La "philosophie pour tous" : droit de l'homme ou mystification ?

"Tous philosophes !". Ce fut le slogan des années 90, qui virent l'émergence de nombreuses pratiques nouvelles du philosopher. Dans le sillage de la philosophie pour enfants se développèrent le café philo, les débats en enseignement adapté (Segpa, Ime), les forums sur Internet, etc. L'invention de nouvelles démarches coïncidait avec l'ouverture de la philosophie à de nouveaux publics jusque là écartés du "droit à la philosophie". Celui-ci apparaissait désormais non comme une prérogative restreinte, sujette à de nombreuses conditions (maturité, niveau de culture, disponibilité, etc.) mais une exigence universelle liée à l'humanité de l'homme.

Vingt ans après, où en est-on ? Apparemment, le mouvement a dépassé les plus fols espoirs de ses initiateurs. Un "besoin de philosophie" se manifeste dans la société. Il se traduit par l'apparition de magazines ou d'émissions de télévision qui lui sont consacrés, et qui ont un franc succès. Sur Internet, les forums, les blogs, les débats sur les "réseaux sociaux" se multiplient. À l'école, malgré les restrictions horaires et les nouveaux programmes plus contraignants, le "débat philo" continue à faire recette.

Mais la "philosophie pour tous" est-elle un concept clair ? L'exigence sur laquelle elle repose est-elle univoque ? Il nous faut pour cela analyser d'abord la source de cette exigence. Un philosophe comme Pascal peut nous y aider.

I/ Le fondement pascalien du philosopher

On trouve chez Pascal l'idée que l'inquiétude métaphysique n'est pas seulement l'expression d'une curiosité intellectuelle ou d'un goût pour la spéculation, mais une exigence éthique. "Notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet [l'immortalité de l'âme], d'où dépend toute notre conduite" (Pensée 194). Il ne s'agit pas ici de foi religieuse : car "entre ceux qui n'en sont pas persuadés je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s'en instruire, à ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et sans y penser". Avant même toute croyance, toute prise de position, la "volonté de s'instruire" sur ces questions constitue donc un clivage décisif entre les hommes.

L'inquiétude métaphysique se donne à la fois comme une exigence ("notre premier devoir") et comme une évidence ("notre premier intérêt"). Sa dénégation empirique - il y a autour de nous des hommes apparemment insouciants de tout cela - apparaît dès lors comme incompréhensible et inadmissible : "Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit ; elle m'étonne et m'épouvante : c'est un monstre pour moi". La gradation des termes ici n'est pas indifférente : le premier sentiment de colère se transforme en étonnement ("comment cela est-il possible ?") qui lui-même suscite une "épouvante" liée à la monstruosité du phénomène. Le mot est repris dans un autre passage du même fragment : "C'est une chose monstrueuse de voir dans un même coeur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes".

En quoi consiste exactement cette "monstruosité" ? Si un homme se montrait insensible en tout, on l'imputerait à sa nature et on n'y trouverait rien à redire. S'il était sensible en tout, pareillement. La "monstruosité" ne surgit que de la discordance entre la sensibilité selon les domaines : elle est vive là où elle devrait être nulle et nulle là où elle devrait être vive. C'est là "un étrange renversement" (198).

Ce renversement n'est pas d'abord moral. Ce n'est pas le spectacle (qui constitue un lieu commun des discours édifiants) du mal triomphant et de la vertu persécutée. Il scandalise, mais on peut en trouver la raison dans la liberté de l'homme, l'attrait des plaisirs sensibles, la volonté divine d'éprouver le juste, etc. Ici en revanche ce n'est pas le devoir, mais "l'intérêt" qui devrait conduire à privilégier le désir de philosopher par rapport à tout autre désir. L'incompréhensibilité est donc absolue, comme celle d'un monstre qui transgresse toutes les lois de la nature. Le désir de philosopher, comme désir de s'instruire des questions métaphysiques, ne concerne pas la piété ou la dévotion, mais "l'intérêt humain" et "l'amour propre" (ibid.). Il n'est pas non plus subordonné à un niveau minimal de connaissances ou de capacités intellectuelles : car "il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées". C'est pourquoi son absence est "incroyable", "surprenante", "extravagante". Elle témoigne d'une indifférence à soi qui est proprement contre nature, car tout être se caractérise d'abord par l'intérêt et l'amour qu'il se porte à soi-même : "La nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi" (100).

L'homme qui ne philosophe pas fait l'objet d'une condamnation, mais cette condamnation n'est pas morale. Pascal ne dit pas que philosopher est une condition de la vertu ou que ceux qui s'en abstiennent sont mauvais. Il place sa critique non sur le terrain moral (ce sont des méchants) ni sur le terrain intellectuel (ce sont des faibles d'esprit) mais sur le terrain de l'amitié : "Qui souhaiterait avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière ? Qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires ? Qui aurait recours à lui dans ses afflictions ?"

Celui qui ne philosophe pas est donc d'abord quelqu'un avec qui on ne peut pas avoir de relation véritable, profonde, authentique, sincère. Il peut être le plus aimable et le plus honnête des hommes, ou le plus intelligent : il reste qu'il y a en lui quelque chose qui interdit de le comprendre, et par conséquent d'être compris par lui. Pour négliger un questionnement "qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément", "il faut avoir perdu tout sentiment", c'est-à-dire toute capacité d'être affecté par les êtres et les choses, toute sensibilité, donc toute subjectivité.

Philosopher est non l'aboutissement ou le couronnement, mais la condition préalable de l'humanité de l'homme. Notre situation même nous l'impose, comme en témoigne la parabole des condamnés égorgés un à un (199), ou celle du prisonnier disposant d'une heure pour faire révoquer l'arrêt qui le condamne (200) : "Il est contre nature qu'il emploie cette heure-là, non à s'informer si l'arrêt est donné, mais à jouer au piquet".

L'exigence philosophique ne surgit pas de ce qu'il s'agit d'une démarche difficile ou ascétique, mais au contraire de ce qu'elle devrait aller de soi. L'homme ne peut renoncer à philosopher qu'en violentant sa nature. Celui qui ne s'en soucie pas ne peut être considéré qu'avec perplexité et effroi : il a l'apparence humaine sans être véritablement un homme.

Philosopher n'est pas un intérêt parmi d'autres (j'aime philosopher comme j'aime faire ou écouter de la musique, jouer aux échecs, etc.) mais en quelque sorte un "intérêt sans autres". Il se vit non pas seulement comme plus important que les autres, mais comme exclusif et rejetant tous les autres dans le divertissement inopportun et illégitime ("jouer au piquet" quand il y va de sa vie).

Cette exclusivité du philosopher en fait un impératif catégorique ("notre premier devoir"). Philosopher n'est pas et ne saurait être une inclination, un penchant réservé à certains tempéraments ("spéculatifs") par opposition à d'autres. C'est une exigence universelle.

Ceux qui ne philosophent pas suscitent "l'épouvante" et l'indignation ("m'irrite") - une indignation en quelque sorte transcendantale, c'est-à-dire antérieure à toute considération de sympathie ou d'antipathie, de caractère ou de circonstances, de moralité ou d'immoralité. Ne pas philosopher est une faute inexcusable et impardonnable, non parce qu'elle offenserait Dieu (qui est "incompréhensible", " absconditus", et ne saurait tenir rigueur à quiconque de ne pas l'avoir trouvé) ou la morale (qui n'a pas besoin de cela pour s'imposer), mais parce qu'elle contrevient à notre condition d'homme, qui est de penser : "Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale" (347). Il ne faut pas entendre par là que le penser fonde la morale en produisant les raisons et les règles de la conduite mais qu'il est la morale en elle-même et par elle-même, quels que soient ses contenus et ses orientations - y compris le doute, l'incertitude, la critique des vérités établies.

Penser ici ne signifie pas, comme chez Descartes, "avoir des pensées", raisonner, développer des chaînes de déductions et de démonstrations, mais s'inquiéter : "Je m'effraye et m'étonne de me voir ici plutôt que là" (205) ; je vis "dans un désespoir éternel de ne connaître ni le principe ni la fin [des choses]". Penser est d'abord une affectivité, une façon d'être touché, tourmenté, bouleversé par ce qui nous arrive.

Le divertissement, s'il était vécu comme tel, supposerait encore la conscience obscure de ce dont il se détourne : or ce n'est pas le cas pour les hommes qui se divertissent sans même savoir qu'ils se divertissent, ni de quoi ils se détournent. Ce qui indigne, c'est qu'ils ne s'indignent pas ; ce qui étonne, c'est qu'ils ne s'étonnent pas. Philosopher, c'est reconnaître et réfléchir cette indignation primordiale que constitue l'appréhension de notre condition comme fondamentalement inacceptable, insupportable, intolérable. C'est aussi reconnaître et réfléchir cette indignation seconde liée à son absence chez la plupart des hommes. C'est vivre et penser une double impossibilité : celle de l'existence comme expérience de l'inadmissible et celle des autres comme méconnaissance inadmissible de cette inadmissibilité. C'est s'affronter à une interrogation indissociablement théorique (pourquoi, comment pouvons-nous vivre une telle condition ?) et pédagogique (pourquoi, comment vaincre "l'étrange insensibilité" des hommes à cette question ?).

II/ Les dérives de la "philosophie pour tous" : de la médiation à la médiatisation

Cette conception pascalienne du philosopher inaugure une réflexion qui se poursuivra avec Kant et Bergson. Hannah Arendt souligne que "Kant est presque le seul parmi les philosophes à être gêné par l'opinion courante que la philosophie ne concerne qu'une minorité, précisément pour les conséquences morales qu'implique une telle opinion. (...) Ainsi, en termes kantiens, l'on aurait besoin de la philosophie, l'exercice de la raison en tant que faculté de la pensée, pour prévenir le mal"1. Comme chez Pascal, "nous devrions pouvoir exiger son actualisation chez toute personne saine d'esprit, sans considération pour son érudition ou son ignorance, son intelligence ou sa stupidité". Philosopher est donc à la fois un droit et un devoir universel, une condition préalable de l'humanité de l'homme.

Quant à Bergson, nous avons montré ailleurs2 qu'il s'opposait à une conception "scolastique" et élitiste de la philosophie pour défendre une pratique du philosopher basée sur l'expérience quotidienne et les données immédiates de la conscience. Ici également, cette pratique ouverte à tous a une résonance immédiatement éthique : elle signifie l'approfondissement de la durée et de l'intuition telles qu'elles se donnent à chacun, dès lors qu'il est attentif à son propre vécu. Elle est la condition d'une morale dynamique, soucieuse de s'adapter aux situations plutôt que de respecter des règles abstraites.

C'est bien cette perspective qui a dominé l'essor des "nouvelles pratiques philosophiques", tel qu'il s'est développé dans les années 90 à partir de l'arrivée en France de la philosophie pour enfants. Michel Tozzi, qui est l'initiateur de cet essor, a toujours lié l'extension du philosopher à de nouveaux publics - les enfants, les élèves des lycées professionnels, le public des "cafés philo" - à l'invention de démarches pédagogiques innovantes, qui soient à même de renouveler les thèmes abordés et la manière de les traiter. C'est d'ailleurs là ce qui lui a valu l'hostilité des philosophes professionnels - professeurs d'université et du secondaire - qui ne voyaient dans le questionnement pédagogique qu'une dégradation indigne du savoir qu'ils enseignaient.

Jean-Charles Pettier a donné les justifications théoriques de ce "droit à la philosophie", en le liant à l'exercice de la citoyenneté3. Tous ceux - dont moi-même - qui, dans ces années-là, ont contribué à l'exercice concret de ce droit, considéraient que l'important n'était pas d'apporter aux publics concernés - enfants, adolescents, adultes n'appartenant pas à l'élite "cultivée" - des contenus ou des connaissances supposés nourrir leur réflexion, mais plutôt des outils et des procédures susceptibles de leur permettre de "penser par soi-même". C'est ainsi que Michel Tozzi, par exemple, dans l'ouvrage portant ce titre4, ne propose pas des thèmes considérés comme des problématiques classiques de la philosophie ( la liberté, la justice, la connaissance, la violence, etc.) - mais des méthodes constituant autant de facettes du penser : "Apprendre à mettre en question mes opinions", "Apprendre à conceptualiser philosophiquement des notions", "Tenter de répondre à un problème philosophique", "Répondre aux objections", etc. La "philosophie pour tous" n'est donc pas une vulgarisation des notions et questions philosophiques, mais une réflexion sur les moyens, pour tous et pour chacun, de s'approprier le philosopher, de déterminer ses propres notions et ses propres questions, qui ne coïncident pas forcément avec les notions et questions traditionnelles de l'histoire de la philosophie.

Cette démarche se situe donc dans la droite ligne de la pensée pascalienne, qui fait du philosopher un critère de l'humanité de l'homme, et non pas de son intelligence ou de sa culture.

Or nous assistons, depuis quelques années, à une évolution de la "philosophie pour tous" qui ne s'inspire plus du tout de cette démarche. D'un côté, les éditeurs multiplient les collections de "philosophie pour enfants" ou pour adolescents. Il ne s'agit pas de proposer des dispositifs susceptibles de permettre l'émergence d'une pensée en tous et en chacun, mais de présenter des contenus traditionnels sous une forme attrayante, voire amusante, en multipliant le recours aux images, aux anecdotes, aux raccourcis et aux procédés typographiques supposés rendre la lecture moins rébarbative. Paradoxalement, les universitaires et professeurs qui, dans les années 90, dénonçaient avec véhémence les dangers de la vulgarisation, sont maintenant les premiers à s'y lancer avec une audace dont ils s'émerveillent eux-mêmes. Il s'agit de faire des enfants de "petits Platons" ; on les accable de conférences sur les sujets supposés les intéresser : "Le fini et l'infini", "Le juste et l'injuste", "Pourquoi la mort ?", etc. ; on multiplie les émissions où des animateurs médiatiques s'entretiennent avec des philosophes éminents dans un langage qu'on veut "simple", "accessible", "clair", etc.

Faut-il se réjouir de ce que la philosophie est devenue "à la mode", comme en témoigne le succès du journal qui - en toute modestie - porte son nom ? Peut-on y voir le triomphe de la "philosophie pour tous" telle que nous avons été un certain nombre à la défendre - contre ces mêmes universitaires qui maintenant se l'approprient ?

Pour ma part, j'inclinerais plutôt à y voir une récupération, ou une réappropriation, par la "philosophie scolaire", de ce qu'elle a craint un moment voir lui échapper. Car en quoi consiste cette "popularisation" de la philosophie qu'on vante pour s'en réjouir ?

D'un côté se multiplient les ouvrages, articles, émissions plus magistraux les uns que les autres, où des auteurs expliquent, en les vulgarisant, les thèmes convenus de la philosophie. Qu'ils dialoguent entre eux ou se prêtent au questionnement d'un présentateur complice, cela ne change rien à la forme générale de ces discours : il s'agit toujours de personnalités supposées compétentes s'adressant au grand public, par média interposés, pour lui expliquer ce qu'il doit penser, ou tout au moins ce qu'il y a à penser. Qu'on soit progressivement passé du livre au blog, du cours magistral classique au débat télévisé, de l'université traditionnelle à l'université "populaire" n'affecte aucunement le caractère directif et impositif de la relation. Certains, comme Michel Onfray, manient d'ailleurs fort bien les deux registres.

D'autre part se multiplient les forums de discussion, les lieux de "débat" et "d'expression" où ce même grand public peut à loisir et à satiété formuler ses avis, opinions, interrogations, critiques et remarques sur les thèmes traités par les vedettes médiatiques. En ce sens, oui, on n'a jamais autant "philosophé" qu'aujourd'hui. Mais s'agit-il vraiment de philosophie ?

S'il y a un point d'accord entre nos anciens adversaires les philosophes professionnels et nous, c'est bien l'importance de la distinction entre philosophie et doxologie. Quelles que soient nos divergences par ailleurs - et elles sont grandes - nous nous retrouvons dans l'affirmation que philosopher n'est pas simplement énoncer ou échanger des opinions, formuler des avis, affirmer des thèses. C'est ce dont ils nous accusaient, et nous nous défendions à juste titre en montrant que dans notre perspective, faire "émerger les représentations" n'était pas une fin en soi, mais le point de départ d'un travail visant à les transformer en positions problématisées, argumentées et systématisées.

Or nous voyons les mêmes, ou presque, quand ils se répandent dans les media, se désintéresser totalement de cet aspect. En regard de la prolifération des ouvrages consacrés aux thèmes supposés porteurs de la philosophie, il n'y a pratiquement eu aucune publication, depuis le livre de Michel Tozzi, s'intéressant aux processus de la pensée philosophique. Autant nos modernes philosophes se bousculent pour expliquer au grand public ce qu'il faut penser (ou ce qu'il y a à penser), aucun ne s'intéresse à la question de savoir comment penser.

Mais à vrai dire, c'est là un point qui ne saurait s'exposer ou s'expliquer par un livre, une conférence, une émission, un blog. Tous ceux d'entre nous - Michel Tozzi, Jean-Charles Pettier, Sylvie Queval, Jacques Lévine, Anne Lalanne, Nicole Grataloup, Gilles Geneviève, Sylvain Connac, Alain Delsol, Edwige Chirouter et bien d'autres - qui ont tenté de faire avancer la "philosophie pour tous" savent bien que cela passe par l'invention de dispositifs, un travail d'atelier patient et rigoureux, et surtout une attitude de retrait volontaire, d'interventions mesurées et discrètes pour faire avancer la longue et lente maturation de la pensée individuelle et collective.

Pour ma part, je sais que dans les séances de philosophie auxquelles j'ai participé en classes primaires, je n'ai presque jamais pu exposer les idées que j'avais préparées sur le thème prévu de la discussion, et dont je pensais avec ingénuité qu'elles étaient importantes et intéressantes. Toujours il m'a fallu suivre le fil des enfants, m'adapter à leur cheminement, improviser.

Surtout, philosopher était lié à tout un rituel, à un cérémonial qui lui donnait, comme le voulait Pascal, sens et gravité. On ne "philosophait" pas n'importe où, n'importe quand, n'importe comment - selon l'inspiration et l'humeur. Sylvain Connac a bien analysé l'importance de cette institutionnalisation du philosopher, non seulement pour la vie de la classe, mais aussi et surtout pour l'exercice même de la pensée.

Dans ce contexte, le philosophe animateur a une fonction de médiation : il n'enseigne rien, il ne dit pas ce qu'il convient de dire, il ne "pense pas devant les élèves pour les faire penser", selon le mot célèbre d'un inspecteur aujourd'hui bien oublié (NDLR : Jacques Muglioni). Il est médiateur, c'est-à-dire qu'il met en relation la pensée de chaque enfant avec celle des autres, avec celle des "grands auteurs", avec celle des oeuvres littéraires et picturales qui constituent ce qu'on nomme la culture, ou encore avec les autres questions abordées tout au long de l'année dans "l'atelier de philosophie". Des dispositifs comme le photolangage, le Q-sort ou le "trois colonnes" de J.-C. Pettier articulent indissociablement un rapport à soi (émergence de mes représentations), un rapport à l'autre (confrontation aux critiques et arguments d'autrui) et un rapport au monde (découverte de nouveaux aspects du monde dans et par la dialectique précédente).

Ce travail de médiation, le retrouve-t-on aujourd'hui dans ce grand déballage de philosophie qui déborde des kiosques, des étals des libraires, des blogs et des "réseaux sociaux" ? Au triangle constitutif du philosopher se substitue une relation duale entre des "penseurs" autoproclamés et des auditeurs, lecteurs, spectateurs et/ou internautes réduits, comme dans la leçon traditionnelle, à la réceptivité - libres seulement de "réagir" dans la solitude de leur salon ou de leur ordinateur.

On est passé de la médiation à la médiatisation, c'est-à-dire au retour de la pédagogie magistrale d'antan - qui est plutôt une non-pédagogie, un déni et un refus de la pédagogie. Que cette forme magistrale se soit modernisée, qu'elle soit passée de l'amphi d'université à Internet, de la classe de lycée à l'écran de télévision, du livre à l'émission "interactive", ne change pas grand chose à l'affaire, si ce n'est de rendre moins visible une régression qui est pourtant massive.

Alors que devons-nous faire, nous qui avons tenté, il y a vingt ans, de faire bouger les choses, de promouvoir une autre pratique de la philosophie et du philosopher, et qui assistons aujourd'hui au détournement, pour ne pas dire à la perversion de notre projet ? Comment comprendre, avec Pascal, ce paradoxe du philosopher à la fois nécessaire et improbable, cette fatalité qui transforme le besoin de penser en activité parmi d'autres ?

Je pose ces questions sans avoir de réponses, mais il est urgent que nous nous mobilisions pour remettre les points sur les i, et avec Pascal, distinguer le philosopher comme exigence humanisante de la consommation médiatique de philosophie comme forme subtile et raffinée du divertissement.


(1) Hannah Arendt, Considérations morales, Rivages Poche, 1996, p.33-34.

(2) Cf. F. Galichet, "Une critique des lieux communs de la philosophie scolaire", Cahiers philosophiques de Strasbourg, n° 6, 1997.

(3) Cf Jean-Charles Pettier, Apprendre à philosopher, Chronique Sociale, 2004.

(4) Michel Tozzi, Penser par soi-même, Initiation à la philosophie, Chronique Sociale, 1994.