Les fondements historico-philosophiques de l'apprentissage du philosopher

Notre intention n'est pas ici de brosser un tableau des différentes formes d'accompagnement ayant marqué l'histoire de la pédagogie du philosopher, mais plutôt de rechercher chez certaines d'entre elles des dimensions qui pourraient expliquer ce qui nous amène à accompagner les élèves comme nous le faisons actuellement. Ces dimensions spécifiques qui fondent en effet notre posture ne sont pas nées ex nihilo. Nous les retrouvons, notamment, déjà présentes dans la démarche socratique qui, ancrée dans son époque et dans sa culture, a pu néanmoins inspirer les gestes professionnels d'aujourd'hui.

1) Accompagner : d'abord être là et être présent avec l'autre

Qu'est-ce qu'accompagner une classe de philosophie ? Nous serions tentés de dire que c'est d'abord être là avec les élèves, tout simplement, de manière authentique et en étant disponible. Mais ce "tout simplement" n'a rien d'évident. Il implique à la fois une grande vigilance à la personne de l'élève et au climat de la classe, et la capacité pour l'enseignant de prendre en compte cette altérité pour construire le cours. S'imprégner des visages, des prénoms, des attitudes et "s'en repasser le film" avant de se rendre en cours pour être immédiatement présent et réactif, porter en soi un véritable projet d'enseignement à la fois joyeux, énergique et laborieux dans l'intention d'embarquer avec les élèves et de susciter les apprentissages, tel est le préalable auquel nous essayons de nous conformer avant chaque séance. Il nous semble que Platon, à travers la figure emblématique de Socrate, nous montre qu'accompagner l'apprentissage du philosopher est effectivement d'abord rechercher et préparer ce contact pour rencontrer l'autre en étant aux aguets, presque à l'affut du fourmillement de la vie. "Le matin il allait dans les promenades et les gymnases ; à l'heure où le marché bat son plein, on le voyait au marché, et il passait toujours le restant de la journée à l'endroit où il devait rencontrer le plus de monde" (Xénophon, Mem, I, I, 10). Il y a ici une manière particulière et en même temps très simple de rechercher l'être-là avant de questionner l'essence en s'immergeant dans la vie de ses concitoyens. L'enseignant de philosophie, dans un contexte (institutionnel) bien évidemment différent, en même temps qu'il invite les élèves à se distancer, à raisonner, nous semble lui aussi devoir être-là avec ses élèves dans une proximité à la fois ténue et conviviale, sans commentaire, sur laquelle il fonde néanmoins en grande partie le sens du cours. Certains penseront que cet effort pour établir ou garder le contact est inutile et même nuisible à l'apprentissage du philosopher. Ce sont nous semble-t-il les mêmes qui considèrent que le cours de philosophie est d'abord l'affaire de l'enseignant, idée à laquelle on peut souscrire si l'on précise que toute "l'affaire" consiste aussi et surtout à mobiliser les ressources de l'élève, et donc à se mettre à sa portée et à son service pour qu'il s'engage dans les apprentissages. Point n'est besoin alors de se replier dans une posture exclusivement magistrale loin de lui (car l'élève ne serait, soit-disant, pas toujours susceptible de comprendre faute de pré-requis), ou de s'enfermer dans un discours hermétique (pendant que l'élève fait ses maths, saucissonne ou joue aux cartes, comme le confirment certains témoignages). Marcel Conche, soulignant les erreurs à éviter (pour qu'éventuellement ce qui vient d'être rapporté n'advienne pas) insiste sur le fait "de perdre le contact avec l'expérience, faire trop peu de cas des questions des élèves, les accabler sous une érudition lourde, les déconcerter, les fatiguer et donc les décourager par une subtilité excessive et l'erreur extrême : le manque de simplicité, de clarté et de naturel dans le langage." ("La philosophie et sa pédagogie", CRDP Lille, juin 1991). En un mot proscrire les postures et les manières de parler trop distantes, et rechercher une certaine simplicité garante d'une relation authentique. Retenons qu'accompagner l'apprentissage du philosopher commence déjà par l'expression d'une présence "forte" consciente d'elle-même et d'autrui et orientée vers son auditoire.

2) Accompagner : s'appuyer sur la quotidienneté

Connecter ensuite cette présence et son orientation à ce que vivent ou se représentent les élèves permet, nous semble-t-il, de recentrer l'exercice du philosopher et son apprentissage au coeur de la vie, au coeur de la classe comme un levier puissant favorisant l'intégration des contenus philosophiques. Plutarque, au début du deuxième siècle après J.-C., dépeignait déjà cette posture du philosophe qui, l'air de rien, en étant dans les lieux de vie et en participant aux activités quotidiennes de ses semblables, exerce déjà son métier : "Socrate ne faisait pas disposer de gradins pour ses auditeurs, il ne s'asseyait pas sur une chaire professorale ; il n'avait pas d'horaire fixe pour discuter ou se promener avec ses disciples. Mais c'est en plaisantant parfois avec eux - ou en buvant ou en allant à la guerre ou à l'agora avec eux , et finalement en allant en prison et en buvant le poison, qu'il a philosophé. Il fut le premier à montrer que, en tout temps et en tout endroit, dans tout ce qui nous arrive et dans tout ce que nous faisons, la vie quotidienne donne la possibilité de philosopher." ( Si la politique est affaire de vieillards,26, 796d).

Puiser dans la vie quotidienne des élèves pour ancrer l'apprentissage du philosopher dans ce qui est familier ou ce qui se présente comme actuel à l'élève lui rend plus accessible cet apprentissage. Inscrire ici et maintenant les concepts dans les tranches de vie des adolescents va dans ce sens. A l'occasion du don du sang qui a lieu chaque année dans notre établissement, les élèves de terminales ST2S (qui ont le don et l'échange comme thèmes à leur programme), sont invités à faire un travail de sensibilisation auprès des élèves majeurs et auprès des professeurs, puis s'impliquent dans l'organisation et le fonctionnement de cette journée. Partir de pratiques instituées et de valeurs incarnées autorise une réflexion qui résonne auprès d'élèves doublement acteurs. Autre exemple lié à l'incontournable élection présidentielle 2012 en France qui interpelle les élèves sans qu'ils possèdent nécessairement des grilles de lecture et d'analyses suffisantes pour comprendre ce qui se joue : il leur sera demandé par exemple comment le choix économique des échanges est étroitement lié aux décisions politiques, ceci en comparant les programmes de différents candidats en la matière. Ce retour au "direct" et à la proximité de ce qui est vécu permet aux élèves, notamment ceux issus des séries technologiques, d'intégrer l'exercice de l'apprentissage du philosopher non pas comme étranger à leur univers (ce qu'ils croient au départ), mais comme prenant racine dans cet univers. Le parallèle avec le souci de Socrate de capter cette actualité et cette quotidienneté quand il fréquente les lieux publics où se déroule la vie de tout un chacun peut être relevé. Le message correspondant destiné aux élèves et qu'ils décodent peu à peu est qu'apprendre à philosopher est une activité réflexive abstraite qui s'origine dans la réalité concrète des hommes. Accompagner signifie à ce titre vulgariser les concepts et donc maintenir étroitement lié le "quotidien" et la pensée qui le réfléchit.

3) Accompagner : rechercher la zone de développement proche

Mais avant même "de faire avancer le cours" il s'agit on l'a vu de prendre contact avec son auditoire, d'être au fait de ce qui pourrait éventuellement le préoccuper, d'opérer les ajustements nécessaires pour que les élèves se sentent entendus et compris, et par suite qu'ils soient plus à même de s'engager. C'est la recherche d'une première proximité relationnelle (mais aussi psychologique et intellectuelle) que Jérôme Bruner décrit comme la première fonction de l'étayage : l'enrôlement. Accompagner consiste donc d'abord à poser et à entretenir cette relation et cette proximité, à prendre la mesure du public auquel on s'adresse sans concession mais avec bienveillance, avec empathie dirait Carl Rogers, car l'apprentissage du philosopher et l'éducation en général exige les deux versants, d'une part, la rigueur de la réflexion, d'autre part, la valorisation et le raffermissement de la pensée de l'élève par l'enseignant. "Partir des élèves tels qu'ils sont" (M. Tozzi ), de leurs productions quelque modestes soient telles, s'y référer et y revenir pour, avec eux, les examiner. Socrate, inlassablement, dans les dialogues de Platon, invite à ce retour, en duo ("examinons") et prépare son interlocuteur à accéder avec son aide à un niveau de compréhension et d'apprentissage supposé supérieur à ce qu'il était précédemment. Même si l'on peut discuter (certains ne s'en privent pas) le sens et la valeur du dialogue socratique (Est-il réellement au service du sujet, ou sert-il celui qui questionne?), on ne peut s'empêcher d'établir un rapprochement étrange avec les méthodes actives, notamment celles préconisant le "décalage optimal" (Linda Allal) entre l'exercice proposé et les possibilités du sujet, ou celles insistant sur ce que le sujet est capable de réaliser seul (sa zone de développement présente) et ce qu'il peut réaliser quand il est accompagné et aidé par un expert, sa zone de développement proche (L. Vygotski). Solliciter cette fameuse zone de développement proche devient alors envisageable quand ce même élève est ainsi tiré vers le haut. Or si l'on en croit Alain, Socrate pratiquait déjà cette recherche sans le savoir : "Socrate allait et venait, écoutait, interrogeait, cherchant toujours la pensée de l'autre ; ne visant point à l'affaiblir, mais au contraire à lui donner toute sa force possible. Dont l'autre souvent s'irritait ; car notre pensée mise au clair, n'est pas toujours ce que nous voudrions ; il s'en faut bien. Seul avec soi et libre de tout ; seul avec l'autre, et tous deux libres de tout. Il n'y a point de lueur pour l'esprit hors de ce chemin-là" ( Propos sur l'éducation, LXXXIV). Quelque part, avant même d'évoquer le système de valeur qui pourrait conduire le discours de l'élève, n'est-ce pas sa "pensée mise au clair", "explicitée" dirait Pierre Vermersch, qui intéresse spécifiquement le professeur de philosophie? Quelle autre tâche plus urgente et plus essentielle pour lui que d'inviter l'élève à se confronter à son propre discours, à sa cohérence, à sa rigueur, à sa précision? Or si lors de cette clarification on suppose la parole de l'enseignant médiatrice, est-elle pour autant transparente pour son auditoire? Ce dont je ne peux prendre conscience que par des évaluations permanentes sur ce qui est compris de ce que je dis devient le souci premier. "Dans un cours par exemple, il faut que je dise, mais qu'en même temps je sois attentif à toute incompréhension, que je prévois un accompagnement de mon dire pour qu'il soit compris: et je ne peux jamais compter sur la clarté que je crois produire, car je ne suis pas dans la tête de celui qui m'écoute et a des difficultés à me suivre. Telle est la limite didactique de tout cours magistral (M. Tozzi 2008, "La didactique de la philosophie en France. 20 ans de recherche : 1989-2009). La recherche de la zone de développement proche suppose donc une double condition : l'accueil, la valorisation et la mise au clair de la parole de l'élève, ce à quoi nous invite Socrate, mais aussi, parallèlement la vérification, par des aller-retour constants, que ma parole n'est pas un obstacle à la compréhension, ce que nous suggère de vérifier Michel Tozzi. Ces réajustements étant opérés au fur et à mesure du dialogue pédagogique, Socrate de son côté, par l'intermédiaire d'Alain, pointe la difficulté majeure à apprendre à philosopher dans le registre de ce que Vygotski nomme l'intra psychique ( "seul avec soi et libre de tout") et l'inter-psychique ( "seul avec l'autre et tous deux libres de tout". Ce retour sur le processus de pensée à partir de la confrontation à l'autre prend tout son sens dans le cadre de la classe de terminale où cet autre peut être le camarade, l'enseignant, la communauté de la classe, les auteurs, l'actualité... Cette confrontation à soi, aux autres, souvent exprimée en interactions langagières, prend la forme d'une épreuve incontournable et exclusive, car "hors de ce chemin" "pas de lueur pour l'esprit" pour qui se targuerait de philosopher. Le renoncement éventuel à cet affrontement (intégrant avec Platon l'évaluation de nos choix de vie), nous discrédite et dissout la valeur de notre existence : "Une vie qui ne se met pas elle-même à l'épreuve ne mérite pas d'être vécue." ( Apologie 38a). Cette rencontre sans concession avec sa propre pensée et avec celle de l'autre définit en effet l'homme et sa dignité. Son évitement, si ce double retour n'a pas lieu, devient alors selon Socrate source de mépris et nous renvoie à une vie végétative : "Une telle vie ne serait pas une vie d'homme mais celle d'un mollusque marin ou celle de toute bête marine emprisonnée dans sa coquille" ( Platon, Philèbe 21c).

Si accompagner est d'abord être présent avec l'autre, en l'occurrence l'élève, c'est conjointement rechercher avec sa contribution la zone de développement proche où il sera en mesure de maîtriser de mieux en mieux ses processus psychiques en les contrôlant et en les orientant. C'est, en tout cas ce que nous retenons dans un premier temps de l'apport de Socrate.

4) Accompagner : distinguer dialogue socratique et dialogue pédagogique

A) De l'éveil...

"Point de lueur pour l'esprit" pour l'élève de terminale d'aujourd'hui, pourrions-nous prolonger, hors de ce contrat didactique. Certes ce dernier n'est pas une sinécure et l'apprenant souvent peine, renâcle parfois, proteste même contre "cette prise de tête" qui l'oblige à revenir sur ce qui lui paraissait suffisant et qu'il admet être maintenant contradictoire, imprécis, superficiel ou incohérent. Il pourrait d'ailleurs, tel Ménon parlant de Socrate, comparer son professeur de philosophie (quand il adopte cette posture très spécifique du questionneur) "à ce large poisson de mer qui s'appelle torpille et qui engourdit aussitôt quiconque s'approche et la touche (Platon, Ménon, 80a) ". L'embarras, l'aporie produit par le questionnement qu'on m'adresse et que je m'adresse à moi-même apparaît en effet toujours aujourd'hui comme hier comme un passage obligé pour qui veut apprendre à philosopher. Le retour sur soi et l'analyse de son propre discours avec les ratures, les rectifications, les remédiations qui s'ensuivent sont la matière même de progrès éventuels. La prise en charge par l'élève de ce qui pourrait être amélioré devient le ferment de progrès réels que le sujet et son accompagnateur envisagent, déterminent, entérinent ou programment. C'est à cette évaluation et à cette mise en perspective que d'une certaine manière Socrate nous invite.

B) ... à la réponse induite

C'est tout au moins ce que l'on peut retenir dans un premier temps, car l'examen approfondi de la démarche du grand philosophe peut aussi nous faire douter du caractère accompagnateur de sa posture. Certains, comme Pierre Parlebas, vont même jusqu'à affirmer que le questionnement socratique est l'archétype de l' "entretien hyper directif" ( in Revue française de pédagogie, 1980, p 16-17). Qu'est-ce qui peut justifier un tel jugement? Il faut lire et relire, en effet, les dialogues de Platon pour observer que beaucoup des interlocuteurs de Socrate sont, avant tout, ses faire-valoir et ne sont donc présents que pour confirmer ses conclusions, voire ses apories. En terme de rapport au savoir et de pouvoir, on pourrait dire qu'ils apprennent parfaitement le conformisme et la soumission. Selon O. Bassis (1998), avec Ménon, "le dialogue est pré- programmé ; c'est un quasi monologue". Au bout du compte, le théorème est certes démontré, mais "l'esclave est de toute évidence appelé à le rester". Ménon produit des réponses exactes, mais celles-ci sont toutes "induites par les questions" de Socrate. "L'élève ne crée rien. Il est docilement entraîné sur les rails posés par le maître." ( Se construire dans le savoir. A l'école, en formation d'adultes, Paris, ESF). On aurait tort de penser cette démarche dépassée, y compris dans l'enseignement de l'apprentissage du philosopher. Plus préoccupant est le constat de quelques observateurs quand ce questionnement s'avère, selon eux, non pas propice à ouvrir, mais à verrouiller l'esprit : "Poser des questions n'est pas poser question. Questionner l'élève c'est en fait, empêcher qu'il se questionne" (O. Bassis 1998), "Interroger pour instruire, [c'est] une forme perfectionnée de l'abrutissement" (J. Rancière, 1987. Le maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Paris, Fayard.). "L'école répond à des questions que les élèves ne posent pas et elle ne répond pas aux questions qu'ils évoquent" (M. Develay, Donner du sens à l'école, Paris, ESF, 1996). Il ne suffit donc pas de questionner l'élève pour faire qu'il avance dans son processus de pensée. Tout au contraire, quand la question, biaisée parce qu'inféodée au discours de l'enseignant et non au service de l'éveil de l'élève, empêche la réflexion, les dés sont pipés et l'élève est maintenu dans la passivité et l'ennui. Olivier Maulini (2005) rendant compte de cette critique radicale du système éducatif décrit ainsi la situation : "Le questionnement scolaire serait un artifice, un simulacre, le signe évident d'une "fausse communication", la seule où l'expert (le maître) pose au novice (l'élève) des questions dont il connaît lui-même la réponse. C'est un questionnement chausse-trappe (M. Develay, 2001 p. 143), un questionnement à rebours (J.-P. Astolfi, 1993, p. 30), une pratique qui fait illusion (Boissat 1991), une fiction où l'on " tend à fournir à l'élève des " réponses" à des questions qui ne sont pas pour lui posées" (Y. Chevallard, 1985, p. 88). Questionner ne garantit donc pas l'éveil des consciences. Si le professeur de philosophie se risque à ce type de questionnement, il ne peut dans le meilleur des cas qu'accompagner son propre discours, ce qui n'est pas on en conviendra accompagner ceux dont il a la charge.

5) Accompagner : partir de l'intérêt

Si cette pratique perdure au sein même de l'enseignement de la philosophie (et l'on peut raisonnablement penser que certaines formes de leçons "clés en main" s'inscrivent dans cette logique), le terme d'accompagnement devient impropre pour désigner celle-ci. A l'inverse le questionnement véritablement pédagogique en cours de philosophie comme ailleurs entretient non pas l'inertie (par des questions étrangères à l'intérêt des élèves), mais s'appuie sur cet intérêt pour entretenir la curiosité... et les questions des élèves. Claparède, Dewey et les artisans de l'Education nouvelle avaient bien compris ce renversement de perspective, en exigeant que "toute leçon soit une réponse", et que c'est d'abord l'intérêt qui régit l'activité. Or si cet intérêt peut-être éventuellement déclenché, c'est que l'élève se pose lui-même une question, qu'il est face à un problème qu'il s'approprie, non pas face au problème qu'on voudrait lui présenter. "Rien ne peut être fait problème pour quelqu'un [...]. Pour que l'enfant se rende compte qu'il a affaire à un problème réel, il faut qu'une difficulté lui apparaisse comme sa difficulté à lui." (J. Dewey, 1910/ 1997, p. 98). Cela vaut pour les élèves de terminales dont il faut inlassablement partir et revenir pour construire le cours, et travailler les compétences à s'approprier. Que signifient et que valent, par exemple les références et les contenus philosophiques, s'ils ne sont pas examinés du point de vue de la compréhension et de l'utilisation que l'élève en fait, considérés comme contextualisés et situés à un moment précis de l'apprentissage. Seul un accompagnement ciblé et singulier centré sur l'intention de l'élève au temps T et sur le sens qu'il donne à ses apprentissages nous paraît susceptible d'observer des compétences en construction, et de préserver ce fameux intérêt souvent proclamé et exigé par les enseignants (n'est-ce pas une contradiction en soi ?) mais trop souvent aussi insuffisamment ou pas préparé. Il n'est pas question ici comme il est dit parfois de s'évertuer à susciter à tout prix l'intérêt des élèves, mais plus justement, ayant observé où peut se loger cet intérêt, d'en partir pour clairement en assurer le lien avec les apprentissages prévus.

6) De la dévolution à l'élève du rôle de questionneur

L'enseignant de philosophie est-il prêt à assumer "l'inversion des rôles", et passer d'une logique où le "maître expose, explique, interroge", à une logique où il apporte" des éléments de connaissance aux questions que se posent les enfants" et nous rajouterons, les adolescents ? (Cresas, 1991 p. 18). Rousseau dans L'Emile avait déjà amorcé cette "révolution épistémologique" de l'accompagnement, en feignant de perdre son élève dans la forêt pour mieux le faire se questionner et enclencher chez lui la réflexion (Soetard, 2001, p. 14). Ce faisant, il suscite, excite sa curiosité et met l'élève en mouvement (citer, réciter, susciter, exciter proviennent du grec kinein "mouvoir"). L'enjeu reste le même pour les élèves de terminales, quand nous mettons en place des dispositifs et situations censés provoquer leur activité réflexive et médiatisante. Corrélativement, il semble que cet accompagnement avec ce type de mise en situation visent à faire interroger par les élèves le sens et le lien entre les savoirs et favorise simultanément les interrogations philosophiques fondamentales qui permettent "l'élaboration identitaire", dans la mesure où elles inscrivent l'élève dans "la filiation humaine" (Bernardin, 1997, p.221). A l'inverse, le risque est grand, par un enseignement compartimenté, de dénaturer ce questionnement existentiel. Ces "interrogations premières" ne sont pas à "morceler" ni à "dissoudre" dans la programmation des disciplines, ou à l'intérieur même d'une même discipline (E. Morin, 1999 p. 14). Devenue personne-ressource au service du questionnement de l'élève, l'enseignant alimente en la régulant la demande des élèves, qui initie et stimule la réflexion commune. S'appuyer sur cet élan interrogateur en le mobilisant, en le canalisant, en le mettant en lien avec les contenus philosophiques, constitue un geste professionnel spécifique, en même temps qu'une expérience extrêmement positive, presque jubilatoire (pour l'élève et pour l'enseignant) dans la mesure où le sujet de lui-même se questionne et problématise.

7) Accompagner : l'égalité en question

"Questionnement et doute libérateur" (Russell, 1912) ne vont pourtant pas de soi. Scénario de vie et rapport au savoir, nous le verrons, brouillent souvent les pistes. La maïeutique, par le biais du dialogue socratique ou ce qui pourrait lui correspondre dans le cadre de la classe, le dialogue pédagogique qui s'instaure entre l'enseignant et l'élève signifient diversement pour chaque acteur. L'accès à l'anthrôpinê sophia, science propre à l'homme des choses humaines, n'est en effet pas égalitaire. Ce que portent en eux les hommes "parfois gros d'aucun fruit" exprime leur nature. Celle-ci diffère donc entre les hommes, ce qui explique que selon Platon chacun n'accouche pas nécessairement d'un savoir : "Or, à mon métier de faire des accouchements, appartiennent toutes les autres choses qui appartiennent aux accoucheuses, mais il en diffère par le fait d'accoucher des hommes, mais non des femmes, et par le fait de veiller sur leurs âmes en train d'enfanter, mais non sur leur corps. Et c'est cela qui est important dans notre métier, être capable d'éprouver par tous les moyens, si la pensée du jeune homme donne naissance à de l'imaginaire, c'est à dire du faux, ou au fruit d'une conception, c'est-à-dire du vrai". Et si l'égalité des chances est prôné par Socrate "Si quelqu'un désire m'écouter quand je parle ... je n'en refuse le droit à personne ... je suis à la disposition du pauvre comme du riche, sans distinction, pour qu'ils m'interrogent, ou s'ils le préfèrent, pour que je les questionne et qu'ils écoutent ce que j'ai à dire" ( Apologie 33a-b), l'égalité des résultats reste, elle, très aléatoire. Transposée au plan de l'analyse sociologique des élèves de terminale, le point de vue platonicien reste prégnant dans l'affirmation que ces derniers "portent" quelque chose tissé par leur histoire de vie et le rapport au savoir qu'ils entretiennent avec l'école. La reproduction des inégalités dénoncée par les sociologues dans les années 70-80 (Bourdieu, Passeron, Les héritiers , La reproduction) par le biais de l'école est toujours d'actualité. Les pistes éventuelles de remédiations ou de transformations ne sont, certes, pas verrouillées, mais il faut alors pour les ouvrir être capable de distinguer le travail intellectuel attendu des élèves et l'éducation intellectuelle qui le précède et le rend possible (Bautier, Charlot et Rochex, 2000, p. 183). Le dialogue pédagogique comme le dialogue socratique dont il s'inspire sont sans aucun doute des outils intéressants pour apprendre à mieux philosopher, même si l'on pointe ici les problématiques qui les définissent et les écueils ou les dérives à éviter pour que le principe d'éducabilité ne reste pas un voeu pieu, mais un principe applicable à tous et pour tous.

8) Interactionnisme socioconstructiviste socratique ?

Cette forme dialoguée inventée il y a 2500 ans perdure jusque dans nos façons d'accompagner et jusque dans les intentions institutionnelles qui (avec des réserves récemment) affichent de placer "l'élève au centre du système éducatif" (Loi d'orientation sur l'éducation de 1989). Formidablement actuelle dans ce sens est cette recommandation que Socrate adresse à Ménon : "Ce qui caractérise l'esprit de dialogue ce n'est pas seulement de répondre la vérité, mais c'est aussi de fonder sa réponse uniquement sur ce que l'interlocuteur reconnaît savoir lui-même" (Platon, Ménon, 75d). Ecoute, prise en compte aiguë de l'autre, de sa parole, pour rebondir et construire un discours visant la recherche rationnelle de la vérité, l'héritage que l'école, la société, le monde des sciences doivent à Platon est immense. Le fait que l'autre soit déjà avec le dialogue socratique, le médiateur incontournable d'une construction, d'une interaction, d'un conflit sociocognitif, d'un retour réflexif, inaugure les paradigmes de l'apprentissage du constructivisme et de l'interactionnisme issus des travaux de Piaget et de Vygotski et de leurs émules (Bruner, Feuerstein entre autres). Ces paradigmes qui irriguent depuis huit ans le système éducatif finlandais contribuent pour une grande part à installer durablement et sans stress les élèves de ce pays en tête des évaluations internationales récentes en ce qui concerne les compétences des apprentissages fondamentaux (Evaluations PISA de l'OCDE). Interaction coopérative, construction cognitive, mise en projet individuelle ou collective, autonomie, sont les termes-clés qui, appropriés par tous les acteurs du système éducatif, sont pour une grande part à l'origine de la transformation des modes d'enseignement et d'apprentissage en Finlande : "L'apprentissage qui intervient à travers la coopération interactive favorise l'apprentissage individuel. Sous toutes ces formes, l'apprentissage est un processus actif et orienté vers un but qui inclut la résolution de problème de façon indépendante ou collective" ( National Core Curriculum for basic Education, finish National Board of Education, 2004). On aperçoit ici l'incroyable actualité du dialogue socratique dans les recherches sur l'apprentissage, et nous le souhaitons fortement dans celles qui traiteraient plus particulièrement de l'accompagnement de l'apprentissage du philosopher.

9) Socrate précurseur de l'accompagnement par compétences ?

Acquisition ou appropriation du savoir ?

La posture fondatrice de la pédagogie de Socrate, l'ignorance, est d'emblée une interpellation, voire une provocation pour le monde de l'éducation. Se plaire à dire qu'on est ignorant et qu'on ne sait rien quand on accompagne (et qu'on est censé même selon l'institution donner des leçons) étonne, désoriente, exaspère. Les élèves, les parents, les chefs d'établissement, les enseignants (qui affirment dans toutes les enquêtes d'abord transmettre des connaissances) apprécient modérément. On sait que ce leitmotiv du "je ne sais qu'une chose c'est que je sais que je ne sais rien" n'est pas à prendre à la lettre. Socrate n'est pas Jacotot, ce professeur français au dix-neuvième siècle capable de commander à ses étudiants néerlandais un travail dont il ne soupçonne aucun des rudiments (cf. J. Rancière 1987). Ce n'est donc pas un maître ignorant au sens strict. Sa posture est d'abord une ruse pédagogique qui oblige le vis-à-vis à dévoiler sa propre ignorance, ce que devine l'un de ses interlocuteurs : "Je le savais, moi, et j'avais prédit à la compagnie que tu refuserais de répondre et que tu feindrais l'ignorance" ( La République, Platon, 337a). Au-delà et plus essentiellement peut-être, cette posture de retrait, d'effacement initial, indique que la connaissance n'est pas une possession, mais l'objet d'une construction, d'une interaction, puis d'une appropriation, que les savoirs, comme le souligne Sylvie Queval, explicitant la conception socratique, ne sont pas "des savoirs-objets, de ces savoirs qu'on possède pour les avoir entendus, qu'on peut donc acheter, vendre, échanger. En se déclarant ignorant, Socrate indique que le vrai savoir n'est pas une chose" (in J. Houssaye, Premiers pédagogues : de l'Antiquité à la Renaissance, p. 40, ESF, 2002). Le même Socrate admet d'ailleurs sans difficulté que si cela était, la conception verticalement transmissive du savoir triompherait et l'éducation ne serait plus alors un problème : "Quel bonheur, ce serait, Agathon, si le savoir était chose de telle sorte que ce qui est plein, il pût couler dans ce qui est vide, pourvu que nous fussions, nous, en contact l'un l'autre, comme quand le brin de laine laisse passer l'eau de la coupe la plus pleine dans celle qui est vide!" ( Banquet, 175 d). Mais il n'en est pas ainsi. L'éventuel savoir du philosophe ne peut faire l'objet d'un transfert sous la forme d'une acquisition et c'est en ce sens qu'il reste ignorant. Le philosophe et l'enseignant accompagnateur qui voudrait s'en inspirer n'instruisent pas, ils forment (En cela se démarqueraient-ils probablement du programme pour l'éducation de François Bayrou qui ne revendique qu'"instruire").

Quel est l'objet de cette formation? Il est en nous-même à la fois ce qui finalise et conduit notre processus de pensée. Le retour réflexif sur ce que vaut ce que je pense et comment je pense devient alors l'enjeu majeur de cet accompagnement. C'est ce que précise Nicias, général, qui fait ici l'éloge de Socrate : "Tu me parais ignorer que, pour celui qui est un intime de Socrate et qui s'approche de lui pour discuter, il arrive immanquablement, même s'il avait d'abord entamé un autre sujet de discussion, que l'argumentation de Socrate le retourne continuellement dans tous les sens, jusqu'à ce qu'il s'offre enfin à répondre à des questions sur lui-même, questions qui se rapportent tant à la façon dont il vit présentement qu'à la façon dont il a vécu sa vie jusque-là". Bien évidemment, inviter des adultes faits et des adolescents en pleine construction à ce retour réflexif ne cible pas les mêmes exigences, tant sur la cohérence que sur la valeur d'une vie déjà bien entamée pour les uns, ou à peine esquissée pour les autres. Le projet d'accompagnement des élèves de terminales retiendra la construction par les élèves de compétences (terme déjà généralisé et institué au collège sous la forme du socle commun des compétences), combinant attitudes, capacités et connaissances pour apprendre à philosopher.

10) Instruments, processus psychiques et compétences

A ce titre la compétence n'est plus un "outil" ni un "moyen" pour apprendre à philosopher, mais participe dans sa globalité de l'effort de réflexion. Il y a en effet une ou même des attitudes de l'élève engagé dans l'apprentissage du philosopher qui médiatisent à l'aide d'instruments (un texte, un dessin, un schéma), les connaissances à traiter ceci en lien avec des capacités (la terminologie précédente parlait de savoirs faire), les trois dimensions étant étroitement solidaires. De ce travail souterrain naissent les transformations psychiques et intellectuelles observables dans les activités langagières. Ce qui nous fait nous démarquer, une fois n'est pas coutume, de Philippe Meirieu, quand il affirme que "l'approche par compétences est ainsi très utile. Elle ne prodigue pas l'intelligence du philosopher, elle sert plutôt à l'invention de ressources et d'outils, de conditions à l'acte philosophique dans la classe. Nous nous trouvons ici dans le domaine des moyens. Et sans pousser trop loin la comparaison, je dirais volontiers que les compétences sont aussi nécessaires à la classe de philosophie que les tables et les chaises. C'est du même ordre, celui de l'instrumentation matérielle".

De manière divergente, nous observons que l'héritage platonicien nous incite à considérer la construction de compétences en question comme un exercice permanent, complexe et spiralaire, où les sujets ont d'abord à prendre la mesure de leurs ressources pour, pourquoi pas en termes vygotskiens, orienter et contrôler leurs processus psychiques. Ce faisant, la maîtrise et la conduite de ces processus psychiques est partie prenante de la construction de compétences en acte, en situation et ré-évaluables. Platon parle dans cet extrait illustre et en l'occurrence fascinant de "forces", mais aussi et de manière presque prémonitoire d'examen, d'attention, termes que n'aurait peut-être pas désavoué Vygotski :

"Alors Socrate :
Dis-moi, Euthydémos, demanda-t-il, es-tu jamais allé à Delphes ? - Oui par Zeus, répondit Euthydémos ; j'y suis allé deux fois. - As-tu remarqué quelque part sur le temple l'inscription : "Connais-toi toi-même" ? - Oui - L'as-tu vue d'un oeil distrait, ou y as-tu fait attention et as-tu essayé d'examiner qui tu es ? - Non, par Zeus, répondit-il ; car je croyais le savoir parfaitement. J'aurais en effet de la peine à connaître autre chose, si je ne me connaissais pas moi-même. - Penses-tu que, pour se connaître soi-même, il suffise de savoir son nom, ou qu'à l'exemple des maquignons, qui ne croient pas connaître le cheval qu'ils veulent connaître, avant d'avoir examiné s'il est docile ou rétif, vigoureux ou faible, vite ou lent, et s'il a les autres qualités et défauts relatifs à l'usage qu'on en fait, celui-là seul connaît ses forces qui a examiné quel il est relativement à l'usage auquel l'homme est destiné? - C'est mon avis, dit-il ; quand on ne connaît pas ses forces, on ne se connaît pas soi- même. - N'est-il pas évident, reprit Socrate, que cette connaissance d'eux-mêmes procure aux hommes une foule d'avantages et que la méconnaissance de leur valeur leur attire une foule de maux?"

Xénophon, Mémorables , IV, II, 24-25, traduction P. Chambry, Garnier-Flammarion, 1967.

11) De Platon à Vygotski : accompagner la logique d'intervention sur le processus de pensée

Platon, d'une certaine manière, inaugure l'apprentissage du philosopher en le mettant en lien étroit avec la connaissance de soi-même, ce que confirme Philippe Meirieu (1987) en parlant de "promotion de l'endogène". En cela connaître devient un travail sur soi, un exercice de l'esprit où le sujet se prend pour objet. Prolonger la filiation entre Socrate et Vygotski est ici tentant, d'autant qu'on retrouve dans certains propos attribués à Socrate des formulations et des accents exprimant d'assez près la conception vygotskienne de l'apprentissage : "L'éducation n'est point ce que certains proclament qu'elle est ; ils prétendent en effet mettre la science où elle n'est pas, comme on mettrait la vue dans les yeux des aveugles... or toute âme a en elle cette faculté d'apprendre et un organe à cet usage... l'éducation est l'art de tourner cet organe même et de trouver pour cela la méthode la plus facile et la plus efficace" ( République, VII, 518b-d). Si l'on complète le retour sur soi évoqué par Platon par l'usage que l'homme fait de ses propres processus naturels et les moyens qu'il crée et utilise à ses fins, on retrouve chez l'un comme chez l'autre cette logique d'intervention qui caractérise la psychologie de Vygotski et éclaire ses questions de recherche : de quelle manière, avec quels moyens, l'homme se sert-il des propriétés de son tissu cérébral et contrôle-t-il les processus psychiques que celui-ci produit ? "On peut d'autre part l'aborder [le comportement psychique] sous l'angle de l'usage que l'homme fait de ses propres processus naturels et des méthodes qu'il adopte à cette fin et étudier de quelle manière l'homme se sert des propriétés naturelles de son tissu cérébral et contrôle les processus qui s'y produisent (Vygotski, La méthode instrumentale en psychologie).

L'accompagnement des élèves de classe terminale n'est plus ainsi une simple invitation "à suivre le cours", mais celle d'une implication ou le sujet se prenant comme objet de réflexion opère une véritable métamorphose psychique et intellectuelle de son être.

12) Science avec ou sans conscience ?

Mais cette transformation de l'apprenant serait incomplète si elle n'intégrait une dimension plus globale du sujet. Apprendre à philosopher aux élèves et apprendre à philosopher pour l'élève, si cette activité ne se réduit pas à un exercice formel et fonctionnel, implique une conception holistique des acteurs. Dans la lignée des travaux de Ron Steiner aux Etats Unis en filiation avec Pestalozzi et M. Montessori, considérer l'élève dans sa globalité serait susceptible de développer toutes ses capacités, intellectuelles mais aussi affectives et morales, ceci dans la visée d'un développement complet et équilibré. C'est la voie récemment empruntée par le système éducatif finlandais, et c'est le discours sous une autre forme déjà prôné par Platon quand il associe la recherche de la vérité et celle de la vertu. La seule science possible est en effet celle qui fait rechercher et produire par les hommes des actions belles et justes et qui rend alors la vie digne d'être vécue, car il importe moins de vivre que de bien vivre : "Il ne distinguait pas la science de la tempérance, mais il regardait comme savant et tempérant celui qui, connaissant le beau et le bien, les pratiquait et qui connaissant le mal savait s'en garder. Comme on lui demandait ensuite s'il considérait comme savants et tempérants ceux qui savent ce qu'il faut faire, mais font le contraire, il répondit : "Je ne vois en eux que des ignorants et des intempérants ; car je crois que tous les hommes choisissent entre toutes les actions possibles celles qu'ils jugent les plus avantageuses pour eux, et que c'est celles-là qu'ils accomplissent. Voilà pourquoi je pense que ceux qui agissent mal sont à la fois ignorants et intempérants." (Xénophon, Mémorables, III, IX,4-6, traduction P. Chambry, Garnier-Flammarion, 1967.)

13) Enseignement transmissif et accompagnement holistique

Est-ce désuet et suranné à l'instar de Socrate de considérer l'accompagnement de l'apprentissage du philosopher comme une incitation faite aux élèves à se questionner sur l'aspect moral de la recherche de la vérité, en engageant pleinement leur personne ? Corrélativement construire avec les élèves les règles de vie de la classe et s'interroger sur le caractère éthique de l'exercice du métier d'enseignant n'est-il pas aussi à la fois légitime et incontournable? Autrement dit, peut-on raisonnablement envisager faire philosopher les élèves hors de toute visée éthique, humaniste, spirituelle? Abraham Maslow (2004) fait l'amer constat d'éducateurs ayant renoncé "à tout objectif d'envergure" en se cantonnant à la transmission de savoirs intellectuels et techniques. Excès de pessimisme? Non, si l'on en croit le témoignage (aggravant) d'Elsa Girod, jeune finlandaise scolarisée dans une classe de 3eme dans un établissement français pendant l'année 2001 : "Dans pratiquement toutes les matières, ce qui m'a frappée, c'est qu'on ne faisait que recopier, tout le temps. Les profs dictaient un texte qu'on devait noter tel quel, et c'était tout le cours... Cà me paraissait absolument délirant, on ne parlait de rien, il n'y avait aucune réflexion ... On ne nous demandait même pas de comprendre le contenu, donc de l'apprendre vraiment. Jamais les questions n'étaient vraiment traitées, jamais on ne réfléchissait au sens et aux implications... En Finlande, j'ai toujours eu des profs qui ont parlé, expliqué, exposé, discuté... les cours étaient basés sur des échanges, les élèves pouvaient aussi donner leur point de vue et poser des questions." (Paivi Sihvonen, Avantage Finlande, in Cahiers pédagogiques n° 432, avril 2005). Comment comprendre également que des élèves à l'école primaire, apprentis philosophes ou apprentis métaphysiciens par leurs questions "fraîches, profondes, ferventes, sincères", "des questions autrement plus essentielles et difficiles que celles du programme" (Gaarder, 1991, p. 25), deviennent ensuite des adolescents "totalement dépourvus de questionnement" ? (ibid. p 26). Sans nécessairement généraliser cette absence de sens et d'intérêt attribués aux apprentissages pour ceux qui les prodiguent et ceux qui les reçoivent, ces témoignages sont pour le moins préoccupants. La situation ne semble guère plus brillante pour les élèves qui s'adonnent en France, à la philosophie presque pour les mêmes raisons pédagogiques et didactiques : "Or le paradigme de cet enseignement a très peu évolué : les élèves généralement motivés au départ par l'espoir de s'exprimer sur les questions existentielles, sont souvent vite rebutés par l'aridité d'un cours magistral, la difficulté de textes philosophiques, et la faible note de leur première dissertation." (M. Tozzi Le noir et le rose in Cahiers pédagogiques n° 432, p.11, avril 2005).

On retiendra avec Michel Tozzi et les contributions précédentes, que l'enseignant de philosophie ne peut, quand il est censé faire interroger le sens de la recherche de la vérité, imposer dans le même temps des pratiques exclusivement prescriptives et transmissives, qui désamorcent la curiosité, l'étonnement et à la fin le sens du questionnement des élèves.

14) Construire une communauté de recherche par "l'éthique communicationnelle"

Il nous semble urgent, face à ces alertes, de maintenir et de pérenniser la classe de philosophie comme une "communauté de recherche" (cf. M. Lipman), où les règles de vie de même que le sens des apprentissages sont construit avec les élèves sur la base d'une "éthique communicationnelle" (J. Habermas). De ce fait, le passage en cours a moins de chance d'être vécu par les principaux intéressés comme quelque chose de formel et de consumériste, mais comme une expérience qui aide à apprendre, qui forme et transforme dans toutes ses dimensions la personne. Abraham Maslow, assez proche sur ce point des thèses platoniciennes, confirme l'importance de cette finalité : "Le but ultime de l'éducation est d'aider la personne à accomplir sa pleine humanité et à réaliser et actualiser ses potentialités les plus élevées, à atteindre sa stature la plus élevée. En un mot, l'éducation devrait aider l'individu à devenir le meilleur de ce qu'il est capable d'être, à devenir réellement ce qu'il est profondément à l'état de potentialités". De tels objectifs, éventuellement opérationnalisés au sein d'une classe de philosophie à partir de la création et l'entretien d'une communauté de recherche sur la base nous l'avons dit d'une éthique communicationnelle, peuvent être effectivement recherchés et poursuivis. Ils supposent beaucoup de vigilance, de discernement, de patience et de respect mutuel de la part de tous les acteurs. Il s'agit en effet de lutter à la fois contre la généralisation des habitudes et des méthodes prescriptives d'enseignement, et contre les habitudes passives et consuméristes d'apprentissage qui leur correspondent. Les deux conjuguées apparaissent, comme le témoignage précédent l'a montré, comme un frein au désir et à l'engagement, et occultent le plus souvent la prise en considération holistique de l'élève.

15) Apprentissages, auto-évaluation et estime de soi

A cet égard, un exposé en philosophie peut être empreint d'un formalisme convenu où l'élève ne se reconnaît ni ne s'engage véritablement, parce qu'on n'attend pas plus de lui ; ou devenir un exercice singulier, exigeant sur sa construction et sur l'appropriation qui est faite des connaissances et des références sur la qualité de l'expression orale et sur la cohérence du discours et des rôles distribués dans le groupe, sur la valorisation médiatique du travail présenté : autant de critères d'évaluation construits préalablement avec les élèves. Inviter ensuite dans un premier temps ces élèves qui exposent à s'auto-évaluer et l'auditoire à participer activement à l'évaluation, procède de cette idée que l'on travaille toujours tous ensemble, que l'on forme, en l'occurrence cette communauté de recherche qui écoute, respecte et prend en considération chacun de ses membres, qu'on avance et qu'on progresse conjointement et dans l'interaction. On n'est plus alors dans un cours subi et dépourvu de sens, mais dans une aventure pédagogique et didactique singulière, où les acteurs se sentent impliqués et participent, parce qu'on s'adresse en même temps à leur intelligence et à leur personne, qui sont reconnues et valorisées. Tarja Jukkala, Inspectrice principale à la direction nationale de l'enseignement finlandais, met ainsi l'accent sur l'importance de l'auto-évaluation dans la réussite de l'élève : "Un des objectifs principaux de l'enseignement fondamental est de développer les capacités que l'élève a de s'auto-évaluer. L'idée est qu'avec l'auto-évaluation, l'estime de soi, l'image positive de soi-même comme apprenant et le sentiment de participation sont renforcés. L'auto-évaluation est naturellement formative. Réalisée à ce stade du processus, elle peut donc fonctionner comme un facteur important lié à la motivation pour la continuation de l'apprentissage."

L'apprentissage du philosopher n'échappe pas à cette règle qui dit que l'élève qui prend l'habitude de s'auto-évaluer gagne en confiance, parce qu'il comprend et mesure peu à peu les conditions de ses futurs progrès, ce qui l'amène à s'impliquer davantage en donnant du sens à ce qu'il entreprend.

16) L'appropriation de valeurs humanistes pour mieux apprendre

Associer recherche du savoir et auto-évaluation n'aurait certainement pas déplu au Socrate du Xénophon ou du Protagoras pour lequel tempérance et science conduisent nécessairement à l'estime de soi , finalement moteur des apprentissages. On peut douter certes de l'impact de tels objectifs (mais les résultats sont pourtant là) quand on sait notre société vouée à l'individualisme forcené et au consumérisme. En Finlande comme en France ces valeurs prospèrent. Seulement les dirigeants politiques de droite et de gauche de ce petit pays scandinave ont réussi le tour de force de se mettre d'accord sur l'énoncé des finalités éducatives à instituer. La revendication de valeurs morales fortes qui aurait probablement réjoui Platon est affichée dans les discours, les programmes et les lois d'orientation. Accrochons-nous, nous ne rêvons pas. Il s'agit "d'aider les élèves à croître en humanité et à devenir des membres éthiquement responsables de la société." ( "Basic Education 1998) ou de former "des individus bons, équilibrés, cultivés et intégrés dans la société." (Upper secondary school Act 1998). Il est patent ici que l'exercice de "l'éthique communicationnelle" sur la base d'un travail d'équipe ou de groupe, sur le mode coopératif et collaboratif, amène tous les acteurs du système (les parents, les partenaires extérieurs, le ministère sont étroitement associés les uns aux autres) a travailler dans le même sens et au nom de finalités communes choisies, revendiquées et partagées. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que des études récentes observent que les jeunes finlandais, au contraire des jeunes français (apparemment stressés et angoissés comme leurs enseignants), envisagent leur avenir avec optimisme et sérénité (ce qui n'est pas le cas de leurs homologues français), étant rassurés sur eux-mêmes, sur leurs compétences et sur leur capacités à s'adapter à la complexité du monde

Accompagner l'élève de terminale en philosophie implique dans cette optique une double stratégie qui fonctionne de pair : le centrer sur la prise en compte, sur l'auto-évaluation de ses propres productions sur "la mise au clair" de son discours et conjointement, par la même, renforcer l'estime de soi et éclairer l'image de soi que l'élève se fait de lui-même. L'appropriation des connaissances et des références nous semble alors possible si ce même élève, considéré globalement, a le sentiment profond que sa recherche le rend meilleur c'est-à-dire plus savant et plus vertueux.

Conclusion

Au terme de ce voyage dans le territoire historique des gestes d'accompagnement nous avons observé qu'accompagner signifie d'abord être présent avec l'autre dans sa quotidienneté, en recherchant sa zone proximale de développement. Nous nous sommes interrogés sur l'impact de cet accompagnement, éveil ou conditionnement induit. Nous avons mesuré l'intérêt de s'appuyer sur... l'intérêt de l'élève, notamment en lui déléguant le rôle de questionneur et en inversant les rôles traditionnellement incarnés par lui et son professeur. Nous avons redécouvert la filiation entre les courants interactionnistes et socioconstructivistes de l'apprentissage et la manière dont Platon conçoit celui-ci par la bouche de Socrate, en émettant cependant certaines réserves quant à la vision inégalitaire qu'il nous propose de l'apprenant. Pour autant, nous avons cru lire une certaine parenté entre ce qu'expriment certains textes de Platon et la réflexion actuelle alimentée par les travaux de Lev Vygotski sur la question des compétences, des instruments psychologiques, des processus psychiques, et sur celle de la logique d'intervention du sujet sur lui-même. Enfin avec Platon, de nouveau, nous avons posé la question de l'association ou de la dissociation de la science d'avec la vertu. Il nous est apparu que la classe de philosophie pouvait, a ce titre, être conçue et fonctionner comme une communauté de recherche sur la base d' "une éthique communicationnelle" et que cette organisation, ce dispositif, et ce mode d'accompagnement institué notamment en Finlande permettait à l'apprenant impliqué dans une logique permanente d'auto-évaluation formative d'être à la fois autonome et performant dans ses apprentissages et totalement épanoui parce que reconnu par tous .