Philosopher en famille avec de jeunes enfants, pour consolider les liens intergénérationnels

"Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie. Car il n'est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, pour assurer la santé de l'âme" Epicure, Lettre à Ménécée.

Que la philosophie maintienne en bonne santé et qu'elle soit accessible à tous, petits et grands, c'est ce que mon expérience de psychothérapeute d'enfants me confirme régulièrement.

Les questions des enfants, une richesse souvent délaissée par les parents

"Tu m'as choisi comment ?" demande A., 5 ans, à sa maman venue consulter suite à un divorce douloureux. Apparemment, le récit maternel ne l'intéresse pas, il n'a pas envie de se laisser enfermer dans la situation difficile que sa mère décrit, ni dans ses angoisses. "Je m'inquiète beaucoup pour A., il était proche de son père, j'ai peur de le voir souffrir de cette séparation...".

Malgré l'embarras de sa maman, A. insiste : "Oui, dis-moi, on s'est rencontré comment tous les deux ?". Devant le silence maternel, je saisis l'occasion de dialoguer avec cet enfant qui s'était tu jusqu'à présent. "Et toi, A., comment imagines-tu cette rencontre ?". A. prend le temps de la réflexion, et sur un ton de confidence : "Tu sais, j'ai attendu longtemps...". Il a besoin d'être encouragé pour développer son idée : "Ah oui, qu'as-tu attendu si longtemps ?". A. se concentre : " Quand on n'est pas dans le ventre de sa maman, on est une graine et on attend...", explique-t-il, quelque peu ému. "Alors tu étais une graine avant d'être dans le ventre de ta maman ?". "Oui, mais tu sais une graine, ça pèse quoi, deux grammes... un gramme, ça ne pèse rien du tout." D'un ton profond, il poursuit : "En fait, quand on est une graine, on n'est rien. ça fait bizarre d'être rien" déclare-t-il, comme perdu dans ses pensées. Au bout d'un temps de silence nécessaire, il se tourne vers sa maman et lance joyeusement "C'est à ce moment-là que tu m'as choisi !".

Ces réflexions sur l'origine émergent fréquemment au cours des séances. Avec leurs propres mots, la plupart des enfants que je reçois abordent cette question. Ne rejoignent-ils pas dans leur spontanéité la célèbre formule de Leibnitz : " Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?".

N'en doutons pas, ils sont très précocement dans un questionnement philosophique, et cette interrogation sur l'origine semble les faire entrer de plain pied dans des interrogations profondes sur le sens de la vie, et le "comment vivre ensemble ?". J'y prête d'autant plus attention que ma formation de base est philosophique, je ne peux m'empêcher d'entendre, au-delà des problématiques oedipienne, narcissique, affective, relationnelle, la dimension philosophique de leur questionnement.

Dés leur trois ou quatre ans, les enfants butent sur cet inconcevable du " avant d'avant moi". Une question vertigineuse gronde en eux qui les place face au néant et devant une totale solitude. "J'étais où quand j'étais pas né ? On est où avant d'être dans le ventre de la maman ?". Comment concevoir qu'avant de naître, on n'existait pas ? Faut-il affronter ce "rien" pour devenir une personne à part entière ? Est-ce ainsi que le "d'où je viens ?" introduit au "qui je suis ?", en traçant le chemin du "où je vais ?".

Si cette réflexion ouvre sur les prémisses de la pensée abstraite, les enfants ont besoin de dater, de ponctuer l'histoire, de construire des limites à cet inconcevable pour le rendre représentable et ne pas s'y perdre. " Avant le Big-bang, y'avait quoi?". "Et le ciel, il tient comment ?". "Et le premier canard, la première fleur, ils sont venus comment ?". "Tu les as connus, toi les dinosaures ?". Les enfants ont une passion toute particulière pour les dinosaures. Ils servent de support à la représentation des temps primordiaux. C'est par l'imaginaire que l'enfant peut avoir accès à ces temps originaires. Percevoir qu'on est la résultante de toute cette magnifique histoire, savoir que l'on fait partie de cette espèce de "fil- filière" de l'évolution a quelque chose de rassurant et permet de lutter contre les angoisses. H. Reeves explique que nous sommes tous "poussières d'étoiles", inscrit dans la grande aventure de l'humain et de l'univers. C'est bien ainsi que les enfants pressentent l'unité du vivant. Pour eux, l'origine n'est pas un point fermé, clos, définitif, réduit à une date et lieu de naissance, ils se perçoivent d'abord comme enfants de l'univers.

Humain parmi les humains, l'enfant tisse son humanité, il construit son rapport aux autres. Quand A. se tourne vers sa mère, n'évoque-t-il pas, à sa manière, l'Altérité. " C'est l'Autre qui me donne mon visage", dit Merleau-Ponty.

Dés qu'ils accèdent à la conscience du temps, les enfants en comprennent la loi inéluctable. La mort est contenue dans tout ce qui a un début. L'origine inclut la finitude. Penser l'origine, c'est affronter la certitude de la fin. "Si on meurt, pourquoi nait-on ?". Très tôt, ils interrogent le sens de la vie, la contingence de l'existence, sa relativité. "Pourquoi suis-je ici, dans cette famille, à cette époque ?".

S'ensuivent des interrogations sur la justice, le vrai, le faux, la liberté, le bien, le mal, le beau... Les enfants les abordent spontanément, avec leurs propres mots. Quand ils ne cessent de dire : " C'est pas juste", "C'est pour de vrai, c'est pour de faux ?", "Pourquoi les grands ont-ils le droit de faire ceci et pas moi... j'veux faire ce que je veux !", ils ne font qu'interroger les grands concepts philosophiques qui nourrissent l'histoire de la philosophie.

Mais le foisonnement de leurs demandes est tel que trop souvent, les parents n'y prêtent pas suffisamment attention, quand ils ne les négligent pas parce qu'elles les dérangent, ou qu'ils pensent ne pas avoir de réponses à apporter.

Or il suffirait de peu pour que les parents puissent partager avec leurs enfants ces grandes questions sur la vie. Mon expérience m'a montré à quel point les mères et les pères peuvent prendre du plaisir à accompagner leurs enfants, à partir du moment où ils se sentent soutenus et préparés au dialogue philosophique.

C'est une des principales motivations du livre que nous avons écrit avec Isabelle Gravillon, journaliste : donner au plus grand nombre de parents, grands-parents, quelques pistes concrètes, accessibles, ludiques les encourageant et leur permettant de s'engager dans ce cheminement fécond pour tous.

En effet, pratiquer la philosophie, ce n'est pas seulement travailler les textes ardus des philosophes, aussi riches et utiles soient-ils ; c'est d'abord et avant tout interroger la vie, le monde, vouloir le comprendre, chercher du sens à l'histoire, s'émerveiller devant ce qui existe autour de soi, en soi. Et cette capacité tellement vive chez les enfants les place dans une démarche tout à fait proche de la longue tradition philosophique. Platon ne disait-il pas : "S'étonner, la philosophie n'a pas d'autre origine".

En invitant les parents à vivre cette expérience, cela les renforcera dans leur fonction parentale. En effet, transmettre aux enfants le récit de leurs origines, un système de valeurs, une représentation du monde, partager une vision politique, n'est-ce pas ainsi que se tissent les liens de filiation et le sentiment d'appartenance ?

La philosophie, une aide précieuse pour élever les enfants

Si la psychologie a été utile pour entendre et répondre aux besoins des enfants, il est temps de reconnaître l'apport inégalable de la philosophie, et de re-découvrir son importance primordiale dans la construction d'un individu et dans la relation éducative. La psychologie a apporté un certain nombre de réponses concernant le développement de l'enfant, ses pulsions, ses désirs, ses affects, ses angoisses, et cela oriente d'une manière profitable la pédagogie et les relations familiales.

La philosophie nous familiarise plutôt avec les questions, notamment celles auxquelles il n'est pas toujours possible d'apporter des réponses ; elle interroge les certitudes qu'elle considère souvent comme suspectes, réductrices. Selon elle, la vie est posée comme une intrigue, le monde comme une énigme, et le savoir n'épuise jamais ce qu'il reste à savoir, la pensée ne vient jamais à bout de ce qui est pensé. Le mystère n'est pas une manifestation du réel, il en est la condition même. Et cette énigme irréductible du vivant est le lieu absolu de la liberté et de la créativité humaine. Comprendre, oui, mais en sachant que toujours échappe peut être l'essentiel. Selon Heidegger, "quand on a tout compris, il n'y a plus qu'à mourir". L'entêtement insatiable des enfants à interroger, leurs "pourquoi" inlassables qui ne se satisfont pas de nos réponses, prouvent si cela était encore nécessaire à quel point leur démarche est fidèle à l'essence même de la philosophie.

La philosophie permet aux enfants, ni plus ni moins, de préserver une pensée vive, mobile, alerte, souple. Elle les aide à traverser leurs doutes, à se structurer à partir de leurs ignorances mêmes, de leurs faiblesses. Elle leur donne les moyens de penser par eux-mêmes, cadeau inestimable qui leur permet de ne pas être enfermés dans des opinions toutes faites, imposées de l'extérieur, de préserver leur liberté intérieure. En un mot, elle maintient vivants petits et grands, à travers un dialogue fécond !

La philosophie oeuvre sur d'autres plans que la psychologie, bien sûr complémentaires. Elle nous situe sur les registres de l'existentiel, de l'éthique, de l'esthétique, de la spiritualité, des croyances. Elle ne considère pas les êtres seulement dans leur dimension psychique, elle prend en compte toutes les dimensions qui inscrivent l'humain dans sa dignité la plus absolue. Elle considère l'homme dans sa globalité, comme sujet pensant, mais aussi inscrit dans son corps, dans son appartenance à une famille, mais aussi comme participant à l'histoire de l'humanité, elle le situe dans sa conscience morale, en tant que citoyen, à la fois dans sa singularité mais aussi dans son universalité. En élargissant ainsi le regard, elle permet aux enfants de trouver des ressources non seulement en eux-mêmes, mais bien plus encore dans la puissance et la beauté de l'univers, en un mot dans toute la sphère du vivant. Elle participe à forger des petites filles et des petits garçons solides, car responsables vis à vis d'eux-mêmes et des autres, inscrits dans leur citoyenneté et aptes à participer à une réflexion politique, au sens noble du terme.

Et nul ne contestera que cela est extrêmement précieux aujourd'hui pour les enfants du 21° siècle qui vivent dans des contextes instables, insécurisants, complexes. Plus on les aidera à trouver des points d'appui et des repères solides, étayés sur les bases intemporelles de la philosophie, plus on leur permettra non seulement de trouver leur place dans cet univers, mais aussi de mettre en oeuvre une liberté réfléchie, une altérité féconde, qui alimentera une confiance en la vie et en leur avenir, un sens des responsabilités et de l'engagement. Platon ne nous contredirait pas, lui qui déclarait : "Chacun, parce qu'il pense, est seul responsable de la sagesse ou de la folie de sa vie".

Philosopher en famille structure les liens intergénérationnels

Accompagner les enfants permet par conséquent aux parents, de (re)trouver une place de guide, de référent, tout en échappant aux sempiternelles réflexions : "Sois poli, tiens-toi bien !". Le dialogue philosophique se situe sur un autre plan que celui des gestes basiques, il permet de prendre de la hauteur, les liens peuvent se tisser autour des idées échangées, partagées, discutées. Aujourd'hui, l'autorité ne peut se réduire à un ordre donné, à un règlement imposé. Il ne suffit pas à un père ou à une mère de dire non pour que les limites énoncées soient respectées. Les enfants, devenus exigeants voire impitoyables, ont besoin d'estimer, de reconnaitre la pertinence des règles. En un mot, ils n'obéissent pas aveuglément, ils jugent et la loi et le comportement des adultes, ils se sont promus au rang de juge. Derrière cette exigence des enfants, il y a une demande très forte de cohérence. Les parents ne peuvent pas dire une chose et faire son contraire.

Ce qui fait autorité auprès des enfants, c'est le rapport à la vie des adultes. Plus que des grands discours désincarnés, la façon dont ils voient les adultes se débrouiller avec l'existence, rebondir, affronter les difficultés, vivre leurs joies, fait d'eux des figures respectables. Plus les enfants voient leurs parents prendre leur place dans la vie, plus ils les respecteront en tant que tels. Ils ont besoin d'adultes qui donnent un sens à leur existence, qui croient en la vie, même si elle n'est pas facile. Tout ceci suppose de la part des parents, une solide présence à soi et à l'autre. L'autorité, pour qu'elle soit prise en compte, ne peut plus être de l'ordre du pouvoir, mais de l'ordre de l'éthique et de l'existentiel. Etablir la relation éducative sur l'échange et la transmission des valeurs fondatrices du "bien vivre avec Autrui" construit un sentiment d'appartenance et accroit la cohésion des relations intra familiales.

Le dialogue avec les grands-parents est important également : ils incarnent un autre rapport à la mémoire, et permettent de consolider un sentiment de continuum d'existence.

Philosopher en famille est bien plus simple qu'il n'y paraît. Il ne s'agit nullement de leur enseigner la "philo" ni les philosophes, ni de devenir des experts, mais de les amener à dérouler au maximum leur questionnement. En cheminant ainsi on les habitue ni plus ni moins à mobiliser leur précieuse aptitude à raisonner, on développe leur goût de la réflexion, on les prépare à vivre dans un monde dans lequel nous devons souvent agir sans avoir de réponses à nos interrogations.

Le travail à l'oeuvre dans la pensée place les enfants dès leur plus jeune âge dans un rapport au temps intéressant. Ils découvrent et acceptent la durée nécessaire à l'élaboration, ce qui vient faire contre pouvoir à l'idéologie pulsionnelle dans laquelle nous sommes du "tout et tout de suite". Ce travail transforme aussi le rapport de l'enfant à son espace : plus il élargit sa sphère de référence, plus il parvient à percevoir tout ce qui le dépasse, le transcende, ce qui lui permet un décentrement précieux par rapport à la tendance à l'individualisme contemporain. Plus il sera ouvert sur ce qui n'est pas lui, sur les autres, plus il accédera à la richesse de son être propre. Habitué à ces mouvements incessants entre les autres et soi, l'enfant deviendra un individu pouvant évoluer sans cesse. Pour la philosophie, l'être humain est traversé de part en part par le devenir. Nous ne sommes pas enfermés dans nos identités, nous pouvons toujours être plus que ce que nous avons été, nous ne sommes pas soumis à un destin psychique. Une pensée, inscrite dans le corps et ouverte sur l'Autre libère, car elle nous place dans le mouvement infini de la vie, qui nous permet de nous dépasser sans cesse. Nul besoin de leçon de morale, de discours abstraits et inadéquats, c'est tout simplement en suivant le questionnement naturel de l'enfant, en l'accompagnant de manière astucieuse que l'on peut faire de nos enfants des êtres sensibles aux autres et solides intérieurement. Chemin faisant, au gré des jours, sans en avoir l'air, resurgira la puissance socratique qui vise la "maïeutique". Goûter au plaisir de la pensée permet de consolider son être intérieur, tout en préservant une large ouverture sur le monde. La philosophie aide à vivre, nous en avons tous besoin.

En devenant une expérience familière et familiale, ces promenades philosophiques peuvent nourrir un dialogue stimulant entre adultes et enfants, rapprocher les générations, aider chacun à grandir quel que soit son âge. Parions que Nietzche ne s'offusquera pas si on le parodie ! Il s'amusait à dire que "les bonnes idées sont celles qui viennent en marchant". A la fin de notre parcours, nous pourrions considérer que les bonnes idées sont celles qui viennent en jouant.

La philo est un jeu d'enfants

La philosophie, tout compte fait, n'est peut être rien d'autre qu'un jeu d'enfant. Mais le fait qu'elle soit un jeu, ce n'est pas rien. Jouer allie le ludique et le sérieux, le futile et le fondamental, le plaisir de gagner et le risque de la défaite. On sait que du jeu au je il n'y a qu'un pas. Jouer n'est pas seulement essentiel pour structurer l'identité d'un enfant, c'est aussi une activité qui mobilise la créativité et la capacité d'anticiper. Elle entretient le suspense, parce que rien n'est jamais gagné d'avance. On peut être bon stratège, faire une belle partie et perdre cependant. On peut gagner grâce au hasard de la distribution des cartes, sans y être vraiment pour quelque chose ; les perdants d'un jour peuvent devenir les gagnants du lendemain. Dans le jeu, tout se "rejoue" sans cesse. Bref, jouer place l'enfant devant l'alternance et la promiscuité des contraires. Est ce que cela ne rejoint pas l'essence même de la philosophie ? Comment concrètement inviter les parents à "entrer dans le jeu" philosophique avec leurs enfants ?

"Nos enfants, ces petits philosophes"

Nous avons conçu ce livre, paru en mars 2013, à partir de 14 questions fréquemment évoquées par les petites filles et les petits garçons dès 4/5 ans. Nous avons mis en évidence pour chacune d'elles leur contenu philosophique. Nous avons illustré par de nombreux exemples la manière dont les enfants cheminent dans leur élaboration, et nous avons savouré les rapprochements qui s'imposent alors entre les pensées des grands philosophes et les citations des chers bambins.

Et pour faire rimer profondeur de la pensée et légèreté, chaque chapitre commence par un philoconte. A partir de chacun d'eux, on peut demander aux enfants d'inventer une nouvelle fin, et une suite, ce qui constituera une merveilleuse base aux échanges entre petits et grands. Bien entendu, on peut également les partager tels quels.

Nous avons exploité aussi la vie quotidienne, pour montrer à quel point elle peut devenir matière à réflexion : faire un gâteau ensemble, c'est travailler sur la transformation ; cultiver des graines dans une coupelle, c'est participer à l'émergence de la vie ; observer la transformation d'une chenille en papillon, c'est prendre conscience que le laid peut devenir beau...

Les philocontes ont été à ce niveau là de très précieux guides. Ils ont montré comment l'abord des questions profondes peut se faire sur un mode métaphorique, agréable, léger. Mais plus encore, ils nous ont permis d'accéder allégrement à la complexité des situations. Nous avons pu voir les charmants animaux se démener dans un monde qui n'est jamais clivé radicalement entre le bien et le mal, le juste et l'injuste, le beau et le laid, car le laid peut faire apparaître du beau, le bien peut devenir mal.

Le bon et le mauvais ne sont que les deux faces d'une même réalité, celle qui signe notre humanité. Nous sommes tous des êtres en constante oscillation entre les deux pôles, rarement tout bon, et en tous les cas jamais si longtemps que cela, et nous sommes rarement tout méchant et jamais en permanence. Le "méchant", "l'injuste", ce n'est pas toujours l'Autre, le "mauvais goût" n'est pas seulement chez autrui.

Il me semble que nous touchons là la dimension la plus essentielle de la philosophie : sa capacité à articuler les contraires dans leur complémentarité, et non plus seulement dans leur opposition. Héraclite le résume dans une courte formule merveilleuse : "l'opposé coopère". L'inestimable richesse de la philosophie, c'est précisément de nous permettre de dépasser le dualisme qui rigidifie la pensée, l'enferme, et procède par exclusion. Rester vigilant à ce négatif qui existe en chacun peut le rendre moins dangereux, si on le sait imminent. L'éthique serait la conscience de notre profonde vulnérabilité, qui fait de nous des êtres susceptibles de représenter une menace pour autrui. Il ne suffit pas d'avoir de bons sentiments, d'aimer pour construire une conscience morale. Me savoir virtuellement menaçant pour l'autre, c'est déjà le percevoir comme sujet. C'est déjà instituer la possibilité d'un respect, d'une reconnaissance, d'une altérité.

Si nous offrons à nos enfants la possibilité d'acquérir cette souplesse de la pensée, cette ouverture vigilante, nous les aiderons à trouver leur place dans un monde qui fera de plus en plus appel à la créativité. N'est-ce pas une des fonctions premières de la famille, quelle que soit sa forme et sa structure ?