonnement tout en décodant celui qu'il reçoit, afin de composer à la fois avec lui-même et avec autrui, et ainsi se rendre plus sensible à l'écoute en général.

Il ne s'agit pas d'un défouloir cathartique, mais bien au contraire d'apprendre à se canaliser. Ce travail d'éclaircissement des représentations implicites de chacun doit permettre une accoutumance positivement assumée au conflit indépassable des relations humaines, et permettre, par la verbalisation, l'évacuation de la violence potentielle (interne et externe) du détenu, en évitant le repli sur soi comme stratégie de défense.

Comme Dante qui circulait de cercle en cercle dans l'enfer des vices grâce aux conseils du poète Virgile, la philosophie, jouant elle aussi son rôle de conseillère des passions humaines, devrait permettre à chacun de ne rester aliéné à aucun cercle, sortir du huis clos des égoïsmes et des condamnations sans fin, afin que chacun élabore son propre paradis. Sa liberté personnelle, pour autant que, comme le rappelle Jean-Paul Sartre, aucun homme n'est seulement la somme de ses actes.


(1) Avec l'aimable autorisation de publication des Cahiers pédagogiques (cf. le Hors-Série Numérique n° 29, Décembre 2012, pages 79-80).