Faire de la philosophie avec des enfants en dehors de l'école

Cela fait maintenant une quinzaine d'années que j'ai débuté l'aventure de la philosophie avec les enfants. Ce que je présente dans ce texte n'est pas le fruit d'une recherche, mais correspond plutôt aux réflexions d'un praticien engagé.

Les intentions que je poursuis sont nombreuses, mais la principale est de permettre aux enfants de se doter de capacités réflexives exercées afin qu'ils puissent appréhender leur environnement de manière plus dynamique. Le but pour moi est de les accompagner dans la construction de gestes intellectuels les conduisant à ne pas systématiquement subir ce dont ils sont la cible, et à mettre du sens derrière les choix qu'ils vont être amenés à faire tout au long de leur existence. Derrière ce projet se cache celui d'en faire de jeunes personnes conscientes de vivre, c'est-à-dire en mesure d'occuper une position d'auteur de leur vie.

I) Philosopher avec des enfants ailleurs qu'à l'école

Depuis quelques temps, j'anime des ateliers à visée philosophique avec des groupes d'enfants moins captifs qu'à l'école : en médiathèques, en CDI de collège, en hôpital d'enfants. La principale différence, dans ces contextes, est que les enfants ne sont pas tous assidus. C'est notamment le cas, et cela se comprend, pour ceux qui participent à ces ateliers lors d'hospitalisations longues.

Alors que je visais en classe la construction de compétences sociales et réflexives avec les élèves, dans un contexte extrascolaire, je recherche plutôt le développement du plaisir de penser par soi-même, et avec d'autres. Le recours aux exigences intellectuelles du philosopher (combiner les processus de problématisation, de conceptualisation, d'argumentation), ainsi que l'appropriation de savoirs philosophiques, sont secondaires au regard de l'intérêt porté au caractère réflexif et dialogique de la discussion. En même temps, les spécificités de la pensée philosophique deviennent des moyens à partir desquels les échanges gagnent en profondeur et les engagements individuels en intérêt. Mes objectifs sont donc de permettre le plaisir d'échanger avec d'autres et de penser par soi-même. Les moyens privilégiés sur lesquels je m'appuie sont la littérature de jeunesse1 et les gestes de la pensée philosophique.

Voici le dispositif que j'ai été amené à construire, à partir de mes expériences en tant qu'enseignant, et sans douter de son évolution avec le temps. Au départ, une fois le thème de la discussion déterminé, je recherche un support qui déclenche la réflexion. Je choisis principalement des situations qui poussent les enfants devant un dilemme les invitant à se positionner.

Par exemple, le mythe de l'anneau de Gygès2, arrêté dans sa lecture au moment où le berger se rend compte du pouvoir d'invisibilité de son anneau, invite les enfants à se poser des questions sur ce qui est juste ou pas : vaut-il mieux se servir de ce pouvoir à des fins personnelles (voler des bonbons ou une banque) ou pour des personnes en situation de pauvreté (voler de la nourriture ou de l'argent pour leur offrir) ?

II) L'organisation des discussions

Pratiquement, je privilégie un espace avec un climat propice à la discussion. Certains lieux ne favorisent rien. Je recherche un endroit calme, à l'abri des regards et des écoutes, où chacun peut s'asseoir confortablement, avec suffisamment de place et où les efforts de pensée ne seront pas parasités par des événements extérieurs. Je demande aux enfants de se placer en cercle. Je m'installe près des plus jeunes, des nouveaux participants ou de ceux que je sens (parfois par connaissance antérieure) moins à l'aise que d'autres dans la prise de parole en groupe. Après une phase de présentation personnelle, intervient la lecture et l'explication de l'album de littérature de jeunesse choisi. Lorsque c'est possible, je projette l'album de manière à ce que chaque enfant ait une vue large du texte et de ses illustrations.

Plusieurs fonctions sont ensuite attribuées à des enfants volontaires : président(e) de séance, reformulateurs, synthétiseur, observateurs. Contrairement aux situations scolaires, hors l'école, ces fonctions ne sont confiées que si des enfants se proposent d'en prendre la responsabilité. Il arrive fréquemment que la discussion prenne la configuration ci-contre.

La plupart du temps, cela ne pose pas de problème pour la présidence de séance. Cette fonction consiste à distribuer la parole, solliciter les enfants qui n'ont pas encore pu s'exprimer, enchaîner les étapes de la discussion et faire respecter les règles de fonctionnement démocratique ("on ne se moque pas, on écoute celui qui parle, je donnerai la parole en priorité à ceux qui ont le moins parlé, on a le droit de ne pas parler"). L'interdit de moquerie me semble particulièrement important à rappeler pour faire ressentir l'espace de discussion comme hors menace3, surtout si l'on compte autoriser les enfants à se considérer comme auteurs de leurs pensées. J'ai pris l'habitude de la confier à celle ou celui qui, en premier, se montre capable d'énoncer ces quatre règles et qui connaît le prénom de chaque participant. Les autres fonctions ne sont pas toujours investies ; c'est alors moi qui m'en charge.

A noter que si aucun participant n'est reformulateur, j'annonce que tout le monde le sera : en cours de discussion, lorsqu'une intervention mérite une mise en valeur en raison de son caractère original ou relatif à un processus du philosopher, je sollicite un participant pour qu'il tente de la reformuler. Une reformulation est reconnue comme terminée lorsque celui dont les propos ont été repris exprime son accord :

"- Si j'ai bien compris, tu as dit que ... Est-ce que c'est bien ça ?

- Oui, c'est ça".

Cela a souvent pour premier effet d'améliorer la communication parce que, souvent, nombreux sont ceux qui n'ont que très partiellement saisi ce qui vient d'être dit. De même, dans les relations entre adultes, professionnels, une multiplicité de projets ne voient pas le jour faute de communication et de compréhension entre les différents acteurs. La reformulation permet aussi aux participants dont les propos ont été reformulés, d'être valorisés dans leurs pensées et leurs engagements à les partager. Cela invite également chacun à développer son sens de l'écoute et, ainsi, de se créer des occasions de contribuer à la recherche coopérative, même sans livrer un avis personnel. Il s'agit enfin d'un moyen d'animation de discussion me permettant d'orienter les échanges vers davantage de profondeur dans la réflexion, notamment en induisant un élargissement des exemples particuliers.

Les observateurs sont des enfants qui ne souhaitent pas prendre part aux échanges et qui restent les bienvenus dans l'atelier. Ils disposent de matériel pour la prise de notes et se voient confiés l'observation d'un discutant volontaire. La consigne est la suivante : "Prends note des questions posées, des exemples donnés, des arguments fournis et de la participation de l'enfant que tu observes. A la fin de la discussion, tu pourras lui communiquer ce que tu as observé, dire ce que tu en penses et donner un ou deux conseils pour les prochaines discussions".

Le synthétiseur est un participant qui accepte de noter les idées importantes qui sont échangées. Cette synthèse est lue en fin de discussion. Elle peut être communiquée aux parents et aux personnes intéressées pour suivre ce que les enfants ont dit de la question traitée. Par exemple, il arrive souvent que cette synthèse soit publiée sur le site de la médiathèque organisant les ateliers.

Lorsque la discussion commence, c'est à partir d'une question précise. Par exemple, avec le mythe de Gygès : "Si l'on vous donnait cet anneau, qu'en feriez-vous ?" Le président de séance organise un tour de parole, à l'occasion duquel chaque participant peut donner son avis, ou passer. La discussion qui suit s'organise en fonction de demandes de prise de parole. A mi-parcours, le synthétiseur fait un premier point. Cinq minutes avant la fin, le président de séance organise "un dernier tour de parole" où chacun peut s'exprimer sur le sujet une dernière fois. Vient ensuite le résumé final par l'enfant synthétiseur. La séance se termine par l'avis des observateurs et la réaction des enfants observés. L'ensemble de ce travail ne dépasse pas une heure. Avec des enfants de moins de 6 ans, il ne dépasse pas trente minutes.

Je termine l'atelier par deux séries de bilans : un concernant la qualité de la présidence, un second au sujet de l'intérêt ressenti par chacun à participer à cette discussion. Nous pratiquons le "bilan météo"4, un outil simple et rapide permettant à chacun d'émettre un avis et éventuellement de le justifier.

Avant de se quitter, le groupe recherche une question-énigme que chaque enfant pourra poser à sa famille qui, privée d'assister à la discussion, se demande souvent ce qui a bien pu se passer. "Si tu avais le pouvoir de devenir invisible, qu'est-ce qui t'empêcherait d'en profiter ?" ou "Quelle différence fais-tu entre le pouvoir et la justice ?" sont deux exemples de questions relancées par des enfants suite à un atelier autour de Gygès.

III) Animer une discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP)

Mon rôle d'animateur est d'abord de m'effacer : en début de discussion pour favoriser un élan d'expression créatrice, en cours de discussion pour éviter que la séance ne se transforme en entretien dialogué avec les enfants.

Ce qui compte ici est double :

  • constituer rapidement une communauté coopérative de recherche philosophique, dans laquelle la parole de l'adulte est possible mais pas prépondérante. Face aux questions philosophiques, l'adulte n'est pas un "sachant." Il peut tout au plus accompagner le processus de la pensée ;
  • permettre aux enfants d'investir un statut d'auteur de leur propre pensée, statut qui dépasse celui d'acteur (dont la caractéristique serait de répondre comme l'attend l'adulte) et encore plus celui d'agent (dont le principe serait uniquement de s'approprier une pensée construite par d'autres)5.

Mon rôle est également de guider les enfants dans le recours aux exigences intellectuelles du philosopher. Je m'appuie sur celles introduites par Michel Tozzi dans le champ de la didactique de la philosophie6. Cette tension entre effacement et guidance est de l'ordre de l'équilibre. Elle reprend la logique aporétique de l'affranchi et du domestique7 et nécessite de récurrentes stratégies de compensation, perpétuelle réalité de l'agir éducateur.

Je m'efforce ensuite de permettre à chacun de se sentir concerné par ce qui est en train d'être réfléchi, afin d'éviter au mieux l'ennui possible chez certains. Pour cela, j'use de plusieurs stratégies :

  • la vigilance sur le dispositif, notamment les règles de fonctionnement démocratique et les tours de parole ;
  • la demande de reformulation de propos émis ;
  • la demande de reformulation de propos entendus ;
  • le regard et la sollicitation non-verbale.

En même temps, contrairement aux attendus de l'espace scolaire, aucune obligation n'est faite de prendre la parole. Des échanges avec des parents d'enfants "muets" pendant les discussions m'ont convaincu de tout l'intérêt que ces enfants pouvaient prendre à seulement écouter, sans être pressés par des injonctions qui les obligeraient à participer. Nous touchons ici une caractéristique des DVDP hors l'école : celle de permettre avec moins d'appréhension les participations par la seule écoute.

IV) Préparer un atelier de philosophie

En matière de préparation, outre le choix du support littéraire, je me construis systématiquement un "conducteur de discussion." Cette fiche s'articule autour de plusieurs repères :

  • les étapes de la séance, de l'accueil des enfants à l'annonce du prochain atelier ;
  • le concept central à explorer, ainsi que les concepts connexes, sur lesquels il va être intéressant d'opérer des distinctions conceptuelles ;
  • la présentation du support de littérature ainsi que les étapes où la lecture s'arrête pour lancer une discussion ;
  • la question de départ, complétée par une série de questions de relances ;
  • quelques repères théoriques autour du concept central, me permettant de situer les diverses interventions, et, si besoin, d'introduire certains éléments. Cela a généralement pour effet de travailler la part de doute inhérente à l'activité philosophique, et de développer la dimension universelle des préoccupations ;
  • une série de citations choisies selon deux critères : leur accessibilité lexicale et sémantique, et leur potentiel de percussion. Elles représentent des pistes me permettant de dynamiser une discussion qui flotte, qui juxtapose les allant-de-soi ou qui a du mal à sortir des contextes particuliers.

L'intérêt de ce type de préparation réside plus dans le temps passé à réfléchir que dans son utilisation en situation, avec les enfants. Il me semble plus formateur de réaliser un tel travail que d'utiliser des supports pensés par d'autres à cet effet. Dans l'agitation de la discussion, il n'est pas toujours aisé de disposer de temps pour se plonger dans un écrit de préparation.

Pendant la discussion, après avoir permis à chacun de s'exprimer librement, c'est essentiellement à partir de ces pistes que je me permets d'intervenir :

  • par de l'accompagnement du processus de conceptualisation, jusqu'à la stabilisation d'attributs qui satisfont les participants : "Avant de passer à ta question, est-ce qu'on est tous d'accord sur cette définition de la justice ?" ;
  • par des demandes de reformulations : "C'est intéressant ce que tu viens de dire, qui accepterait de le reformuler ?" ;
  • par de la mise en doute d'argumentations, par la présentation de contre-exemples pour favoriser l'élargissement des points de vue. Je cherche ici à semer la pagaille, non au niveau du climat socioaffectif, mais de manière sociocognitive. Dans un contexte d'ordre affectif, il s'agit de créer du désordre parmi les représentations. "On peut dire du monde que c'est en se désintégrant qu'il s'organise"8 ;
  • en introduisant des citations "trouble-fêtes" : "Un philosophe célèbre a dit que ... Qu'en pensez-vous ?" ;
  • en fin de discussion, en m'autorisant un avis personnel, pour signifier que, face aux questions qui se sont posées, je ne dispose pas plus que les enfants de réponses stabilisées. L'animateur de la discussion bascule alors dans un rôle de témoin du monde des adultes, et affiche ainsi le caractère universel du questionnement philosophique.

V) Se former à la conduite d'une DVDP

Dans le champ scolaire, les actions de formation gagnent à respecter plusieurs conditions : avoir l'autorisation de la direction de l'établissement, être en adéquation avec les textes officiels, s'adresser à des enseignants motivés, s'appliquer au contexte de l'établissement et partir des pratiques enseignantes9.

Dans un contexte hors scolaire, les données diffèrent, principalement parce qu'il s'agit, la plupart du temps, d'engagements volontaires de la part des animateurs. Dans le même esprit que la dimension d'auteur chez les enfants, la formation d'adultes à la conduite de DVDP pourrait s'organiser autour de cinq visées :

  • sortir de la logique des méthodes à reproduire, pour entrer dans un processus de construction de dispositifs, mieux adaptés aux contextes particuliers et aux facultés d'adaptation de chacun ;
  • organiser des groupes d'analyses de pratiques, réunissant plusieurs praticiens qui s'intéressent à la complexité d'une situation et envisagent plusieurs possibles par l'intermédiaire de confrontations d'hypothèses ;
  • permettre à chacun d'assister à des DVDP, en tant qu'observateur, et de participer à d'autres, en tant que discutant, en partie pour densifier sa culture philosophique ;
  • accompagner les praticiens par des observations en situation (ou par de l'auto confrontation via des séances filmées, permettant d'arrêter le temps), donnant lieu à des retours bienveillants, éclairés et distanciés ;
  • favoriser la participation à des colloques sur les pratiques philosophiques où se rencontrent experts, praticiens et débutants, philosophes et pédagogues. Par un équilibre entre écoutes et communications, ils s'aident mutuellement à étayer leurs représentations pratiques et réflexives.

C'est progressivement, sur la durée et par une fréquence serrée de pratique, que les enfants parviennent à s'approprier ces outils de pensée et que les adultes-animateurs en viennent à expertiser leurs gestes.


(1) Chirouter, E. (2007). Aborder la philosophie en classe à partir d'albums de jeunesse, Paris : Hachette Education.

(2) Editions du Cheval Vert

(3) Lévine, J., Moll, J. (2001). Je est un autre. Issy-les-Moulineaux : ESF.

(4) "Soleil" pour la satisfaction (main ouverte vers le haut), "nuage" pour un bilan mitigé (main fermée), "pluie" pour l'insatisfaction (main ouverte vers le bas) - tous les participants en même temps.

(5) Connac, S. (2012). La personnalisation des apprentissages. Issy-les-Moulineaux : ESF.

(6) Tozzi, M. (2012). Nouvelles pratiques philosophiques. Lyon : Chronique Sociale.

(7) Hameline, D. (1986). Le domestique et l'affranchi. Paris : ESF.

(8) Morin, E. (2005). Introduction à la pensée complexe. Lonrai : Editions du Seuil, p 84.

(9) Gagnon, M., Sasseville, M. (2009). L'implantation de la philosophie pour enfants dans une école primaire : la formation du personnel enseignant. Médiane. Magazine philosophique québécois, 3 (2), 22-26.