II/ La parole au praticien

La séance, dont on trouvera par ailleurs le script, s'est déroulée dans la classe unique de Sylvain Connac en 2010, à l'école Antoine Balard de la zone sensible de La Paillade à Monpellier, avec des enfants de 6 à 12 ans (4 CP de 6 ans, 2 CE1 de 7 ans, 5 CE2 de 8 ans, 3 CM1 de 9/10 ans, 3 CM2 de 10/11 ans).

On trouvera bientôt la vidéo et d'autres analyses écrites ainsi que des commentaires sur la Banque de données vidéo du CRDP de Montpellier.

Dans le cadre de la classe, quels sont les repères sur lesquels l'enseignant peut s'appuyer pour permettre ce "penser par soi-même," que l'on nomme aussi le philosopher ? Je propose ici trois clefs sur lesquelles je m'appuie pour l'organisation de discussions à visée philosophique (DVP) avec des élèves.

A) S'appuyer sur une communauté d'échanges démocratiques1

Ces habitus démocratiques que les élèves se construisent au fil de l'année scolaire se bâtissent à partir de deux piliers pédagogiques : des règles de fonctionnement et des responsabilités confiées aux élèves.

Dans un premier temps, il me semble important de disposer d'une communauté de recherche qui permette un "habitus démocratique." Ce développement de gestes et d'attitudes démocratiques se construit à partir d'un système de règles connues et régulièrement utilisées. Ces règles s'appuient sur les trois interdits majeurs de l'acte éducatif :

  • L'interdit de violence "Chacun a le droit d'être tranquille dans son corps et dans son coeur." : on ne se bat pas, on discute, on ne se moque pas.
  • L'interdit d'inceste : "L'enseignant n'appartient à personne mais travaille avec chacun".
  • L'interdit de parasitage : "Nous sommes dans une classe, chacun travaille, chacun est là pour apprendre".

L'exercice de ces interdits majeurs se traduit par l'énoncé de règles de fonctionnement par l'élève président de séance : "La discussion philosophique est ouverte. Les règles sont qu'on ne se moque pas, on écoute celui qui parle, la parole sera donnée en priorité aux plus petits ou à ceux qui ont le moins parlé, les gêneurs trois fois ne pourront plus participer à cette discussion".

À ce système de règles s'ajoute une organisation de fonctions confiées à des élèves volontaires : la présidence de séance, la reformulation, la synthèse, l'observation, la mémoire écrite. Certaines de ces fonctions ont été aperçues pendant la séance, d'autres pas du tout, notamment toutes celles relatives à l'observation.

B) Introduire des exigences intellectuelles du philosopher, permettre un travail spécifique sur la pensée

Le caractère démocratique des échanges ne suffit pas pour que la discussion devienne philosophique, même lorsqu'il est question d'appréhender de l'existentiel. Qu'est-ce qui caractérise donc le philosophique ?

C'est par l'intermédiaire d'une nouvelle fonction, celle d'animation, que l'essentiel de ce qui se travaille en matière d'exigences philosophiques apparaît au moment des discussions. Cette fonction d'animation est assurée par un adulte, en l'occurrence moi en tant qu'enseignant dans cette classe.

Dans un souci d'optimisation de son enseignement, la didactique de la philosophie propose un cadre de référence2. L'animateur de la discussion (l'enseignant la plupart du temps) a pour responsabilité d'aider les élèves à recourir à diverses exigences intellectuelles caractéristiques du philosopher : problématiser les certitudes, conceptualiser les notions employées, argumenter ses positions. Ceci est une matrice didactique à partir de laquelle on peut présenter aux élèves comment, en les combinant, ils peuvent faire grandir une pensée qui leur appartient, et au bout d'un moment entrer dans une réflexion proprement philosophique.

Conceptualiser, c'est tenter de définir les termes que l'on utilise où auxquels on se réfère afin d'en préciser le ou les sens et de minimiser les écarts d'interprétation. Il s'agit de définir les mots qui expriment les notions, en repérer les champs d'application et tenter de faire ce qu'on appelle des "distinctions conceptuelles", c'est à dire rechercher en quoi certains mots sont ou ne sont pas des synonymes (par exemple, ami-copain, savoir-connaître, racisme-égoïsme). Avec des élèves, nous expliquons qu'il s'agit de demander ou donner des définitions aux mots importants que l'on emploie dans la discussion.

Problématiser, c'est rechercher et formuler ce qui crée le doute dans les affirmations développées. C'est rendre problématique par le soupçon en interrogeant les évidences, en mettant en question les validités. C'est se demander si ce qui est dit est vrai. Avec des élèves, problématiser correspondra à poser ou se poser des questions.

Argumenter, c'est expliciter par la raison ce qui prouve la véracité ou l'inexactitude des thèses défendues ou apportées, rechercher l'universalité. Nous expliquons aux élèves cette exigence intellectuelle en demandant de dire pourquoi on pense ce que l'on dit et d'indiquer les raisons qui nous font penser qu'on est dans le vrai.

L'exercice du philosopher ne peut être introduit que par l'adulte présent mais, dans un contexte démocratique, les élèves les plus à l'aise deviennent rapidement des supports à partir desquels l'ensemble de la classe va pouvoir évoluer vers davantage de maîtrise réflexive. Ceci est possible à travers l'écoute de ce qui peut se dire lors des discussions, mais aussi de ce qui est souligné par des observateurs qui formulent quelques conseils pour les discussions à venir.

C) Permettre le tâtonnement expérimental avant de tenter de philosopher ; permettre de vivre une expérience authentique de réflexion collective

On le sait, le travail philosophique est à la fois humain et complexe. Il ne s'agit pas d'appliquer mécaniquement quelques supports didactiques pour que l'alchimie de l'acte d'apprendre s'active, et pour que de simples échanges verbaux constituent de la philosophie.

Nous avons tenté d'isoler un stade de développement de la communauté démocratique de recherche à partir duquel il semblait plus opportun d'introduire du philosophique. Ce stade semble atteint lorsque les élèves sont réunis en communauté, c'est-à-dire quand ils :

  • savent partager démocratiquement la parole ;
  • se sont coopérativement réunis autour d'une problématique qui fait sens pour une majorité ;
  • discutent par l'intermédiaire d'interactions dynamiques (la discussion n'est pas un ping-pong entre quelques participants ni une question-réponse avec l'adulte) ;
  • sont en mesure de mettre en doute la parole de l'adulte ;
  • reconnaissent que chacun dispose d'une part de vérité et que la discussion sera l'occasion de coordonner les apports de chacun ;

Le second point d'ancrage de la DVP correspond à sa récurrence. Il serait vain d'attendre des effets sur les apprentissages des élèves s'il ne leur est proposé cette pratique que quelques fois pendant l'année scolaire. Il semble qu'une fois tous les quinze jours est le minimum à partir duquel la portée pédagogique de l'activité devient perceptible.

Il s'agit donc de proposer cette activité de manière régulière aux élèves, puis de n'introduire didactiquement les exigences du philosopher qu'à partir du moment où ils ont saisi la nature et l'esprit de ce travail afin que, progressivement, chaque enfant puisse bénéficier de ces situations pour se construire une pensée personnelle.

A terme, le but n'est pas seulement de faire pratiquer la philosophie par les élèves, mais bien de leur offrir des situations de travail où ils forment et aiguisent leurs capacités à réfléchir, afin que ces nouvelles capacités à traiter l'information et à émettre une pensée personnelle puissent devenir des relais utiles à l'ensemble des disciplines scolaires. Pour moi, avec la DVP, la philosophie n'est plus une fin en soi, elle devient un moyen à partir duquel les capacités cognitives sont accrues et optimisent le temps passé à l'école pour apprendre, notamment parce que les élèves deviennent progressivement plus disponibles d'un point de vue cognitif.

Par l'intermédiaire de ces moments de discussions philosophiques, je me suis aperçu que les enfants avec qui je travaillais apprenaient à se connaître, à se comprendre et à s'estimer. Ils pouvaient alors se considérer comme des ressources potentielles mutuelles.

Ils apprenaient en même temps à mettre des mots sur leurs pensées, voire même sur certaines de leurs émotions. On a tendance à dire que, souvent, les enfants pleurent ou ont recours à la violence parce qu'ils n'ont pas les mots pour exprimer leurs émotions autrement. Par l'intermédiaire de ces expériences philosophiques, j'ai pu observer des enfants, qui, en lieu et place de stratégies de fuite ou de soumission, en lieu et place de coups ou d'insultes, disposaient d'aptitudes à parler pour essayer de régler leurs différends avec un minimum de violence.

Ces enfants apprenaient aussi à exprimer leurs désaccords, à accepter de ne pas être systématiquement d'accord avec le dernier qui a parlé ou le plus charismatique du groupe, et même, à prendre du plaisir à participer à une controverse par la parole. C'est tout l'avantage du conflit, que tout pédagogue recherche chez ses élèves pour leur permettre d'entrer dans des dynamiques de dépassement de leurs représentations.

Enfin, ces enfants apprenaient à se sentir vivre, à éprouver quasi-physiologiquement leur existence propre et ainsi, par la succession de ces expériences authentiques, à devenir de plus en plus lucides de vivre, conscients que ce qu'ils sont est précieux, de manière à vivre cette valeur comme une véritable raison pour continuer à vivre avec étonnement.


(1) Le concept de "communauté de recherche philosophique" (CRP) a été approfondi par M. Lipman dans A l'école de la pensée, De Boeck Université, Bruxelles, 1995.

(2) Voir Tozzi M., Penser par soi-même, Chronique Sociale, Lyon, 1996.