Croisement de la lecture littéraire et de la réflexion philosophique : un nouvel horizon pour l'enseignement du français en collège

I) Ouverture. Histoire d'une rencontre : vers la philosophie littéraire dans le secondaire.

L'enseignement du français fait sa mue, depuis quelques années maintenant. En effet, les instructions officielles, parues en 2008 pour le collège1 et en 2010 pour le lycée2, définissent de nouveaux objectifs, en s'écartant d'une part, du modèle qui avait présidé à la rédaction des précédents - la séquence didactique forgée par le décloisonnement et centrée sur la grammaire de discours - et, d'autre part, en tenant compte d'un certain nombre d'avancées dans la recherche tant didactique que pédagogique. Au centre de cette révolution se trouve la lecture littéraire.

La lecture, tout d'abord, si elle fédère toujours les autres domaines, n'est plus un moyen mais une finalité. Il ne s'agit plus de faire étudier un texte en fonction de notions préalablement déterminées par l'enseignant, et qu'une séance d'étude ne ferait qu'entériner, mais de problématiser pour mettre "en tension un faisceau de questions, dont les réponses s'inscriront toujours dans l'univers du possible, du discutable, du préférable, du probable : non pas parce qu'elles manqueront de rigueur dans la démarche d'élaboration, mais parce qu'elles engageront davantage dans une démarche de questionnement, que dans l'univers des certitudes"3, comme l'expliquaient, dès 2003, les programmes du français de la voie professionnelle.

Et c'est avec elle la littérature qui tire son épingle du nouveau jeu. Loin d'être un alibi, le texte redevient une oeuvre à appréhender. Voilà qui aurait dû réjouir les enseignants de lettres : revenir à ce qui leur a vraisemblablement fait choisir l'enseignement de cette discipline, l'amour des textes. Loin s'en faut... Car il faut alors reconsidérer les pratiques en cours et le rôle même de l'enseignant. Celui-ci ne peut plus être le détenteur du savoir, d'un sens unique ; il doit se faire médiateur afin que l'élève soit investi du droit de penser. Comment ? Là se trouve la pierre d'achoppement, les programmes restant muets quant à la réalisation sur le terrain. Il existe pourtant des outils, déjà expérimentés, dont les enseignants pourraient s'emparer avec profit, si tant est qu'ils en aient connaissance et qu'ils soient préparés à faire fi d'habitudes rassurantes autant que sclérosantes. Parmi les propositions éclairantes, celles qui relient littérature et philosophie.

Rapprocher ces deux disciplines peut paraître improbable, surtout au collège, où de philosophie il n'y a point ; surtout pour un enseignant de lettres qui garde de la philosophie le souvenir lointain d'une discipline centrée sur la pensée des grands philosophes plus que sur l'exercice de penser ; qui n'a eu l'occasion, lors de ses études, ni de se demander pourquoi et comment il lisait, ni de s'interroger sur le rôle de la littérature. Or, le concept de philosophie littéraire existe bien et tend à conduire à " la réhabilitation de la littérature en tant que forme particulière de pensée"4, où il y a " complète adhésion du "message" au véhicule de sa transmission "5. Il s'agit donc que la littérature retrouve sa place originelle : " La littérature peut beaucoup. [...] révélation de l'âme du monde, elle peut aussi, chemin faisant, transformer chacun de nous de l'intérieur. La littérature a un rôle vital à jouer.[...] La réalité que la littérature aspire à comprendre est, tout simplement (mais en même temps, rien n'est plus complexe), l'expérience humaine."6 L'enjeu est majeur à l'heure où la désaffection pour la filière littéraire ne fait que s'aggraver, où l'existence même de la formation humaniste est remise en cause.

C'est ce que démontre la philosophe Martha Nussbaum qui défend " l'imagination littéraire précisément parce qu'elle [lui] semble être un ingrédient essentiel de l'attitude éthique qui nous demande de nous préoccuper du bien de personnes différentes dont la vie est éloignée de la nôtre "7, tout en proposant d'y remédier par une démarche de coopération réflexive : " pour devenir citoyens du monde, nous ne devons pas seulement accumuler des connaissances ; nous devons aussi cultiver en nous-mêmes une capacité d'imagination sympathique qui nous permettra de comprendre les motivations et le choix de personnes différentes de nous-mêmes"8. Vecteur de la démocratie, le débat socratique est également un outil pédagogique judicieux :

  • l'enseignant cherche non plus à imposer son interprétation, mais aide les élèves à trouver les leurs : " L'enquête critique socratique, au contraire, s'oppose radicalement à l'argument d'autorité."9 (p.67) ;
  • il permet aux élèves d'apprendre à devenir autonomes (" La pression des pairs n'importe pas plus. Celui qui argumente de manière socratique est capable d'exprimer une opinion dissonante, parce qu'il sait que le débat met simplement chaque individu face à l'argument." (p.67-68)) et à se responsabiliser ;
  • les élèves deviennent acteurs d'un cours qui se centre sur eux : " L'examen socratique ne garantit pas que les objectifs choisis seront bons, mais il assure au moins qu'ils seront clairement situés les uns par rapport aux autres, et que les questions majeures ne seront pas négligées par empressement ou inattention." (p.66) ;
  • l'enseignant les initie à la diversité d'une collectivité et éveille leur ouverture d'esprit : "[...]Cette attitude critique révèle la structure de la position de chaque personne, en dévoilant les hypothèses communes, les points d'intersection qui peuvent aider les concitoyens à progresser vers une conclusion commune." (p.68).

Une nouvelle posture à initier pour un métier à réinventer...

II) Premier mouvement. "Le prof de français" en collège : quelles missions ?

L'enseignant de français dans le secondaire est victime d'une véritable crise identitaire. C'est en tout cas ce que semble démontrer l'étude comparative de trois enquêtes échelonnées sur dix ans et portant sur la représentation de l'activité "littérature" chez les enseignants par Anne Raymonde De Beaudrap10 : "la comparaison des résultats fournis par les trois enquêtes montrent que les enseignants de lettres d'aujourd'hui semblent ne plus bien percevoir le rôle de "passeur", de "transmetteur de culture" qui est le leur, au profit d'une fonction d'animateur qu'ils seraient prêts à assumer." Elle achève sa communication par cette interrogation sur cette posture qui pourrait être " le signe d'un doute sur l'intérêt de transmettre une culture littéraire avec toutes ses composantes dans un monde où la culture dominante est scientifique ou économique". Or, si les nouveaux programmes corrigent une trajectoire qui limitait l'usage de la littérature, ils n'ouvrent de perspectives ni pour explorer tous les champs d'investigation propres à légitimer son enseignement, ni pour l'exploiter pratiquement.

De fait, la lecture scolaire, appelée analytique, reste restrictive. Elle se définit en effet " comme une lecture attentive et réfléchie, cherchant à éclairer le sens d'un texte et à construire chez l'élève des compétences d'analyse et d'interprétation. Elle permet de s'appuyer sur une approche intuitive, sur les réactions spontanées de la classe, pour aller vers une interprétation raisonnée. [...] on développe l'aptitude des élèves à s'interroger sur les effets produits par les textes, sur leur sens, leur construction et leur écriture. Les diverses démarches d'analyse critique ainsi qu'un nécessaire vocabulaire technique, qui doit rester limité, ne constitue pas des objets d'étude en eux-mêmes ; ils sont au service de la compréhension et de la réflexion sur le sens."11

Tout d'abord, que penser de l'insistance sur le sens unique, à travers les emplois du singulier, à donner à l'oeuvre quand " une des spécificités du texte littéraire tient à sa capacité à susciter des lectures toujours différentes "12, quand " l'important est que le texte littéraire est, par définition, toujours polysémique "13 ? Ensuite, la focalisation sur la compréhension du texte en occulte l'intention. Le but n'est pas " de ramener tout texte à un message clair et cohérent ", mais de faire apparaître qu'il est " porteur de valeurs ", comme les nomme Vincent Jouve. Ce sont elles qui font notre relation d'intérêt à l'oeuvre d'art : " Tout se passe [...] comme si l'on avait besoin d'accéder à travers elle à un savoir" anthropologique qui tient " soit à la découverte d'une dimension de nous-mêmes jusque-là inexplorée, soit au sentiment d'être confronté à une interrogation fondamentale."14 Ce savoir ne se trouverait que dans la littérature. Enfin, nous lisons dans un premier temps non pour dégager les intentions du texte, mais bien pour le plaisir que cela nous procure, ce qui " nous conduit à nous poser la question du plaisir avant de nous poser celle de l'intention de signification "15. Et, c'est un autre manque dans la définition de la lecture scolaire que celui du rapport affectif à l'oeuvre. Les programmes évoquent l'intuition, point de départ du travail d'analyse littéraire qui doit être mené de façon réfléchie et raisonnée, mais ne parlent pas de la réception de l'oeuvre par l'élève, pourtant primordiale : "seule la prise en compte des "textes" des élèves lecteurs [...] permet un véritable dialogue au sein du groupe-classe, c'est-à-dire un échange dans lequel chacun s'implique en tant que sujet porteur de valeurs culturelles, morales et esthétiques particulières"16.

La lecture cursive, deuxième type de lecture, est le lieu de cette lecture subjective, effective : c'est " une lecture personnelle de l'élève, en dehors du temps scolaire"17. Mais cette définition, tout comme la précédente, esquive des difficultés de mise en pratique. Quel retour, quel examen de la lecture autre qu'une élémentaire vérification ? Comment redonner un sens à l'activité même de lire ? Comment socialiser l'expérience solitaire ? Est-il seulement réalisable de concilier lecture plaisir et formatrice, solitaire et socialisante, dans le cadre restreint de la lecture cursive ? Est-il tout simplement possible d'enseigner à lire ? " Enseigner des techniques de lecture, est-ce la même chose que transmettre des conduites culturelles, de partager des expériences, de vivre ensemble avec une oeuvre ?"18 Non, sauf à " concevoir dispositifs didactiques et formations autrement que comme des " applications", plutôt comme des "confrontations", ce qui exige alors étude, recherche, discussion " comme le recommande Serge Martin qui ferait " bien de la formation le lieu de la disputation, disputes où l'argumentation doit construire des points de vue qui ne sont jamais que des points de vue et non des vérités."19 Retour au débat réflexif et à la communauté de recherche !

III) Deuxième mouvement. Modalités d'un exercice de pensée littéraire.

Effectivement, les situations discussionnelles à visée philosophique, pratiques maintenant légitimées en primaire en tant que débat interprétatif, peuvent répondre aux nouvelles finalités de l'enseignement de la littérature dans le secondaire, d'autant que leur diversité permet de les croiser pour mieux les adapter et s'en emparer.

Edwige Chirouter20 propose un dispositif très concret, à la fois didactique et pédagogique, littéraire et philosophique. Il s'agit de s'appuyer sur un ensemble d'ouvrages, qui constituent un apport culturel, pour amener les élèves à réfléchir sur une question d'ordre philosophique. Mais le support à la réflexion philosophique peut être tout aussi bien le mythe, comme le suggère Michel Tozzi qui propose des dispositifs, des pistes méthodologiques, tous expérimentés, pour exploiter ces textes. La richesse du texte narratif que propose le mythe renforce pour lui la réflexivité : " Nous pensons pour notre part qu'une réflexion plus organisée à partir des mythes permet en plus un autre type de travail, apporte une dimension supplémentaire et complémentaire : l'exercice de la raison sur le récit, l'allégorie, l'image, la métaphore ; une raison partagée créatrice d'interprétations, qui se déroule à un niveau cette fois conscient, et de plus réflexif."21 Serge Boimare ouvre encore le champ des possibles en prônant l'utilisation des textes fondateurs, textes issus de l'héritage antique et porteurs de références culturelles, les définissant de manière identique aux programmes de français du collège. Ces derniers conjuguent deux avantages :

  • susciter l'intérêt puisqu'ils évoquent des questions primordiales pour les jeunes, particulièrement ceux qui se trouvent en situation d'échec scolaire. Ils offrent " un support permettant de capter l'attention et d'intéresser en se rapprochant des préoccupations les plus intimes."22 ;
  • et donc leur permettre de se retrouver dans ces textes, de tracer un chemin de lecture pour parvenir à mieux se définir soi-même : " les qualités du texte fondamental ne s'arrêtent pas à l'intérêt qu'il suscite ; s'il se rapproche de la question première, toujours tournée vers le personnel, c'est avec une ambition, la prolonger et la transformer en une autre question qui ouvre sur l'universel."23

Oscar Brenifier résume les vertus d'une discussion à visée philosophique de cette façon : "[...] apprendre à philosopher est apprendre à lire. Non seulement à lire des livres et des textes, mais à lire aussi bien le monde, soi-même, l'autre ou tout ce qui se présente à nous."24

La discussion ne se suffit cependant pas d'un support : il lui faut un cadre propice qui autorise l'émergence du philosopher. Il s'agit de créer un débat orchestré pour favoriser la parole circulaire et circulatoire, grâce à la mise en place de rôles : des fonctions précises, variées, sont attribuées aux élèves qui vont leur permettre de développer petit à petit des compétences responsabilisantes et émancipatrices. C'est le principe de la communauté de recherche de Matthew Lipman, qui réinstaure la confiance et valorise la parole de chacun, processus d'acculturation, promu par Alain Delsol et repris par Sylvain Connac25. Il s'agit également de ralentir le rythme de la participation pour éviter le jeu de mitraille des questions-réponses : " Faire taire le brouhaha extérieur, et surtout le brouhaha intérieur, celui de l'esprit habitué à sauter en permanence du coq à l'âne, parcours effréné qui empêche l'esprit de se maîtriser lui-même, qui le rend opaque à lui-même."26 Pondérée, la discussion autorise la distanciation, travail sur soi, qui ne peut se faire dans l'immédiateté. Elle favorise également l'écoute et donc la décentration : " se centrer momentanément sur l'autre, c'est accepter de s'éloigner de la familiarité, ce qui signifie apprendre à s'extraire de ses propres habitudes intellectuelles."27 C'est alors un véritable effet de balancier qui se crée : faire émerger sa pensée pour réfléchir avec et à travers l'autre permet d'opérer un travail sur la subjectivité, en passant de l'intersubjectivité à l'intrasubjectivité : " Le processus de clarification de la pensée entraîne donc un retour sur soi de la subjectivité, par le biais de la raison et de la conscience."28

Néanmoins, l'obstacle majeur pour un enseignant du secondaire voulant se lancer dans de tels dispositifs, réside sans doute dans le rôle qui lui est dévolu. Car l'enseignant ne peut fonctionner ni de manière interventionniste, autocratique, ni en détenteur exclusif du savoir s'il veut fonctionner au milieu de ses élèves et non plus face à eux : " on est passé d'une didactique prescriptive, - organisant des dispositifs en amont, sur la base d'une analyse a priori, à une didactique descriptive de la co-activité élève-enseignant, dans des contextes de travail précis"29. M. Tozzi définit ainsi dans sa dernière synthèse en date sur les nouvelles pratiques philosophiques30, une triple mutation de l'identité professionnelle du maître dans sa classe. La première difficulté réside dans l'accompagnement effectif de la discussion. L'enseignant ne transmet plus des techniques de lecture mais des conduites culturelles. Depuis la diffusion des pratiques du débat scolaire, au sens large, des recherches ont été menées sur l'appareillage dont peut disposer l'enseignant pour mener à bien cet exercice. Il s'est ainsi dégagé une liste de gestes de métier, ou gestes professionnels, nouveaux, qui assurent la qualité réflexive de la discussion. Étayage, tissage, guidage, autant de réflexes, d'aptitudes, de compétences à acquérir. Mais la difficulté tient aussi à la gestion d'une relation parallèle au lieu du conventionnel rapport descendant. Le cours n'est pas prédictible : il s'agit non plus de faire confiance à sa préparation de cours mais "aux ressources cognitives des élèves et à la dynamique de leurs échanges dans le groupe"31. Enfin, la discussion à visée philosophique requiert l'humilité du maître, à la façon d'un Jacotot. Ce dernier " ne prétend pas "avoir" la vérité, comme s'il pouvait la donner à ceux qui ne la possèdent pas, il reste interrogatif y compris pour lui-même, ce qui incite les élèves à chercher individuellement et ensemble."32 C'est au final une véritable mue que doit opérer l'enseignant, car la redéfinition de sa posture professionnelle semble passer par un investissement, un engagement personnels.

IV)Troisième mouvement. Mise en pratique sur le terrain.

A) Expérimentation de la discussion à visée littéraire en classe de 4ème à partir de La balafre33, de J.-C. Mourlevat, étudiée en oeuvre intégrale.

Les élèves, placés en cercle dans la classe, ont été invités à réagir à la lecture du dernier chapitre. Je me trouvais parmi eux, leur ayant bien défini mon rôle : celui d'une lectrice au même titre qu'eux. Dans cet extrait, les élèves m'ont fait (re)découvrir l'oeuvre. Ils ont lancé des pistes d'interprétation fouillées auxquelles je n'avais pas pensé :

P(Professeur) : Oui, et pourquoi là, ça t'a plus marqué que quand les autres fantômes sont apparus ?
E7 : Parce que là, il le touche au visage et avant c'était plus des apparitions, avant c'était pas...
E1 : Elles étaient pas physiques.
E8 : Si, à un moment quand ils sont... quand il voit Boule qui court vers Emmi, il le sent frôler sa jambe.
E9 : ça peut être une impression. [...]
E1 : Ce qui est bizarre, c'est que pour l'instant, tous les fantômes qu'il a vus, c'était des choses qui s'étaient déjà passées. [...] Les fantômes qu'il voyait au début, c'était des souvenirs, enfin pas des souvenirs, mais des choses qui s'étaient déjà passées, [...] qui s'est déjà passées il y a longtemps.
E4 : La petite fille, ils disent qu'elle a l'air heureuse, plutôt joyeuse. Elle peut pas être heureuse si elle est morte et parce qu'ils disent qu'elle est pas en paix. Si elle revient en fantôme, c'est qu'elle est pas en paix. [...] je suis d'accord que c'est des images du passé parce qu'on la voit heureuse. [...]Alors qu'ils disent qu'elle est pas en paix puisqu'elle revient en fantôme.
E13 : on a l'impression que quand il est dans la maison des Epstein, les fantômes, ils le voient pas.
Brouhaha de réactions, on entend " c'est une projection".
E8 : Bah, en fait, Emmi, il les voit pas, enfin comme si c'était lui le fantôme, mais pendant tout le livre parce que quand ils sont dans la rue, il les voit pas.
P : Il les voit pas, c'est-à-dire qui voit pas qui ?
E8 : Enfin Boule et Emmi, ils voient pas Olivier. Même s'ils le voient, ils font comme s'ils le voient pas alors qu'à la fin, avec monsieur Goret, à la fin quand il y a le père Goret...
P : Moi, je ne suis pas d'accord, j'ai deux arguments pour dire qu'il les voit, qu'il le voit, que Emmi et Boule voient Olivier.
E4 : Ils le voient pas.
P : Ben il y a la grille.
E4- E5 : Ben non madame.
E4 : La grille, c'est quand le chien se jette sur la grille. Ben c'est pareil, c'est ce que disait Nathan.
E5 : C'est une projection.
E4 : C'est dans le passé, quand ils, la gestapo, arrivent pour enlever les parents.

J'ai eu l'impression de jouer le rôle d'un révélateur, simplement en proposant aux élèves cette forme d'échanges : " Il n'y a rien d'ineffable dans une oeuvre littéraire, mais seulement des contenus en attente d'identification. Pour résumer, le (simple) lecteur perçoit un certain nombre d' informations véhiculées par le texte ; le commentateur identifie ou construit des savoirs à partir de ces informations ; l'enseignant transforme ces savoirs en connaissances. Un savoir ne devient en effet connaissance que s'il est l'objet d'une réappropriation personnelle qui passe par la prise de conscience."34

B) Expérimentation de la discussion à visée philosophique en classe de 4ème à partir de l'étude de Quatre-vingt-treize de Victor Hugo, dans le cadre d'une classe à P.A.C.

Le sujet choisi était "A-t-on le droit de désobéir ?". Voici un extrait du compte-rendu de séance qui montre que la philosophie est une approche qui appuie la lecture littéraire :

[...] Le professeur demande d'où vient cette question sur laquelle nous réfléchissons.
Salim évoque le lien avec Quatre-vingt-Treize et le personnage de Gauvain : "Il a désobéi et libéré Lantenac en voyant que celui-ci a fait une bonne action. Ça l'a fait changer d'avis, il a réfléchi, il a pensé à ce qu'il est devenu. Camille ajoute que "comme Lantenac a sauvé des vies, Gauvain trouve ça inadmissible de le tuer". En fait, "ce n'est pas un être sanguinaire comme tout le monde le pense", renchérit Salim. S'il a fait tuer des femmes, c'était aussi pour se défendre, pour exposer son point de vue. Laurine dit que "Lantenac ne tue pas pour le plaisir, mais pour sa cause". Gauvain a eu raison de désobéir.
Le professeur demande quelles sont les conséquences de l'acte de Gauvain.
Aurélie dit qu' "il a donné un exemple". Les autres vont réfléchir et se poser des questions. [...]
Que peut-on conclure ? A-t-on le droit de désobéir ?
Sofia : Oui et non parce que ça dépend de la cause.
Laurine : Des conséquences et des circonstances aussi.
Maurane : Ça dépend aussi de l'ordre.
Clément : On peut obéir mais il faut aussi protéger son libre-arbitre.
Lucile : Il ne faut ni obéir aveuglément ni désobéir sur un coup de tête.
Aurélie : On a le choix mais il faut réfléchir aux conséquences.
Salim : Il faut assumer les conséquences. [...]
La discussion revient sur Quatre-vingt-Treize:
Salim : Gauvain, il disait qu'il faisait ça pour l'honneur. C'était par rapport à lui et par rapport à ce que les gens pensent. Parce que pour la population, il a déshonoré la population : il a libéré Lantenac. Mais pour lui, Lantenac, avec sa bonne action, il a changé.
Laurine : C'est un peu un geste de République ce qu'il a fait, Lantenac parce qu'il a sauvé la vie des enfants et les enfants, ils n'avaient rien fait.
Nikita : Ils étaient du côté républicain puisqu'ils ont été adoptés par le régiment du sergent Radoub.

J'ai été interloquée par la fin de cette discussion qui faisait écho incroyablement à un extrait d'un des ouvrages35 de Vincent Jouve lu peu de temps auparavant. Il y évoque la dimension quasi philosophique de la Révolution qui permet aux masques de tomber et de révéler la véritable nature humaine de chacun. Et c'est bien ce que dit Salim quand il pense que Gauvain a libéré Lantenac pour lui, en accord avec ses aspirations, et non plus par rapport à la cause qu'il défend. Et quand Laurine synthétise par cette expression "c'est un geste de République" l'action de Lantenac, elle résume de façon fulgurante pourquoi Gauvain décide de le libérer mais aussi ce que dit Jouve : " la grandeur de la Révolution, c'est de s'adresser [...] à la part d'universel de chaque être humain."

C) Perspectives pour un ancrage des dispositifs de discussion dans la pratique courante.

1) Comment passer outre les obstacles fonctionnels ?

Il semble, d'une part, inévitable de devoir discuter en classe entière. Certains agencements peuvent être envisagés, comme de fonctionner avec le professeur documentaliste qui prendrait en charge une moitié de classe pour des recherches, sur le thème choisi par exemple, mais cela étend le cours sur deux heures et ne peut être systématisé. Quant à placer les élèves en atelier, à l'instar des professeurs des écoles, pour travailler en groupe sur des activités différentes, et ainsi ne discuter qu'avec une partie de la classe, ce n'est pas dans la culture des enseignants du collège. S'y essayer peut en outre s'avérer périlleux pour le contrôle du cours.

D'autre part, au collège, les professeurs ne disposent pas forcément de leur salle, ce qui induit des déménagements parfois conséquents : pousser les 30 tables d'une salle contre les murs et disposer les chaises en cercle pendant un intercours et tout remettre en état toujours dans ce même intervalle, pour recommencer dans une autre salle !

D'autant plus que le professeur n'a pas forcément le choix du jour, de l'heure à laquelle il va proposer cette discussion à ces élèves. De même, il ne lui est pas possible de faire suivre deux séances comme il le souhaite. Ajoutons à cela que la discussion ne peut pas s'étendre au-delà des 55 minutes dévolues au cours sur le papier, puisque là encore, contrairement à un professeur des écoles, un professeur du secondaire ne peut choisir son amplitude horaire. En sus, ces 55 minutes sont en réalité bien amputées. Les conditions peuvent parfois compromettre le surgissement d'une pensée qui se pense...

Dans un autre ordre d'idées, à plusieurs reprises, j'ai voulu inscrire ces moments philosophiques ou littéraires sinon dans des progressions, du moins au sein de réseaux textuels, m'appuyant sur le fonctionnement par séances progressives proposé par E. Chirouter36. Mais il m'a été impossible, premièrement, de réunir suffisamment de supports pour une classe et, deuxièmement, de rassembler des textes exploitables à court terme. Je me demande donc comment faire réfléchir les élèves de collège à des sujets en traitant les différents aspects de la problématique, en multipliant les points de vue et en utilisant les textes littéraires et documentaires.

2) Quelle distance adopter ?

Au visionnage des enregistrements, il m'a été pénible de voir que je ne pouvais m'empêcher de reformuler à ma façon, de donner mon avis longuement, d'orienter la discussion, de commenter. Leur longueur est aussi bien supérieure à celles des élèves. Enfin, il y a très peu de moments où les élèves parviennent à prendre la discussion à leur compte, à échanger entre eux sans mon interposition. Ce travers me paraît être contenu dans une autre forme de mise en retrait. Car ce qui est en jeu, c'est surtout le rapport au contenu de la discussion, bien plus que ma place dans la discussion, qui semble en découler. L'enseignant se doit de posséder une maniabilité, une adaptabilité d'esprit, aux antipodes de la raideur dont je faisais preuve jusque-là. Le cours doit être construit moins dans l'anticipation que dans l'immédiateté. C'est l'apprentissage de la frustration et de la gestion des priorités : l'objectif est de laisser les idées des élèves s'exprimer, échanger, se confronter. Cela permettra également aux élèves de s'approprier cet espace car il n'est pas aisé non plus pour eux de passer d'une totale prise en charge, induisant une certaine passivité, à une implication affranchie, caractérisée par une exposition de soi.

3) Quelle trace écrite pour un échange oral ?

Cette question doit s'inscrire dans une réflexion de fond sur la finalité de la prise de notes : " L'appropriation de la fonction de trace suppose donc la possibilité d'anticiper et de diversifier des situations d'usage à court et à plus long terme, qui soient moins extérieures et formelles que la simple obligation de révisions ou d'application. Cela renvoie à la cohérence que les élèves peuvent attribuer à l'organisation de séquences et à leur enchaînement. Les possibilités d'utilisation par chacun de la trace collective d'une activité antérieure dans des tâches personnelles ultérieures tiennent aussi à la place que les élèves peuvent penser avoir eue dans son élaboration."37 Et malgré la particularité du découpage par heure dans le secondaire, mais aussi l'éparpillement des heures dans la semaine favorisant la tentation d'enclore le débat, insérer l'écrit dans la discussion doit rendre le filage sur plusieurs heures possible.

4) Quelle évaluation de l'oralité ?

Autre interrogation d'envergure parce que, pour évaluer les discussions, il faut mettre en place une progression tenant compte d'un apprentissage, mais aussi savoir ce qu'il faut prendre en compte. Sans doute le travail par compétences permettrait d'évaluer non plus seulement des connaissances mais aussi des capacités et des attitudes : " Relever le défi d'un enseignement des attitudes ne devrait pas nous paraître au-dessus de nos forces, puisque c'est précisément de ces attitudes que nous discutons par le truchement des oeuvres. [...] C'est aussi leur donner les moyens de mettre en mots ce qui est expérience esthétique. Si ce domaine relève d'une éducation, elle ne peut rester allusive, il doit être aussi le lieu d'une instruction à des techniques, à des savoirs - à des connaissances et à des capacités spécifiques par lesquelles les attitudes échapperont à l'abstraction."38

V) Envoi à la profession.

Au stade embryonnaire de notre expérimentation, nous en avons surtout remarqué les profits du côté du professeur. Sans doute un parcours de discussions sur une année scolaire, dûment organisé, nous conduirait-t-il à d'autres (r)évolutions, plus spécifiquement tournées vers les élèves. Toujours est-il que cette expérience s'est avérée éminemment enrichissante. Elle bouleverse de façon fondamentale la manière traditionnelle d'envisager la littérature, la lecture, mais au-delà, la manière de faire cours. Très vite, les effets nous ont semblé concerner notre métier d'enseignant au sens large. Mais ces dispositifs souffrent d'un côté d'un manque de balisage, de conducteurs clés en main, et surtout d'une large diffusion, sans parler d'une officialisation, qui pourraient amener les enseignants à tenter l'aventure et à créer des formes propres au secondaire. Ils pâtissent, d'un autre, d'une mise en oeuvre isolée, et ce auprès des élèves qui se situent difficilement au milieu de ces attentes divergentes.


(1) Ministère de l'Éducation nationale, Programmes du collège - Programmes de l'enseignement de français, Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008.

(2) Ministère de l'Éducation nationale, Programme de l'enseignement commun de français en classe de seconde générale et technologique et en classe de première des séries générales et programme de l'enseignement de littérature en classe de première littéraire, Bulletin officiel spécial n° 9 du 30 septembre 2010.

(3) Ministère de la Jeunesse, de l'Éducation nationale et de la Recherche, Direction de l'enseignement scolaire, Programmes, collection Lycée - voie professionnelle - série Accompagnement des programmes - Français - certificat d'aptitude professionnelle, applicable à la rentrée 2003 ; disponible à cette adresse :
http://www2.cndp.fr/archivage/valid/43340/43340-7158-7121.pdf

(4) Philippe Sabot, Philosophie et littérature, Approches et enjeux d'une question, PUF, 2002, p.94.

(5) Pierre Macherey, A quoi pense la littérature ?, PUF, 1990, p. 197.

(6) T. Todorov, La littérature en péril, Flammarion, 2007, p. 72-73.

(7) Martha Nussbaum, Poetic Justice, Boston, Beacon Press, 2004, p.xvi, in Solange Chavel, Introduction, Raison Publique, Presses de l'université Paris-Sorbonne, 2010, p. 12.

(8) Ibid.

(9) Toutes les références citées à partir de ce point sont tirées de Martha Nussbaum, Les Emotions démocratiques, Climats, un département des Editions Flammarion, 2011.

(10) Anne Raymonde De BEAUDRAP, " Quand les humanités doivent résister aux méthodes", communication dans le cadre des 7èmes Rencontres des chercheurs en Didactique de la Littérature, IUFM de Montpellier, 6 au 8 avril 2006.

(11) Ministère de l'Éducation nationale, Programmes du collège, - Programmes de l'enseignement de français op. cit., p. 2-3.

(12) Annie Rouxel, Enseigner la lecture littéraire, Presses Universitaires de Rennes, 1996, p.19.

(13) Vincent Jouve, La Lecture, Hachette supérieur, 1993, p. 67.

(14) Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature ?, Armand Colin, 2010, p. 141-168.

(15) Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature ?, op. cit., p. 101.

(16) Gérard Langlade, "La lecture littéraire au risque de la "maîtrise des discours"", Actes du 9ème colloque de l'AIRDF, Québec, 2004, p. 3.

(17) Ministère de l'Éducation nationale, Programmes du collège, - Programmes de l'enseignement de français op. cit., p. 3.

(18) Jean-Charles Chabanne, "Introduction, 1", 7èmes Rencontres des chercheurs en Didactique de la Littérature, IUFM de Montpellier, 6 au 8 avril 2006. Disponible en ligne à cette adresse :
http://chabanne.jeancharles.perso.neuf.fr/didlit/intro_chabanne.pdf

(19) Serge Martin, " Lire le mouvement ", Les Actes de lecture n°76, 2001, p. 81.

(20) Edwige Chirouter, Aborder la philosophie en classe à partir d'albums de jeunesse, Hachette, 2011.

(21) Michel Tozzi, "Le mythe comme support à une réflexion philosophique avec les élèves", dans la revue Diotime, n°45, 2010, p. 3.

(22) Serge Boimare, Ces enfants empêchés de penser, Dunod, 2008, p. 84.

(23) Ibid., p. 81.

(24) Oscar Brenifier, La pratique de la philosophie à l'école primaire, SEDRAP Education 2007, p. 230.

(25) Yves Soulé, Michel Tozzi, Dominique Bucheton, La littérature en débats, Discussions à visée littéraire philosophique à l'école primaire, Scéren, CRDP Académie de Montpellier, 2008, p. 155-176.

(26) Oscar Brenifier, Ibid., p. 121.

(27) Ibid., p. 153.

(28) Ibid., p. 155.

(29) Jean-Charles Chabanne, op. cit., p. 1.

(30) Michel Tozzi, Nouvelles pratiques philosophiques, A l'école et dans la cité, Chronique Sociale, mars 2012, p. 307.

(31) Michel Tozzi, Nouvelles pratiques philosophiques, A l'école et dans la cité, op. cit., p. 305.

(32) Ibid., p. 306.

(33) Jean-Claude Mourlevat, La balafre, Pocket, 1998.

(34) Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature ?, op. cit., p. 174.

(35) Vincent Jouve, Poétique des valeurs, PUF, 2001.

(36) Edwige Chirouter, op.cit.

(37) Ibid., p. 27.

(38) Jean-Charles Chabanne, "Enseigner les "attitudes" ? Une notion omniprésente mais problématique pour la littérature et les disciplines culturelles et artistiques", p.65, Actes du colloque Français, langue et littérature, socle commun - Quelle culture pour les élèves ? Quelle professionnalité pour les enseignants ?, mars 2008, disponible à cette adresse :
http://ife.ens-lyon.fr/editions/editions-electroniques/francais-langue-et-litterature-socle-commun