"Le rôle de la littérature et de la philosophie pour enfants dans l'éducation aux valeurs. Quels gestes professionnels ? L'exemple de l'anneau de Gygès au cycle 3 de l'école primaire" (Thèse de Monique Desault)

Octobre 2011 - Université Montpellier 3

Octobre 2011 - Université Montpellier 3

Le travail de thèse de Monique Desault s'inscrit dans le champ nouveau de la recherche française en didactique de la philosophie concernant l'école primaire. Sa thèse vient en effet après et en prolongement de celles de Gérard Auguet (2003), Sylvain Connac (2004), Yvette Pilon (2006), Sylvie Especier (2006), Nicolas Go (2006), Pierre Usclat (2008), Edwige Chirouter (2008), Jean-Charles Pettier (2000 et 2008), Marie Agostini (2010), sans oublier la HDR (Habilitation à Diriger des Recherches) de Emmanuelle Auriac (2007).

L'originalité de cette thèse est, dans le champ de l'apprentissage du philosopher chez les jeunes enfants, d'une part de se centrer sur l'une des finalités essentielles poursuivies par cette nouvelle pratique, l'éducation aux valeurs, plus particulièrement le jugement éthique ; d'autre part d'utiliser les concepts de "geste professionnel" dans l'analyse de la conduite des discussions par l'enseignant. Son hypothèse est que l'éducation aux valeurs peut être développée chez les jeunes élèves par des discussions à visée philosophique sur des textes littéraires permettant l'empathie du lecteur, et ce par l'ajustement de gestes professionnels chez les enseignants.

Ses référents théoriques sont de ce fait à l'articulation ;

  • des théories du développement moral chez l'enfant. Sans nier les apports d'auteurs comme E. Durkheim, J. Piaget ou L. Kohlberg, qui mettent en avant le rôle d'une démarche rationnelle dans la genèse du jugement moral chez l'enfant, M. Desault insiste plutôt sur des auteurs comme les américains C. Gilligan avec le care, ou J. Haidt (D. Goleman est cité sans être développé), qui prennent en compte l'affectivité et l'imagination comme éléments déterminants de sa constitution, à l'image de A. Damasio refusant de distinguer dans notre fonctionnement la raison et l'émotion. Le développement sur l'empathie est ainsi éclairant ;
  • de la didactique de la littérature, et particulièrement le débat interprétatif sur des textes, s'inspirant après J. Bruner et P. Ricoeur de la valeur formatrice pour l'esprit des "expériences de pensée" ou du"laboratoire de valeurs" que constitue la littérature ;
  • du récent développement de la philosophie avec les enfants en France, et notamment du courant qui, dans les méthodes proposées, fait appel à la discussion (A. Delsol, S. Connac ou M. Tozzi), et prend aussi pour support de réflexion la littérature de jeunesse (E. Chirouter, A. Perrin) ou le mythe (M. Tozzi) ;
  • de la théorisation des gestes professionnels de l'équipe du Lirdef de l'IUFM de Montpellier 2 (D. Bucheton, A. Jorro).

La méthodologie part de verbatims de discussions et de quelques productions d'écrits sur le mythe de Platon dans la République ; l'anneau de Gygès, qui peut rendre invisible celui qui le possède, lui permettant de faire ce qu'il désire, ce qui pose la question du poids du jugement d'autrui dans la conduite morale, ou du rapport entre le pouvoir et le bien ou le mal (Platon parle de justice et d'injustice). Deux formes du mythe, dont l'une plus littéraire, sont expérimentées et analysées, pour évaluer "l'effet texte" sur les élèves. Il en résulte que le texte "plus littéraire" favorise davantage la réflexivité. D'autres scripts d'un autre enseignant sur le même mythe (tirés de la thèse de Sylvain Connac) sont ensuite étudiés, permettant une comparaison des méthodes utilisées, de même que "l'effet maître" sur les élèves, à partir de six monographies. M. Desault conclut sur l'importance des gestes professionnels de l'enseignant pour favoriser, à travers la conduite de la discussion, la formation du jugement éthique des élèves.

La thèse est consistante dans son développement de 425 pages, dont 80 d'annexes et 8 de bibliographie. Celle-ci est nourrie d'une quinzaine de pages, référencées par rapport aux différents champs théoriques convoqués, et effectivement utilisée dans la thèse. Un index des notions et auteurs est utile. Le plan est équilibré entre théorie et pratique, clair, structuré, progressif. Il y a une exigence de rigueur conceptuelle et une capacité argumentative avérée.

On peut noter une grande cohérence entre le choix des référents théoriques et les hypothèses de la thèse, avec un sens opportun de la citation intégrée au développement de la pensée ; et même une certaine originalité de ces référents, comme la théorie de l'éducation aux valeurs du japonais Makiguchi, à ma connaissance peu connue en France ; une bonne articulation, souvent délicate, entre des référents théoriques hétérogènes, ici traités dans une heureuse complémentarité, et pas seulement juxtaposés ; une utilisation pertinente de ces référents dans les analyses du corpus.

Quatre points m'apparaissent nouveaux dans cette thèse relativement au champ de la didactique de la philosophie à l'école primaire en France :

- L'accent mis sur l'éducation du jugement éthique. On trouve une telle préoccupation très fortement dans la pratique du courant lipmanien, et par exemple dans les cours d'éthique québécois et belge, mais on avait plutôt tendance à mettre l'accent en France sur l'apport de la DVP (Discussion à Visée Philosophique) à la civilité et à la citoyenneté, voire à la prévention de la violence (Voir les thèses de S. Connac (2004) et J.-C. Pettier (2008) Je parle moi-même d'une "éducation à une citoyenneté réflexive dans l'espace public scolaire". A un moment où l'on assiste au "retour de la morale" en France, il s'agit là d'une contribution significative pour échapper à une dérive moralisante voire sécuritaire qui ferait plus appel à l'imposition et à la mémoire de maximes qu'à la réflexion des élèves : en parlant d'éducation au jugement éthique, articulant raison, affectivité et imagination, cette thèse ouvre des pistes pour un éveil du jugement moral fondé sur la discussion.

- Une didactique de la philosophie dans l'enfance faisant toute sa place à l'émotion et l'imagination, et pas seulement à la raison. La didactique de l'apprentissage du philosopher s'est principalement développée en France, depuis les années 1990, comme une didactique de l'"apprendre à penser par soi-même", mettant l'accent sur l'acquisition de processus rationnels de pensée (problématiser, conceptualiser, argumenter). Certes la philosophie avec les jeunes enfants, notamment pat l'usage de la littérature de jeunesse et des mythes, a infléchi cette orientation rationaliste vers un enracinement de l'éveil de la pensée réflexive dans la sensibilité et l'imagination de l'enfant. Monique Desault approfondit significativement cette orientation.

- Une didactique de la philosophie orientée vers l'apprentissage de la vie plutôt que de la pensée. Ce point est lié au précédent. En mettant l'accent sur la rationalité (le critical thinking) comme objectif d'apprentissage, la didactique de l'apprentissage du philosopher a jusqu'ici peu intégré une autre dimension et orientation de la philosophie : "apprendre à vivre (et à mourir)", pour laquelle la rationalité n'est qu'un moyen pour viser la vertu ou le bonheur. Cette dimension renoue avec la sagesse antique, attentive à la conduite de sa vie. Soutenue pourtant, mais minoritairement jusqu'ici en France par N. Go, elle trouve ici avec M. Desault, inspirée par P. Hadot, un regain de vitalité, qui creuse une voie certainement prometteuse pour les recherches à venir.

- L'utilisation des concepts de gestes professionnels de l'enseignant et de gestes d'étude des élèves à l'analyse de verbatims de DVP. G. Auguet avait utilisé dans sa thèse les catégories de genre scolaire, de discours et les instruments des sciences du langage et de la didactique du français pour montrer comment inférer de productions langagières des processus de pensée. C. Calistri s'exerçait à cette analyse linguistique sur un corpus des ateliers de philo Agsas-Lévine. E. Auriac, en collaboration avec la québécoise M.-F. Daniel analysa d'autres corpus, à l'intersection de la psychologie sociale et des sciences du langage. On engrangeait ainsi des outils linguistiques et langagiers pour analyser des DVP. De leur côté, N. Go dans sa thèse (2006) et M. Tozzi proposaient des critères spécifiquement philosophiques d'analyse, pour évaluer la "philosophicité" des scripts. Avec la thèse de M. Desssault, nous franchissons un pas supplémentaire dans le panel des outils d'analyse disponibles, forgés dans la démarche d'analyse du travail et de clinique de l'activité : gestes d'étayage et de tissage, reformulation, atmosphère, pilotage, reformulation conceptualisante, distanciation etc.

Je soulignerai pour conclure un point de controverse.

La perspective humaniste de la thèse est généreuse et optimiste : elle présuppose, à partir certes de recherches récentes sur l'empathie, un potentiel humain orienté vers le bien. Mais il y a d'autres conceptions de la condition humaine, mettant l'accent sur la partie sombre de l'homme : pour S. Freud, Thanatos voisine avec Eros dans notre inconscient, pour R. Girard, la rivalité mimétique engendre des boucs émissaires, pour E. Lévinas, "la guerre suspend toute morale"... Si le jugement éthique de l'homme doit être éduqué par l'affect et le concept, c'est parce que - c'est la leçon du 20e siècle avec Hiroshima, la Shoah et le totalitarisme stalinien- , sa bonté ne va pas de soi, mais reste une conquête individuelle et collective...