Luxembourg : entre doutes et certitudes, présentation d'un roman philosophique sur le processus créateur en classe d'art

I/ Objectif, description et point de départ de la recherche

Tout commence par une idée, une prise de conscience. Entre doutes et certitudes,le roman philosophique sur le processus créateur en classe d'arts destiné aux jeunes du secondaire et à toute personne intéressée aux arts, et plus particulièrement au processus créateur, fut élaboré dans le cadre de mon mémoire de Maîtrise en Sciences de l'Éducation et de mon Certificat d'Arts Visuels à l'Université de Sherbrooke (Québec), sous la direction de Pierre Gosselin et la codirection de Marie-France Daniel. Ce roman philosophique est fondé sur les théories de la création et de la créativité et sur le modèle du processus créateur élaboré par Pierre Gosselin : Un modèle de la dynamique du cours optimal d'arts plastiques au secondaire(1993). La structure du roman est basée sur les critères de la Philosophie pour enfants mis au point par Matthew Lipman et sa collaboratrice Ann Margaret Sharp.

La recherche est partie d'un besoin manifesté par les enseignants et les enseignantes au secondaire et au collégial au Québec. Ces enseignants et enseignantes ont manifesté leur besoin d'un instrument, d'un outil didactique pouvant les aider à animer des discussions sur le processus créateur en classe d'arts.

Il faut mentionner que la formation en arts plastiques met peu l'accent sur le développement d'une réflexion personnelle à partir de l'image ou de l'expérience de création. Elle favorise davantage le travail sur le résultat plastique. Prônant la performance technique plutôt que l'approfondissement de l'expérience de création, la formation artistique encourage tacitement le développement personnel à travers l'art, mais offre peu d'outils pédagogiques en ce sens. Autrement dit, elle favorise le Faire plutôt que le Savoir-faire. Il est possible de décrire cette formation comme fortement technocentrique (Guillemette, 1997, p.12).

L'absence d'un tel outil didactique, de même que mon intérêt pour la création littéraire, a fait naître l'idée de rédiger un roman philosophique sur le processus créateur en classe d'arts plastiques, un roman écrit dans un langage accessible à des jeunes, et en rapport avec leur réalité de tous les jours ; une histoire grâce à la laquelle ils pourraient réfléchir sur leur processus de création et discuter de leur expérience esthétique. Ceci semble pertinent, d'autant plus que nous avons constaté l'absence d'un roman philosophique ayant trait à la classe d'arts plastiques. La réflexion envisagée chez les jeunes vise la prise de conscience du processus qu'ils vivent quand ils sont en train de créer. La connaissance de leur propre dynamique de créationet la verbalisation de ce qu'ils sont en train de faire peut aider lesétudiants quant à la persévérance dans l'élaboration deleurs productions.

Voici un exemple concret. Généralement, un projet de création est accompagné de périodes de doute qui peuvent être difficiles à supporter pour un jeune du secondaire n'ayant jamais entendu parler de ce phénomène. Le fait d'échanger avec d'autres élèves sur cette question, le fait de savoir que le doute fait partie du processus de création et que tout créateur vit des périodes difficiles accompagnées de sentiments de doute, d'infériorité et de culpabilité, peut aider les jeunes à mieux supporter ces manifestations.

Entre doutes et certitudesa été inspiré plus particulièrement de Suki, le roman de Matthew Lipman qui parle de la création littéraire et de l'esthétique, et a comme point de départ la situation suivante. Dans le cadre d'un de leurs cours, des élèves du secondaire ont la possibilité de participer à un concours en arts plastiques sous le thème "Être artiste". Des réflexions et des discussions s'ensuivent. Les critères de Lipman et Daniel (1998) pour la construction d'un roman philosophique constituaient la base de la rédaction de ce roman philosophique. Le cadre méthodologique était assuré par Van der Maren (1995), qui propose une méthode de l'élaboration d'un outil didactique. Le cadre théorique renvoie aux théories sur la création et la créativité et je me suis référée principalement à Gosselin (1993) et à Gosselin et al. (1998) ; et de façon complémentaire à Valéry via Gingras-Audet (1979), à Rogers (1961) et à Maslow (1968).

II/ Approche méthodologique pour l'élaboration du roman philosophique

A) Cadre théorique : Les théories de la créativité et de la création

Rogers (1961) considère que la créativité est un potentiel qu'on retrouve dans chaque être humain, et il voit la création comme un processus, mais ne va pas jusqu'à sa description. Maslow (1968) a élaboré des réflexions plus générales sur la créativité et la création. Valéry a relevé l'effet unificateur que peut avoir la création sur les êtres humains : elle peut aider à résoudre des dichotomies intérieures, et permettre à la personne de devenir une personnalité à part entière. Lors de sa création, à l'aide du médium qui lui est propre, soit la langue, Valéry ressentait une satisfaction profonde qui était un facteur motivationnel important pour lui. Tout comme Maslow et Rogers, mais bien avant ces auteurs, Valéry a reconnu l'importance de la création comme facteur autoconstructif d'un être humain. Il considère que la création est une activité humaine qui a comme valeur particulière non pas les oeuvres qui résultent de ce processus, mais le sentiment de se construire, de se créer soi-même. C'est Gingras-Audet (1979) qui a rassemblé cette pensée, répartie dans les cahiers du poète, de même que dans l'oeuvre, et qui nous fait connaître la formule valéryenne de la création.

Valéry conçoit le processus créateur en trois étapes qui sont illustrées dans sa formule de l'art. Le processus créateur commence selon l'auteur par une première étape qui serait en quelque sorte l'expérience qui précède la création. Il désigne le sentiment éprouvé par le créateur au cours de cette phase comme un état chantant,qui fait que l'être créateur éprouve un sentiment d'harmonie intérieure entre le corps et l'esprit, entre la sensibilité et l'intelligence. Gingras-Audet utilise le terme de nébuleuse de départ pour expliquer cet état d'âme, qu'on pourrait comparer à une inspiration. Valéry explique que lors de cette phase "...tout se passe entre ce que nous appelons le Monde extérieur, ce que nous appelons Notre Corps, et ce que nous appelons Notre Esprit - et demande une certaine collaboration confuse de ces trois grandes puissances" (Valéry, 1957, t. I, p. 1323). Cette expérience que Valéry appelle encore un état naissantest selon lui une expérience purement fortuite, essentiellement instable et imprévisible. On ne peut pas commander cette émotion, mais seulement l'accueillir quand elle se présente, souvent pourtant au contact d'un élément externe (un regard, une musique...). Une dernière caractéristique de cette première phase de Valéry est qu'elle est orientée vers l'action; elle "exige en quelque sorte un prolongement d'elle-même dans l'activité de l'artiste" (Gingras-Audet, 1979 p. 199).

La deuxième étape est celle de la gestation. Elle peut être expliquée par le traitement que subit l'émotion initiale pour devenir une oeuvre concrète, un produit. "Le travail du créateur va consister à ce stade à endiguer les énergies de l'émotion créatrice, à les rassembler afin d'en faire naître peu à peu une oeuvre" (Gingras-Audet, 1979, p. 200-201). Valéry juge important le travail conscient du créateur au cours de cette phase. À ce stade, toutes les ressources de l'intelligence et de la sensibilité sont appelées à collaborer consciemment entre elles.

La troisième étape est celle del'oeuvre achevée, du produit finiqui naît du processus de création. C'est aussi lors de cette étape que l'auteur se détache de son oeuvre. Valéry n'accordait pas trop d'importance au produit du processus créateur, bien qu'il fût perfectionniste. Il percevait les oeuvres comme "un moyen de modifier par réaction de l'être de leur auteur, tandis qu'elles sont une fin, dans l'opinion générale" Gingras-Audet, 1979, p. 203). Pour Valéry, l'oeuvre achevée n'a pas de valeur en soi pour le créateur. Elle a pourtant une importance par le fait que le créateur peut entrer en contact avec le produit né de son intériorité. Par elle, le créateur peut prendre conscience des transformations intérieures advenues en lui ; l'oeuvre matérielle aide donc l'artiste à voir les transformations qui sont advenues pendant son activité créatrice. Ainsi, pour Valéry la création semble avant tout un moyen grâce auquel l'artiste se construit : "... l'oeuvre capitale d'un artiste, c'est l'artiste lui-même, - dont les ouvrages successifs qui sortent de ses mains, les oeuvres réalisées et sensibles à tous ne sont que les moyens et les effets extérieurs, - parfois accidentels" (Valéry, 1957, t. I, p. 760).

Gosselin (1993) propose un modèle de la dynamique du cours optimal d'arts plastiques au secondaire. Il s'agit d'un modèle de compréhension qui s'appuie sur une représentation de la dynamique de création chez les artistes. Ce modèle vise principalement l'élargissement de la conscience chez les adolescents, et plus particulièrement de la conscience du processus qu'ils vivent quand ils créent.

La représentation de la dynamique de création élaborée par Gosselin (1993) présente la création à la fois comme un processus et comme une dynamique. Cet auteur fait un découpage temporel de l'acte de la création en trois phases : la phase d'ouverture, la phase d'action productive et la phase de la séparation. La linéarité qu'on peut constater est en grande partie due à un essai de représentation et l'auteur précise qu'en réalité, on ne peut pas vraiment découper la dynamique de la création. Ce processus serait plutôt circulaire, tandis que les phases posées ici par Gosselin (1993) renverraient à une conception linéaire pouvant prêter flanc à la critique.

Ceci est une des raisons pour lesquelles Gosselin (1993) superpose à ces trois phases trois mouvements interactifs qui traduisent mieux, par leur mouvement ondulatoire, l'aspect dynamique de la création. On trouve les mouvements d'inspiration, d'élaboration et de distanciation. L'inspiration joue un rôle prépondérant pendant la phase d'ouverture, l'élaboration au cours de la phase d'action productive et la distanciation au cours de la phase de séparation. Néanmoins, la représentation montre que les trois mouvements influencent la personne créatrice au cours de chacune des trois phases. C'est donc dire que l'inspiration jouerait aussi pendant la phase d'action productive et la phase de séparation, que l'élaboration jouerait aussi pendant la phase d'ouverture et la phase de séparation, et que la distanciation se ferait sentir aussi pendant la phase d'ouverture et la phase d'action productive.

B) La construction d'un roman philosophique selon les modalités proposées par Lipman et Daniel (1998)

1- Les critères de Matthew Lipman

Il n'existait pas de méthode conçue spécialement pour la construction de romans philosophiques pouvant être adoptée pour l'élaboration de mon roman philosophique. Les réflexions que Matthew Lipman a parallèlement consignées lors de la rédaction de son premier roman philosophique Harry Stottlemeier's Discovery m'ont guidée. Dans un document que l'auteur m'avait fait parvenir intitulé On writing a philosophical novel, Lipman expose les sept aspects qu'il a pris en considération lors de la rédaction de son premier roman philosophique.

- Champ philosophique

Lipman explique que lors de la rédaction de son premier roman philosophique, l'idée directrice était d'élaborer une histoire qui suit la logique d'un cours d'université. Il s'est rendu compte que la construction devrait être telle que les élèves puissent suivre facilement les nouvelles connaissances de logique introduites dans l'histoire pour qu'ils ne soient pas réticents à passer d'une étape à une autre. L'auteur explique qu'il a choisi la conversation comme point de départ, car sur cette opération sont basés les syllogismes. La standardisation des termes et des déclarations lui semblait alors facile. Plus tard, il a découvert qu'il devrait introduire des raisonnements symétriques et transitifs, afin de permettre à Harry de passer à des syllogismes catégoriques, ce qui revient à quitter Aristote pour faire le saut dans la logique des relations de De Morgan, Pierce et Russell.

Matthew Lipman avait donc au début une idée de la forme qu'il voulait donner à son roman philosophique. Il voulait construire son histoire de façon qu'elle ait la structure d'un cours de logique. Autour de cela, il a construit son scénario en essayant d'avancer les concepts de logique avec l'avancement de son histoire.

- Personnages

Lipman explique que dans le cas d'un roman philosophique, les personnages doivent avoir des caractères différents, mais ils doivent aussi se différencier par leur façon de penser, leur style de pensée ( thinking style). Une différenciation peut aussi être produite par des noms ; dans le cas de Harry Stottlemeier, Lipman a produit un jeu de mots ; Harry Stottle renvoie à Aristote. L'auteur conclut que certains caractères pourraient représenter une ou plusieurs figures de la tradition philosophique. Ceci permettrait à la tradition de parler à travers ses personnages.

Lipman a introduit une variation ethnique dans ses romans, de même qu'un équilibre entre les personnages féminins et les personnages masculins, ainsi qu'une variation dans les caractères des personnages, allant d'enfants dociles à des enfants espiègles. L'interaction entre les personnages est un modèle de communauté de recherche philosophique. Les personnages sont idéalisés à un point tel que les enfants ne sont pas capables de s'identifier tout à fait avec eux. Mais ainsi, ils deviennent en même temps des modèles de discussion raisonnable entre des enfants et entre des enfants et des adultes, modèles de perfection que les enfants essaient d'atteindre (Lipman, Sharp, Oscanyan, 1980, p.170).

- Voix / Paroles

Dans le cas d'un roman pour enfants, la voix du roman ne devrait pas être celle d'un adulte, mais l'histoire devrait sonner comme si elle était racontée et écrite par un enfant. Lipman parle ici de la voix de l'écrivain et il ajoute que des variantes où l'écrivain parle directement au lecteur, où il prend le lecteur comme confident ne devraient pas être utilisées dans le cas d'un roman philosophique.

- L'intrigue

En ce qui concerne Harry Stottlemeier's Discovery, Lipman, se rendant compte que l'intrigue est d'une grande importance, a repris l'histoire et a ajouté une intrigue qui servait à relier la première partie du roman. D'un autre côté, le dernier chapitre donne le sentiment d'atteindre une fin et en même temps d'apporter un thème approprié, à savoir l'objectivité de la connaissance. Lipman explique que Harry Stottlemeier's Discovery est un modèle de roman philosophique dû à ses caractéristiques : il y a convergence entre la philosophie et l'histoire, entre les structures littéraires et le thème philosophique. Nous déduisons de ces réflexions et de ces auto-analyses que Matthew Lipman juge que l'histoire avec laquelle on amène les concepts dans le roman est assez importante et qu'il faut bien l'articuler.

- Penser et les actes mentaux

Lipman propose que les personnages soient montrés en train de penser. Les actes mentaux des personnages doivent être décrits d'une façon à ce que le lecteur soit capable de s'identifier avec la personne qui réfléchit. Il est aussi important de présenter les personnages d'une façon à ce que le lecteur soit capable d'identifier facilement leurs actes mentaux. En effet, si on veut que les jeunes réfléchissent, il est important de présenter les personnages du roman comme des modèles de jeunes qui réfléchissent. Le texte devrait donc être structuré d'une manière à amener la lectrice et le lecteur à examiner et à essayer de trouver lui-même ce qui est dit, sous-entendu, présumé et écrit entre les lignes.

- Psychologie

Le texte s'adressant à des élèves d'un âge déterminé, Lipman avance que l'histoire devrait correspondre aux expériences sociales de ces jeunes. L'histoire devrait être un modèle de facultés cognitives qui sont accessibles aux enfants auxquels on s'adresse, même s'ils ne sont pas encore capables de maîtriser tout à fait ces habiletés de pensée.

- Philosophie

Lipman expose que, contrairement aux adultes, les enfants ne sont pas encore méfiants ou réticents face à la philosophie, spécialement si on la leur présente comme un jeu ou un autre élément ludique. Les jeunes ont même besoin de discussions, de controverses. La philosophie répond à ce besoin.

2- Comment rédiger une histoire philosophique ? Les critères de Daniel (1998)

Daniel (1998) explique que les textes philosophiques ne doivent pas transmettre un message unique, mais refléter plutôt diverses perspectives. Ils doivent présenter des situations problématiques ou ambiguës afin de susciter des conflits d'ordre cognitif et engendrer le processus de réflexion philosophique. L'auteure a dégagé cinq principaux critères. Premièrement, la situation présentée dans l'histoire doit être conflictuelle, c'est-à-dire que l'histoire doit se nouer autour d'un problème d'ordre logique, éthique, conceptuel, pédagogico-philosophique, social, pour les lecteurs. Deuxièmement, le ou les conflits à résoudre dans l'histoire ne doivent pas se terminer par une seule issue; ils ne doivent pas posséder une seule bonne ou une meilleure solution, mais plutôt conduire à diverses possibilités de solution. Ensuite, plus d'un personnage doit être en jeu et quatrièmement, les personnages doivent se questionner, douter, élaborer des hypothèses de solution, critiquer, analyser, se corriger etc. Enfin, les personnages doivent dialoguer entre eux.

Daniel (1998) décrit les étapes suivies lors de la rédaction de deux histoires philosophiques destinées à de futurs maîtres en éducation physique. Pour l'élaboration de ces histoires, l'auteure a identifié les deux étapes suivantes. Lors de la première étape, l'auteure a identifié les concepts jugés importants à intégrer dans les discussions des futurs maîtres. Ces concepts ont été tirés de la littérature philosophique ou pédagogique. Nous avons tiré nos concepts principalement de la littérature sur la création. Lors de la deuxième étape, Daniel (1998) a construit une histoire autour de ces concepts, mettant en scène des stagiaires en éducation physique, puisque tel était le contexte des participantes et participants aux communautés de recherche philosophiques. La séquence des histoires reflète ce que l'auteure avait préalablement observé, en regard de l'évolution des situations et des questionnements vécus par une majorité d'autres stagiaires dans le cadre de leur formation pratique.

C) Méthode pour le développement d'objet selon Van der Maren (1995)

Van der Maren (1995) a élaboré une méthode pour le développement d'un matériel pédagogique. Il explique que : "Le développement d'un objet pédagogique, qu'il s'agisse de procédés, de moyens, d'un milieu, etc., doit suivre un cheminement proche de la résolution de problèmes s'il veut se faire avec un minimum de rationalité" (p.179). Van der Maren propose quatre étapes pour le développement d'un objet pédagogique.

Le processus de développement d'objet commence par l'analyse du besoin chez la population cible, ou bien par l'analyse du concept que l'on souhaite opérationnaliser (p.180). Le besoin rencontré en milieu scolaire et plus précisément dans le cadre des cours d'arts plastiques fut identifié par Gosselin (1997) et Gosselin et al. (1998) et se situe comme suit : les enseignants, avec leurs élèves voudraient avoir des discussions sur le processus créateur dans le contexte d'une classe d'art, mais ils déplorent le manque d'outil didactique pour le faire.

L'analyse de l'objet, selon Van der Maren (1995), consiste dans la conceptualisation et la modélisation de l'objet. Pour conceptualiser mon objet, je suis partie d'une théorie du processus de création (Gosselin, 1993 et Gosselin et al., 1998). J'ai préalablement identifié les concepts à opérationnaliser et les paramètres selon lesquels j'ai construit mon outil didactique ; c'est-à-dire les paramètres établis par Lipman et Daniel pour la construction d'un roman philosophique.

Quand Van der Maren (1995) traite de la modélisation de l'objet, il pense à une conceptualisation de l'objet afin de pouvoir en élaborer un modèle. L'auteur entend par modèle une représentation cohérente des éléments qui composent le modèle, et des contraintes auxquelles il doit répondre. Il ajoute qu'il faut établir un ordre de priorité qui permettrait d'établir une liste ordonnée des éléments que l'on pourrait éventuellement sacrifier quand des problèmes de réalisation se présenteront. En ce qui concerne l'élaboration de mon roman, j'ai vu cette étape comme l'identification d'éléments, de concepts et de thèmes à intégrer dans l'histoire à partir des références théoriques et à partir de ma propre connaissance du processus créateur.

Dans la troisième étape, Van der Maren parle de la préparation. Une fois qu'une représentation est établie, il convient d'élaborer plusieurs stratégies alternatives de réalisation. Van der Maren ajoute à cela qu'il ne faut pas oublier que le produit final sera sans doute un compromis entre ce qu'on souhaite faire et ce qui est possible étant donné les contraintes. En ce qui concerne ces stratégies de réalisation, une fois les thèmes à intégrer identifiés, j'ai élaboré des scénarios, chacun illustrant une intrigue et mettant en action les concepts ciblés, tout en me tenant aux modalités proposées pour qu'un roman soit philosophique.

Un autre aspect de la préparation dans le modèle de Van der Maren (1995) consiste en une première évaluation des différentes solutions par simulation mentale et matérielle de modèles réduits ou formels de l'objet. À partir de ces simulations se ferait le choix du projet retenu. Ainsi, je suis passée à l'évaluation des scénarios construits, qui était une étape vers l'aboutissement, qui mène à une structure générale du roman. Cette évaluation s'est faite en interaction avec mes directeurs de recherche. La structure générale du roman était en quelque sorte le projet que j'ai retenu après cette évaluation.

Selon Van der Maren (1995), lorsqu'un projet est retenu, on passe à la construction d'une forme provisoire de l'objet : le prototype. Ce prototype était une première version du roman philosophique Entre doutes et certitudes.

Une dernière étape selon Van der Maren est la mise au point du prototype. Après une série d'essais en situation artificielle, puis sur un échantillon de situations réelles, le prototype sera modifié et adapté en fonction des critiques reçues. Une fois la mise au point terminée, on peut procéder à la phase finale d'implantation, soit la phase de mise en marché. Les essais en situation artificielle étaient les lectures de la première version du roman philosophique par des professeurs en arts et en philosophie pour enfants. Le prototype était ensuite modifié en fonction des critiques reçues pour être présenté à des jeunes du secondaire, donc aux vrais destinataires de l'histoire. Il s'agissait ici de l'échantillon de situations réelles, car les critiques reçues sont venues de la clientèle cible. Le prototype était encore corrigé en fonction des commentaires des étudiants en arts au secondaire.

III/ Validation du roman selon l'évaluation adaptive-interactive de Stolovithc (1979)

Stolovithc (1979)1a mis au point et schématisé une manière adaptive-interactive pour l'évaluation d'un outil didactique dans la perspective de validation, connue sous l'étiquette L.V.R. ( Learner Verification and Revision). Le processus L.V.R. peut être réalisé selon deux manières différentes. La première, la méthode classique, consiste à effectuer la vérification auprès d'échantillons d'élèves extraits de la population cible. Cette première formule a pourtant un inconvénient. Si le prototype n'est pas suffisamment au point avant d'enclencher le processus L.V.R., le chercheur est contraint de reprendre plusieurs fois la boucle de révision et de vérification. Ainsi on peut avoir besoin d'un nombre considérable de groupes d'élèves qui ne sont pas toujours disponibles. Afin de contourner cet inconvénient, on peut procéder par chaînes évaluatives.

Selon la deuxième formule de vérification, chaque boucle L.V.R. est appliquée sur un sujet différent, la chaîne comprenant de trois à cinq sujets. Dans une chaîne, on applique au sujet numéro deux une première révision du prototype, version qu'on a obtenue après la révision en fonction des critiques du sujet numéro un. Par la suite, on applique au sujet numéro trois une version révisée du prototype en fonction des commentaires du sujet numéro deux. On continue cette procédure jusqu'au sujet numéro cinq. Une chaîne peut donc comporter de trois à cinq révisions du prototype et chaque chaîne commence toujours avec le prototype initial. La formule des chaînes évaluatives permet souvent de mieux tenir compte des perceptions des élèves et d'individualiser au maximum la présentation du matériel. Bien que cette variante de la méthode L.V.R. exige moins de sujets, elle consomme plus de temps que la formule classique.

En ce qui concerne la validation de cet outil didactique, j'ai choisi la deuxième formule du processus L.V.R. (Stolovithc, 1979), et procédé par chaînes évaluatives lors de la vérification du roman. Des spécialistes en création et en philosophie pour enfants ont évalué la qualité structurelle, méthodologique et conceptuelle de l'histoire. Ensuite, le roman a été présenté à des étudiants du secondaire ayant choisi l'option arts plastiques afin de vérifier si l'histoire rejoint la clientèle cible. À la lumière des commentaires formulés par ces derniers, des ajustements ont été apportés à l'outil didactique.

Voici quelques réactions que le roman a suscitées chez les adolescents. Des élèves du secondaire ont partagé les impressions et les réflexions que le texte a suscitées chez eux. Leurs commentaires ont pris des formes très différentes. Ils comportaient des réflexions personnelles et des propositions d'amélioration pouvant être tenues en compte.

"Les questions artistiques abordées dans le roman sont pertinentes et elles me touchent directement. Ton roman a suscité réflexion et analyse, puisque ton but était de nous faire réfléchir sur le processus créateur ; tu as réussi !"

"J'ai trouvé que mettre en mots le processus créateur est une entreprise de taille... Dans mon cas, il se fait au plus profond de mon inconscient. La décoration est intéressante, mais je ne peux pas vraiment m'y identifier, car je n'ai jamais analysé ma recherche personnelle lorsque je débute un projet. Je n'en prends pas conscience tellement...". Il m'a semblé très intéressant que cette fille commence à s'identifier à des personnages dans la suite de son commentaire. Vers la fin, elle écrit : "L'histoire m'a fait réaliser quel était mon comportement vis-à-vis des arts, et non une réflexion face aux arts en général. En reconnaissant une parcelle de moi dans chaque personnage, je découvre quel rôle jouent les arts dans ma vie, ma vision que j'ai des arts."

"C'est évident que l'histoire m'intéresse ! Les arts, le processus de création, le mouvement par lequel cette passion s'enclenche et se développe, c'est fascinant ! Donc ton texte n'était pas un fardeau, bien au contraire ! [...] Il est certain que par la force des choses, les gens qui m'entourent sont "vivants" dans la mesure où ils peuvent donner vie, créer, fabriquer, bricoler. Alors les questions que soulèvent Bob, Tom, Michèle, Ralf, Claude etc. sont familières pour moi, elles traînent dans nos têtes et lorsque nous avons l'occasion de partager leurs réponses dans nos vies, c'est toujours agréable. Ainsi c'était agréable quoique terrifiant (parce qu'on ne peut jamais répondre globalement à ces questions et que la réponse qui est engendrée par ces réflexions sur la création et sur la vie ne peut être valable tout au long d'une vie)..."

"En dissertant durant des pages et des pages sur des phénomènes qui ne nécessitent pas d'explication, on les tue un peu, je crois. Comme lorsque la science tue un arc-en-ciel." Ce dernier commentaire était étonnant. En quoi la connaissance et l'explication d'un phénomène pourraient enlever de sa beauté ? Cette réticence reflète-t-elle une certaine peur de la "démystification" du processus créateur ? Est-ce la peur de perdre l'inspiration ou même la capacité créatrice en réfléchissant sur la démarche créatrice ?

Il a été très important d'avoir ces commentaires des élèves qui font réfléchir. Ces derniers sont complémentaires aux suggestions des directeurs de recherche, car ils reflètent l'histoire sous un autre point de vue. Ces réactions ont montré que le travail a atteint son but : faire réfléchir des jeunes du secondaire sur le processus créateur. Le texte les a touchés ; même l'étudiante qui s'est révoltée contre l'outil didactique, a réfléchi sur le processus créateur, sa réaction violente en est la preuve. La plupart des jeunes ont senti que cet outil didactique n'est pas seulement un roman, mais un "roman philosophique".

"Ce roman est plus philosophique que roman" précise une des lectrices. Il se prête mieux à des lectures en groupe suivies de discussions qu'à des lectures individuelles. Il serait donc pertinent pour les professeurs qui envisagent d'utiliser le texte présenté dans ce travail de se familiariser avec le courant de Philosophie pour enfants.

IV/ Extrait du roman (chapitre 3)

"- Comme tu l'as dit, je ne manque presque jamais d'idées, précise Claude. En réfléchissant, je découvre des idées en moi-même. Il faut aller chercher dans sa propre expérience.

Ralf rit.

- Je ne trouve pas qu'à notre âge, on ait suffisamment d'expérience pour nous permettre d'en faire des projets. On n'est même pas encore indépendants ! Nos vies ne font que commencer !

- Mais faut-il être totalement indépendant pour faire des expériences ? On fait tous des expériences chaque jour, réplique Michèle.

- Et qu'est-ce que tu entends par expérience ? demande Ralf. Je ne trouve pas que je fais beaucoup d'expériences.

- L'expérience est ce que nous accumulons sur le chemin de notre vie. À force de vivre, nous apprenons des choses à travers des situations que nous traversons. Il est vrai que notre quantité d'expériences augmentera tout au long de notre vie, mais puisque nous vivons déjà depuis un moment, je pense que nous avons déjà collectionné pas mal d'expériences, invoque Tom.

- Une expérience est-elle donc quelque chose qui nous tombe dessus, tout comme le concours auquel on nous propose de participer ? demande Michèle.

Claude regarde Michèle et dit :

- Je pense que les expériences sont des leçons que nous apprenons en traversant des situations différentes, tant positives que négatives.

- Êtes-vous donc tentés de dire que notre expérience est intimement liée au vécu ? demande Monsieur Gunther.

Tom regarde son professeur.

- Certes ! Car ce n'est pas la quantité des expériences qui importe, mais la qualité de ces dernières.

- Et que veux-tu dire par "qualité de l'expérience" ? demande Ralf.

- Il s'agit d'être réceptif et de prendre conscience de ce qu'on vit chaque jour. C'est ainsi que tu acquiers les expériences importantes pour toi et pour ton développement personnel. Ces expériences vont pouvoir se traduire en images. Ainsi, un artiste ne fait pas nécessairement plus d'expériences que quelqu'un d'autre, mais il y porte une attention particulière qui lui permet de les intégrer dans sa création, explique Bob.

- C'est également être apte à établir des liens avec des expériences antérieures pour que la vie devienne un tout, continue Michèle. Toute notre vie peut être comparée à un casse-tête. Les expériences faites en constituent les différents morceaux. Toi-même, tu es fait de petits morceaux. Un jour, tu pourras être un tout. La création nous aidera à nous comprendre et à nous unifier.

Monsieur Gunther regarde Michèle en souriant.

- Tu amènes un point de vue intéressant sur l'activité créatrice. On en reparlera un autre jour. Je suggère de donner quelques conseils à ceux qui sont encore à la recherche d'idées. Surtout allez chercher dans votre vécu ! Tenez un journal dans lequel vous notez tout ce que vous ressentez : vos émotions, vos peurs, vos pensées, ce qui vous rend furieux et ce qui vous rend triste. Essayez de vous souvenir d'expériences qui vous ont marquées et qui ont contribué à votre développement personnel. Prenez conscience de vos rêves, parfois ils peuvent vous révéler des choses intéressantes. Vous pouvez également faire des croquis ou laisser la main simplement glisser sur le papier. Ainsi, une idée peut naître... Évidemment, il ne s'agit pas d'une recette miracle. La semaine prochaine, nous verrons si ces petites "astuces" ont fait naître des idées de projets".

V/ Concepts philosophiques reliés aux arts pouvant être discutés à travers le troisième chapitre

  • Le rôle de l'expérience dans la création artistique.
  • Est-ce que penser équivaut à avoir des idées ?
  • Est-ce que quelqu'un qui pense peut nécessairement exprimer ses pensées ?
  • Est-ce qu'il est possible de ne pas penser ?
  • Est-ce que penser équivaut nécessairement à avoir une opinion ?
  • L'importance d'avoir ses propres idées.
  • Comment développer la pensée individuelle ?
  • Art et expérience : chercher des idées à travers ses expériences.
  • Est-ce nécessaire d'avoir fait beaucoup d'expériences pour réaliser des projets artistiques ?
  • Est-ce qu'il faut être totalement indépendant pour faire des expériences ?
  • Qu'est-ce qu'une expérience ?
  • La qualité d'une expérience.
  • La quantité d'expériences.
  • L'effet unificateur de la création artistique.

(1) Nous nous référons ici à Stolovithc H.D. (1979). La vérification et la révision du produit pédagogique auprès de l'étudiant : une technologie intermédiaire. Montréal : Université de Montréal, cité par G. de Landsheere (1982 p. 60-62). La recherche expérimentale en éducation. Paris : UNESCO.