Philosopher au collège : le cas des enfants intellectuellement précoces

Qui sont les élèves intellectuellement précoces ?

Les EIP (Enfants Intellectuellement Précoces) sont estimés à 2,5% de la population scolaire. Si la majorité d'entre eux connait une scolarité normale voire brillante, plus de 30% rencontrent d'importantes difficultés et se trouvent en échec scolaire avant même d'entrer au collège. Repérés tardivement, ils peuvent décrocher d'un système éducatif conçu pour des élèves ayant un rapport aux savoirs très différent du leur. Outre le constat d'un écart parfois important entre leurs âges affectifs et intellectuels (Terrassier, 1981), l'imagerie médicale et les neurosciences permettent aujourd'hui de mieux comprendre leurs modes de fonctionnement. Les recherches développées ces dernières années soulignent notamment un surinvestissement de l'hémisphère cérébral droit (Magnié et al., 2003), le "cerveau émotionnel", dont l'activation privilégiée favorise l'exploitation de leur mémoire analogique et permet l'installation d'un système de pensée dit "en arborescence" (Siaud-Facchin, 2002, 2004), source de fertilité intellectuelle, mais aussi de blocages à l'école. Dotés de grandes qualités intuitives et capables de fulgurances, ces enfants sont en effet victimes de leurs apparentes facilités. Ils peinent à structurer et à organiser leur pensée, comme à mettre en place de bonnes stratégies d'apprentissage. Ils sont en conséquence, sur le plan scolaire, des sous-réalisateurs aux productions souvent décevantes, en décalage par rapport à l'attendu, et adoptent parfois des comportements déroutants que l'enseignant et la famille ont beaucoup de mal à cerner.

Face à ces difficultés qu'ils ne comprennent pas eux-mêmes et qu'ils n'arrivent pas à surmonter seuls, pour se "fondre dans la masse" ils vont fréquemment, en début de scolarité, imiter leurs camarades qu'ils trouvent plus conformes qu'eux aux exigences de l'école. Ils adoptent ainsi une posture nouvelle mais artificielle, essayant de répondre du mieux qu'ils peuvent aux attentes qu'ils perçoivent de l'enseignant. Toutefois, ne partageant pas les mêmes implicites et ne parvenant naturellement pas à renoncer à ce qu'ils sont pour ressembler aux autres, ils échouent dans cette absurde tentative de "normalisation". Ils ne tardent pas alors à se démobiliser scolairement, à se replier sur eux-mêmes et, parfois, à inhiber leurs propres talents. Ainsi s'amorce une perte de confiance en eux et dans les autres. Leur isolement et leur malêtre s'accentuant, ils s'évadent, rêvassent, montrent de moins en moins de concentration en classe, et entrent éventuellement en phobie scolaire.

Pour éviter cette construction sur l'échec et cet inéluctable décrochage, il apparait souhaitable de repérer le plus tôt possible ces élèves en souffrance, et de répondre à leurs difficultés avec bienveillance pour leur permettre de s'épanouir à l'école en les reconnaissant tels qu'ils sont. Le dépistage précoce est d'autant plus important que, dès l'âge de 10 ou 11 ans, ces enfants entrent dans l'adolescence avec des problématiques amplifiées, qui vont singulièrement compliquer leur parcours au collège (Revol, 2006, Siaud-Facchin, 2002, 2004, 2010). Plus que leurs camarades de même âge, ils vont s'interroger de façon obsessionnelle sur ce qu'ils sont et sur le sens d'une vie qu'ils estiment rarement heureuse ou porteuse de perspectives intéressantes. On constate fréquemment, en cours d'année de 5e, alors que la première année de collège s'est passée sans problème particulier, que de nouvelles préoccupations envahissent leurs pensées. Les questionnements concernent essentiellement les rapports sociaux (la qualité du relationnel aux autres : leurs liens affectifs aux camarades, aux parents, aux enseignants), l'image qu'ils donnent d'eux-mêmes (avec un sentiment d'incapacité de mieux faire, d'être "à la hauteur") ou encore leur angoisse face à l'avenir (une vision pessimiste du futur conjuguée à une peur de grandir : quid de l'après collège, de la vie professionnelle ou sentimentale ?). C'est aussi, et surtout, le moment d'une forte remise en question de leur précocité qu'ils vivent désormais comme un calvaire, voire une véritable malédiction : "Pourquoi moi ?", "Pourquoi ai-je tant de difficultés si je suis précoce ?". En quête d'un bonheur qui leur semble souvent inaccessible et se sentant incompris, ils ont parfois la sensation d'être dans une véritable impasse de vie. Les questionnements existentiels qui les taraudent demeurent sans réponse, et alimentent des épisodes dépressifs récurrents qu'ils ne peuvent expliquer eux-mêmes, générant éventuellement des idées suicidaires. Ces passages à vide, parfois fugaces et probablement utiles à leur structuration, nécessitent un accompagnement de leur entourage. Toutefois, plus qu'être à leur côté pour simplement les épauler ou les rassurer dans ces moments critiques, il faut chercher davantage à les entrainer avec nous pour qu'ils apprennent peu à peu à mieux gérer leurs émotions, à surmonter leurs angoisses et à forger de bonnes capacités d'adaptation aux situations futures. Est-ce possible dans le cadre institutionnel classique du collège ?

Quelle prise en compte institutionnelle ? Les réponses proposées par le collège Jean Charcot de Joinville-le-Pont

C'est la mission que s'est fixé le collège Jean Charcot qui accueille, à hauteur de 21% de son effectif, ces élèves en situation de handicap à l'école. Au-delà de l'intérêt porté à leur réussite scolaire, il est indispensable de pouvoir répondre à leurs besoins spécifiques,k dont différents troubles associés à leur précocité, bien que non spécifiques de celle-ci (dysgraphie, dyslexie et dyscalculie, éventuellement combinées, dyspraxie, troubles attentionnels et hyperactivité, troubles du comportement, voire de la personnalité). La réussite de l'intégration scolaire repose davantage, au moins dans un premier temps, sur la bienveillance témoignée à leur égard que sur le déploiement aveugle de pratiques pédagogiques sophistiquées. Il faut d'abord s'enquérir du passé de l'élève, écouter l'analyse, souvent très pertinente, qu'il a de lui-même et de la situation dans laquelle il se trouve et, à l'issue d'une période d'observation visant à estimer ses besoins, établir un diagnostic partagé avec l'équipe pour la mise en oeuvre d'un accompagnement personnalisé adapté. La tâche est complexe car il faut, à l'issue d'un parcours souvent chaotique, à la fois veiller à réconcilier l'enfant (et souvent sa famille) avec le système éducatif, mais aussi avec lui-même.

En dehors de pathologies invalidantes dont ils peuvent souffrir, l'expression du mal-être des EIP est plurielle, liée à leur personnalité et à leur vécu (histoire familiale, qualité du parcours scolaire antérieur, environnement intellectuel et social). Il est donc impossible d'envisager un programme de scolarisation standard. La personnalisation de la réponse éducative (Salzemann, 2012) va nécessiter une implication forte des personnels du collège et exiger un travail partenarial de qualité, tant avec les parents qu'avec des intervenants extérieurs. Ces derniers sont des personnes ressources intégrées à l'équipe éducative (graphothérapeute, art-thérapeute, artistes et universitaires) ou des conseillers techniques ponctuels, spécialistes de la précocité intellectuelle. L'interrogation régulière des pratiques et la réflexion menée collégialement avec les partenaires pour leur ajustement, contribuent à une évolution positive du regard porté sur l'élève et au succès de l'accompagnement personnalisé. Bien que la démarche soit conçue initialement pour les EIP, son impact sur les autres élèves est naturellement mesurable. Les précoces ne font en effet que cristalliser les difficultés rencontrées par la plupart des collégiens. Il apparaît donc que la capacité à adapter les pratiques éducatives et pédagogiques pour les faire progresser, assure la réussite de tous. Ainsi, plus de 26% des élèves scolarisés au collège bénéficient annuellement de PPRE (programmes personnalisés de réussite éducative) répondant aux besoins diagnostiqués et s'appuyant sur toute compétence, qu'elle soit ou non traditionnellement mise en avant par l'école, tel le potentiel créatif (Salzemann, 2011). Ces programmes d'accompagnement sont devenus un véritable dispositif au collège. Ils intègrent une quinzaine d'ateliers par an, dont certains ont été tout particulièrement conçus pour les EIP : équilibre corporel, graphothérapie, art-thérapie, jeux de rôles. Créer les conditions de l'apprentissage pour ces élèves ne se réduit pas, en effet, à les responsabiliser, à dispenser un enseignement par défis intellectuels ou, plus simplement, à enrichir les séquences de cours. Il s'agit d'une mise en oeuvre collaborative d'aides multiples et coordonnées pour améliorer les éventuels problèmes psychomoteurs, surmonter les blocages psychologiques, aider à gérer les émotions et contrôler l'impulsivité, pour organiser techniquement le travail scolaire (répondre aux problèmes de concentration en classe, de gestion du temps, de régulation du surinvestissement, d'efficacité d'exécution des tâches, d'appropriation d'outils, de structuration des compétences et de consolidation des acquis par leur mise en partage).

C'est dans ce cadre d'approche globale de l'élève que le collège a signé une convention avec l'université de Paris Est-Créteil (UPEC). Elle permet l'intervention régulière d'enseignants-chercheurs dans divers domaines comme la physique, l'astronomie et la philosophie (concernant cette discipline, c'est l'IUFM de Créteil, composante de l'UPEC, qui est mobilisé). Cette dernière discipline, non dispensée au collège, fait l'objet d'une rencontre régulière qui touche en majorité des EIP. Curieux d'un enseignement qu'ils ne connaissent pas, ils pensent probablement, en s'inscrivant à cet atelier, trouver les clés d'une meilleure compréhension du monde et avoir des éléments de réponse aux questions qu'ils se posent en permanence sur eux-mêmes et les autres. Qu'en est-il dans la réalité, comment l'atelier fonctionne-t-il, se situe-t-il dans un cadre thérapeutique ?

L'atelier de philosophie : un cadre thérapeutique ?

Avant d'examiner la conduite de l'atelier, il s'agit de s'interroger sur ses enjeux. Se situe-t-on dans le cadre du soin ? La question peut surprendre, si l'on ignore que dans le cadre de la réflexion sur les nouvelles pratiques philosophiques se sont développées des pratiques à l'intersection entre soin et pratique philosophique, au point que l'on parle parfois d'une "philothérapie" (Tozzi, 2012, p. 115) ou le "prendre soin" philosophique se poserait comme complémentaire au "donner des soins" thérapeutique : "Les grecs distinguaient la therapeia, qui est plus du côté du savoir et du savoir faire, et l'epimeliea, qui signifie prendre soin. Elle est toujours bien signifiée de nos jours avec le soigner (to cure) et le prendre soin (to care), indiquant que le soin oscille entre une technè qui est l'exercice d'une compétence particulière, et une sollicitude pour l'ensemble de la vie. Ces processus différents et complémentaires constituent cette unité qu'est le soin" (Ibid). Cette "philothérapie" pourrait paraître se justifier ici, dans ce cadre d'accueil d'adolescents souvent en souffrance, et en difficulté scolaire. Une recherche conduite dans des CMPP par J. Ribalet, pédopsychiatre, et N. Go, maître de conférence en sciences de l'éducation, a en effet montré que "... kkles pratiques philosophiques et soignantes se rencontrent, le plus souvent, dans des situations où la souffrance se manifeste sous la forme de violences, de souffrances liées à des problèmes identitaires, à des catastrophes et des situations d'enfants et d'adolescents confrontés à des difficultés ou des échecs dans les apprentissages scolaires" (Tozzi, 2012, p. 117). Cela ne signifie pas qu'il suffirait de pratiquer la philosophie pour soigner les "maladies de l'âme" des EIP. S'agissant d'une première approche de ce type de "public" par un seul intervenant "philosophe", il n'était pas question de prétendre soigner quoi que ce soit, au risque sinon de poser l'intervenant philosophe comme un thérapeute "spontané". On pouvait même, à rebours, se demander, si dans ces conditions une telle pratique était souhaitable. Amener ces adolescents à approfondir leurs interrogations et, immanquablement, en suggérer d'autres, est-ce salutaire ? Ces enfants sont torturés en permanence par des pensées envahissantes : pourraient-elles, plus que chez d'autres adolescents, face à l'abîme des questions qu'ils se posent, les conduire à un désespoir profond ou à l'expression d'une violence, en particulier retournée contre eux-mêmes ? C'est ainsi qu'on a pu être frappé par la profondeur du désespoir exprimé par l'un des adolescents, face aux questions posées en philosophie. Double désespoir : d'une part, de voir que ces questions, si profondément ressenties, semblent ne pas être partagées par d'autres : "ils ne se rendent pas compte..." ; d'autre part, de mesurer que ces questions n'auront finalement jamais de réponse définitive : "on ne pourra jamais avoir la réponse, pas vrai, m'sieur ?". N'est-on pas alors en train de jouer avec le feu en leur permettant de les examiner en groupe ? La réponse à cette question est dans la question même : on a raison de le faire, dans la mesure où, précisément, il s'agit dans ces ateliers d'examiner, de cheminer dans ces questions, et non pas d'en rester au constat du questionnement. On a raison aussi de le faire s'il s'agit de conduire un examen avec les autres, de partager ce moment où l'on constatera que ces autres sont dans ces mêmes questionnements, que "je" peux donc échanger avec "eux", que nous formons une communauté d'interrogation et de réflexion. Une communauté de questionnement dont on pourra saisir, au fur et à mesure de l'atelier, qu'elle s'élargit au reste de l'humanité.

Il ne s'agissait donc plus de se demander s'il est bien raisonnable de créer de tels ateliers pour ces élèves, mais plutôt de postuler qu'il ne serait sans doute pas raisonnable de ne pas le faire....

Un atelier : quelles conditions matérielles ?

Même en considérant la pratique d'ateliers à visée philosophique, dans l'idéal, comme une nécessité à l'école (une éthique démocratique pourrait par exemple conduire à le faire au nom du Droit de l'homme (Pettier, 2000, 2008), elle n'est, à ce jour, pas au programme des collèges et ne pourrait donc pas en tant que telle se poser comme une activité obligatoire. L'atelier proposé au collège Charcot est basé sur le volontariat des élèves. Ce sont en fait deux ateliers successifs qui se déroulent, en moyenne toutes les trois à quatre semaines, avec des périodes où les ateliers sont plus ou moins nombreux. La répartition des élèves dans chacun des deux ateliers successifs se fait plutôt selon des niveaux de scolarité : un atelier de sixième et cinquième (élèves de 9 à 12 ans), un autre pour les quatrième et troisième (élèves de 11 à 14 ans).

Il aurait pu sembler que, face à des élèves précoces, la question de l'âge aurait moins d'importance que pour d'autres, la qualité et la nature d'échanges philosophiques semblant davantage liées à la maturité intellectuelle. Ce fut pourtant une représentation rapidement déconstruite par un premier essai de pratique tous âges confondus : la maturité affective (qui jouera un rôle notable dans la nature des arguments et des échanges) évolue objectivement pour ces élèves, comme pour n'importe quel adolescent, entre la classe de sixième et celle de troisième. Il faut plutôt savoir composer avec le décalage existant entre leurs âges affectif et intellectuel. Il s'agit d'adolescents, certes surprenants par les connaissances qu'ils maîtrisent dans certains domaines, mais qui manifestent aussi de l'intérêt pour des sujets anodins. Les réflexions philosophiques les intéressent inévitablement, mais ne peuvent se dégager d'autres préoccupations, sentimentales, tout à fait banales et évoluant selon l'âge... Ce ne sont donc pas de purs esprits !

Les élèves doivent être inscrits aux ateliers, car ils peuvent se dérouler en parallèle à d'autres cours ou interventions prévues initialement à l'emploi du temps. Il ne s'agit donc pas de faire de l'angélisme : ces participants volontaires peuvent certes trouver dans ces ateliers une reconnaissance de leurs questionnements. Ils peuvent y trouver aussi, comme tous les adolescents, une occasion d'échapper à un cours dont ils estiment, - pour des raisons parfois futiles, mais combien fondamentales lorsque l'on est au collège ("le prof nous fait écrire"...) -, qu'il ne mérite pas leur participation...

Entre cinq et dix élèves (renouvelés en partie chaque année) ont participé à chaque atelier durant deux ans. Pour de multiples raisons (scolairement acceptables ou parfois discutables), ce ne sont pas toujours exactement les mêmes participants que l'on retrouve d'une fois à l'autre : départ plus tôt suite à l'absence d'un professeur dans la journée, oubli d'une date, autre cours jugé intéressant ou important... L'atelier dure en général cinquante-cinq minutes, soit la durée d'un cours banal. Il vient en fin de journée scolaire, comme la plupart des ateliers proposés au collège.

Qu'est-ce que ces élèves ont de particulier par rapport aux élèves normo-pensants, dans ce type d'atelier "à visée philosophique" ?

Spécificités des adolescents précoces ?

Les considérations qui suivent n'ont de valeur que par l'expérience à partir de laquelle elles se sont construites, une expérience de deux années avec deux groupes. Quelles conclusions provisoires tirer ? Il s'agit d'abandonner une représentation simpliste, de leur donner un statut d'interlocuteur valable, de constater qu'en eux la cohérence intellectuelle peut nuire à une cohérence d'ensemble. Autant de points à préciser, vers l'énonciation d'une hypothèse : l'activité philosophique se poserait-elle comme travail de mise en cohérence ?

1) Abandonner une représentation simpliste.

Avec ces adolescents, il s'agit d'abandonner les représentations préalables auxquelles fait trop souvent écho l'emploi de l'expression "intellectuellement précoce". D'abord parce que, en philosophie comme ailleurs, on ne peut pas faire entrer les EIP dans un cadre préétabli où ils s'inséreraient tous. La catégorie "précocité intellectuelle" recouvre une variété de personnalités et de profils. Le plus grand malheur de ces élèves est souvent qu'en ayant dit "précocité intellectuelle", on prétendrait avoir résumé leur situation commune, identique à tous... Généralement dotés d'une excellente intelligence verbale, ils sont souvent de piètres orateurs qui ont du mal à écouter les autres ou à formuler leurs propos, qui illustrent rarement la qualité de leur imagination foisonnante. Ils ne sont pas forcément (et même rarement) brillants en tout, et pas forcément en philosophie. Comme d'autres, ils ont des représentations tronquées, des avis rapides qu'ils n'arrivent pas à remettre en cause pour s'élever dans les cimes conceptuelles : "Si t'es pédéraste, alors là direct tu vas en enfer, c'est sûr...". Certains (pas toujours les mêmes) peuvent à la fois jouer avec des stylos (en raison souvent d'une hyperactivité) ou, comme tout bon potache, se jeter des boulettes, se traiter de "gros", se moquer de la mère de l'autre, et lire Introduction à la psychologie jungienne, entre deux "bonnes" blagues. Tel autre élève sera horripilant par défaut d'écoute lors d'un échange (de nombreux EIP souffrent de troubles attentionnels), mais il aura lu la semaine suivante le livre de Rousseau brièvement évoqué la fois précédente. Certains peuvent à la fois ne pas savoir écrire un texte bref avec un stylo, et pourtant s'interroger avec la plus extrême profondeur sur un sujet plutôt abstrait. Ils peuvent tous à la fois considérer l'organisation sociale et la justice avec une grande distance, et l'un va écrire que, sur une île déserte, s'il n'y avait qu'une chose à emporter, ce serait... "Maman".

2) Un statut d'interlocuteur valable.

Autant d'individus, autant de profils, d'élèves qui par ces singularités méritent que l'on tente de s'attacher d'abord à ce que chacun peut avoir à dire, avant de le réexaminer ensemble. Faire de la philosophie va consister à leur donner un statut d' "interlocuteur valable" (Lévine, Moll, 2008 ; Lévine (et alli), 2009). À la lumière de l'expérience résultant de ces ateliers, il semble qu'ils aient besoin à la fois d'être identifiés par ce qui les rend particuliers, - ces "fulgurances" intellectuelles auxquelles on finit par s'habituer- , tout en ayant aussi, dans le même temps, besoin d'être traités comme les autres, comme des adolescents de leur âge à qui on rappelle des règles, que l'on recadre, à qui on transmet certains interdits. À qui on permet aussi de se demander si, être précoce veut forcément dire que l'on est au dessus des autres, mieux qu'eux...

3) Quelle caractérisation : diversité versus cohérence ?

Plus que d'autres, chacun semble, pour un regard extérieur, la conjonction d'une diversité de dimensions intellectuelles, affectives, émotionnelles, pas toujours cohérentes, tant en nature qu'en degré. Extrêmement pointu dans certains domaines de connaissances, développant des intuitions qui correspondent à un niveau de compréhension intellectuelle assimilé à un âge habituellement supérieur, un EIP pourra paraître, dans le même temps, un enfant d'un point de vue affectif, tout en étant banal, adolescent ordinaire pour un autre sujet ou la compréhension de tel phénomène. Ce n'est là qu'un exemple de jeux possibles entre ces niveaux de jugement, qui pourront être totalement autres pour un autre adolescent... La diversité semble dans leur cas souvent extrême, difficile à vivre, à la source peut-être de leurs débordements émotionnels, voire d'une violence possible, souvent par rapport à eux-mêmes, entretenue par une difficulté à s'accepter et à se comprendre. C'est peut-être chez ces élèves que se déconstruirait de la façon la plus radicale l'idée de "stades" de développement intellectuel harmonieux, successifs, présents dans le modèle piagétien classique (Piaget, Inhelder, 1966), avec son élargissement dans le jugement moral selon Kohlberg (Moessinger, 1989). Une présentation du développement déjà questionnée par les psychologues contemporains (pour un point sur ces questions : Houdé, 2011). De fait ils sembleraient avoir plus de difficultés que d'autres à construire une cohérence globale, vers une personnalité apaisée...

4) Une hypothèse : l'activité philosophique comme travail de mise en cohérence.

Face au constat de cette difficulté propre à ces élèves, la spécificité de l'activité philosophique se trouverait, au-delà du nécessaire exercice humaniste de la pensée philosophique à l'école (Pettier, 2008), dans la possibilité d'une construction intellectuelle individuelle plus cohérente. Elle se réaliserait par la sollicitation d'une pensée qui, dans l'échange collectif, permet à chacun de réinterroger de façon transversale l'ensemble de sa pensée. On se rappellera que, concernant des élèves en échec scolaire des classes de SEGPA, Belmas (2000) indiquait la possible représentation d'un philosopher comme "métacognition transversale". Sans sombrer dans le psychologisme dangereux car superficiel, qui était évoqué précédemment, on rappellera que cet atelier n'est pas là pour aider à se construire psychologiquement par une thérapie, mais plutôt pour permettre d'acquérir des outils intellectuels qui favoriseront, c'est tout au moins l'hypothèse que nous suggérons, la réflexion individuelle dans l'échange avec les autres, et une possible mise en cohérence des dimensions de la personnalité.

Comment acquérir ces outils ?

Il pourrait sembler pertinent, pour développer ces outils de pensée, de travailler en deux temps. Un temps où on les emploie (on distingue, on argumente, on problématise), notamment lors d'échanges ; et un temps de retour sur activité, d'analyse, par un processus métacognitif, à la façon de ce qui a pu être proposé lors d'activités à visée philosophique avec des adolescents en grande difficulté scolaire (Pettier, 2000), ou de ce qui pourrait sembler sous-tendre la méthode de travail de M. Lipman (1995), lorsqu'il propose aux enfants d'échanger, puis d'exercer des processus de pensée ou des opérations intellectuelles. Cela pose deux problèmes : d'une part, le fait que, comme d'autres adolescents, ils n'ont pas forcément envie de revenir sur leur travail pour en dégager des outils intellectuels par un processus métacognitif. La difficulté se posant d'autant plus que l'on est dans un atelier libre. Ce travail n'est pas facilité si "liberté de choix" est assimilée à "choix de la liberté", entendue comme choix d'un moment où l'on n'a plus à travailler... Et d'autre part la difficulté de certains d'entre eux à rester concentrés, et la nécessité pour l'animateur de procéder par adaptations successives à la situation de classe.

Commentaire libre : la précocité semble avoir ceci de terrible qu'en s'exprimant notamment par des fulgurances, elle peut laisser penser à l'élève que le retour réflexif serait finalement une perte de temps : à quoi bon réfléchir sur la façon dont on procède, quand on réussit ? Pourquoi expliquer quand on est en échec, si personne ne peut comprendre ?

L'atelier se pose comme un moment d'échanges apparemment libres. Les outils de la pensée se présentant concrètement, dans le souci de rigueur de l'intervenant qui sollicite des précisions, des arguments, demande que l'on définisse, encourage ou propose des problématisations, questionne pour identifier ou permettre d'identifier des processus de pensée, une forme de "discours sur le discours, au long du discours". Avec un travail de l'intervenant comme animateur qui permet aux échanges d'exister. Travail plus conséquent que dans des classes banales, même à l'école élémentaire, quel que soit le niveau considéré (Bour, Pettier, Solonel, 2003 ; Pettier, Lefranc, 2006 ; Pettier, Dogliani, Duflocq, 2010). La régulation de la parole et la prise en compte des autres n'est pas évidente pour certains qui s'interrogent sur la capacité des autres de les comprendre. Le travail de l'animateur consiste à mettre en évidence en quoi ce qui est dit par l'autre vient questionner ce qui vient d'être dit, posant aux yeux de chacun en quoi non seulement lui est un interlocuteur valable, mais au-delà en quoi l'autre doit le devenir à ses propres yeux, par la pertinence des problèmes qu'il soulève.

Les problèmes abordés

Des représentations rapides doivent être déconstruites : s'agissant d'adolescents précoces, peut-on penser qu'ils vont spontanément s'intéresser à toutes les questions philosophiques ? Les premières séances ont permis d'identifier qu'il n'en était rien... Un premier questionnaire, destiné au départ à ancrer les échanges dans les problématiques des élèves, montra que l' "utilité" de la philosophie n'y apparaissait pas plus que des problèmes récurrents qu'il allait s'agir de prendre en compte. En fait, assez rapidement, on préféra proposer des thématiques de recherche.

D'abord en s'appuyant sur les affiches proposées dans la revue belge Philéas et Autobule, qui facilitent un accès direct à un type de problématique, permettant d'évacuer les problèmes liés aux fluctuations des participants.

Progressivement, durant la première année, certaines problématiques demandèrent des réflexions sur plusieurs semaines : comment envisager de vivre sur une île sur laquelle on aurait échoué ; comment s'organiser ; comment répartir les richesses et le pouvoir, furent des questions appréciées et motrices de nombre d'échanges. Comme avec des élèves plus jeunes, la situation imaginaire est porteuse d'échanges. Elle permet de poser un problème et laisse ouverte toutes les possibilités d'examen. Au risque de choquer, c'est ainsi qu'à cette occasion, les élèves en vinrent à examiner dans quelle mesure on devrait, ou pas, laisser les personnes âgées continuer de vivre dans cette situation d'isolement et de risque de manque de ressource, d'utiliser de la nourriture sans bénéfice... Une question qui évolua lorsqu'une des participantes identifiant que, sur l'île, il n'y aurait pas de téléphone portable, conduisit les autres à examiner l'importance de l'expérience de personnes qui elles, avaient appris à vivre "sans portable". Une première étape vers un questionnement plus universel et humaniste...

L'inscription dans une réflexion à plus long terme, et mieux organisée, a été davantage permise la seconde année, en travaillant essentiellement une thématique : la justice. Ce qui rendit la chose possible fut peut-être qu'elle s'inscrivait dans le cadre d'un projet visant à préparer un abécédaire du monde utopique de demain, destiné à être expédié dans l'espace...

Ce travail se fit par étapes très guidées :

  • réflexion individuelle : ce qui paraît le plus injuste dans notre monde ; pourquoi ?
  • travail par groupes : échanges, choix d'une des perspectives proposées par chacun au nom des arguments avancés ;
  • proposition au grand groupe, échange, examen des injustices (plusieurs séances) : quels principes de justice ? Au nom de quelles valeurs ? Avec quelles limites ?
  • réflexion individuelle : un monde plus juste, comment ?
  • examen collectif critique des propositions individuelles (plusieurs séances), vers la définition du mot "justice".

On retrouve là des étapes de questionnement déjà proposées dans d'autres situations de classe (Pettier, Lefranc, 2006 ; Pettier, Dogliani, Duflocq, 2010)  : approche du problème dans un travail sur l'opposition (travailler le juste par la réflexion sur l'injuste), avant de construire progressivement l'approche du concept de juste en soi. Une approche inductive, par contraste, dans la logique des procédures proposées par B-M. Barth (1987).

Avec quels résultats ?

1) Les progrès du point de vue de l'intervenant.

Techniquement, le débat philosophique auquel les adolescents participent régulièrement paraît, de façon générale, leur permettre de progresser dans différents domaines. Les discussions engagées sous le contrôle d'un adulte, à la fois modérateur et référent sur le sujet choisi, semblent les amener à mieux se situer dans un échange respectueux de chacun, la confrontation stimulante des idées leur permettant de se poser davantage et plus souvent, de suivre un raisonnement, d'argumenter de façon plus cohérente, d'organiser leurs pensées sur un temps plus long. Paradoxalement, il peut paraître que là où d'autres élèves épuiseraient rapidement leurs arguments, dans une situation d'échange avec peu d'interlocuteurs par exemple, certains d'entre ces EIP révèlent une capacité d'autant plus grande pour développer une argumentation que le nombre d'interlocuteurs est réduit. Un constat qui conduit à se demander si, dans leur cas, des situations d'échanges, menées dans le cadre de la classe avec quelques interlocuteurs, ne seraient pas davantage porteuses. Il s'agirait, pour ce type d'ateliers, de différencier les modes d'entrée, selon que l'on projette un travail concernant plutôt le développement conceptuel avec un groupe très restreint, ou plutôt le développement de la capacité d'échange, de débat, de prise en compte de l'autre, avec des groupes plus larges. Comme dans des situations d'échanges avec d'autres types d'élèves, il faut clarifier les objectifs des ateliers, pour différencier les moyens en fonction des fins. L'ouverture d'esprit de certains élèves à des problématiques très diverses, dont d'autres ateliers au collège rendent compte (astronomie, arts plastiques, activités scientifiques diverses), conduit à se demander s'il ne serait pas intéressant de proposer des ateliers croisant deux ou plusieurs perspectives. Interroger philosophiquement les sciences, par exemple, pourrait peut-être permettre à ces élèves de développer des cohérences là où règne certaines formes de chaos résultant d'un trop plein intellectuel. Qu'en pensent les élèves ?

2) Les progrès identifiés par les élèves.

Une évaluation du point de vue des élèves, effectuée à partir d'un questionnaire à la fin de la deuxième année, a montré qu'ils appréciaient cette activité. Parfois pour des raisons discutables ("on loupe le cours de maths" est indiqué deux fois). Plus souvent pour des raisons centrées sur l'atelier en soi, dont d'abord la liberté reconnue : "... nous nous exprimions librement" (mentionné plusieurs fois). Comme on l'évoquait précédemment, le sujet abordé cette année là, la justice, est souvent identifié comme une cause principale de cet intérêt. On peut aisément imaginer que cela est dû au fait que ces adolescents se caractérisent par une sensibilité importante aux questions de justice. Elle se manifeste couramment à l'école par un refus des règles mal comprises, ou par de véritables cataclysmes émotionnels lorsqu'ils vivent un événement perçu comme injuste.

Les élèves ont toutefois un souhait d'évolution pour le futur : "il faudrait pouvoir choisir les sujets". On se souvient que cela n'avait pas été possible au départ, mais on peut supposer qu'il y a à présent une meilleure identification de la nature de l'activité par sa pratique même. Des progrès sont parfois constatés, notamment concernant l'échange, qui renforce l'intérêt de l'atelier : "La première séance ne m'a pas plu mais ensuite j'ai aimé. Car au début tout le monde parlait on ne s'entendait plus" ; "... on s'est écouté" ; "c'était intéressant de débattre". Des processus de pensée sont identifiés : "j'ai préféré quand on définit le sujet" (deux fois). Loin d'être lassés, les élèves demandent que l'atelier se produise plus souvent, pour certains chaque semaine, voire plus : "... ce serait tous les jours". Avec des regrets liés à ce qu'ils interprètent comme des absences de l'intervenant en cours d'année (en réalité, l'absence correspondant à l'espacement prévu entre des séances).

L'expérience mérite donc de se poursuivre, avec le souci de l'élargir, la structurer, et progressivement en évaluer la nature et l'impact selon une méthodologie plus scientifique. En l'état, le projet réalisé au collège Charcot et son soutien par l'IUFM de Créteil/UPEC par le biais d'une convention, manifestent que la situation spécifique de ces adolescents est jugée digne d'intérêt. Prenant en compte les constats précédents, le travail dans les ateliers évolue : vont désormais se développer au collège des ateliers communs entre intervenants philosophe et scientifique, permettant aux élèves de croiser les deux types de réflexion.

C'est là une formidable occasion de travailler les problématiques du croire et du savoir, thématique développée par l'équipe Philéas dans le cadre de ses recherches sur les activités à visée philosophique avec des élèves en difficulté scolaire. Un intérêt qu'il s'agira à présent de structurer dans le cas des IEP par une étude croisant les pratiques à visée philosophique et les problématiques de souffrances à l'école.

Une recherche croisée entre l'Observatoire Universitaire International d'Éducation et de Prévention OUIÉP/UPEC (dir : E. Debarbieux et B. Moignard) et l'équipe Philéas du CREN/U-Nantes (resp E. Chirouter) peut être envisagée : les pratiques à visée philosophique des EIP au collège sont-elles susceptibles de faire évoluer leur rapport à la souffrance et à la violence ?

La relation entre évolution du rapport à la violence et programme de pratique de la philosophie pour enfants a déjà été étudiée dans le cadre de la prévention de la violence, au Québec (selon les pratiques correspondant au programme de Lipman). Il s'agissait de mesurer en quoi la pratique de la philosophie pour enfants était susceptible de modifier le développement du raisonnement moral d'élèves de l'école primaire, en particulier dans des zones difficiles (La traversée, 2009). Conduit conjointement par l'Équipe Compétence Logique, Inférence et Cognition (CLIC), le Laboratoire d'Analyse Cognitive de l'Information (LANCI) et l'Université de Laval à Montréal (UQAM), le rapport d'étude analysant de façon comparée les résultats obtenus en sixième année de l'école primaire, dans sept écoles, permet de conclure que "... ce programme contribue de manière importante au développement du raisonnement moral chez les enfants et leur aptitude à prévenir la violence" (La traversée, 2009, p 31). Concernant les EIP, il s'agira plutôt de comprendre si ce type de pratique fait évoluer la violence ressentie, le rapport à la souffrance, vers une personnalité plus cohérente et épanouie. Une méthodologie spécifique doit alors être construite par les équipes concernées : elle fait l'objet d'une première approche durant l'année scolaire 2012-2013.

L'IUFM de Créteil/UPEC, l'OUIÉP et Philéas, s'appuyant sur l'expérimentation et les pratiques innovantes du collège Charcot, se placent par ce travail à la pointe de la recherche sur les EIP, et s'inscrivent dans la démarche de l'établissement pour définir les conditions du développement des compétences sociales et scolaires de ces élèves aux besoins éducatifs particuliers.