La place de la logique et de l'argumentation dans l'enseignement secondaire de philosophie

Comment expliquer la complète absence de tout apprentissage de la logique et de l'argumentation rationnelle dans les programmes et pratiques de l'enseignement de philosophie en France, dont l'objectif déclaré est de "favoriser l'accès de chaque élève à l'exercice réfléchi du jugement" ? Retour sur cette singulière "exception française".

I/ Logique et argumentation : gloire et disparition

1) Classe de Rhétorique et Classe de Philosophie1 : l'art de bien dire et l'art de penser

Jusqu'en 1902, les élèves apprennent à composer des discours et à argumenter dans la Classe de Rhétorique selon les préceptes de la Rhétorique d'Aristote tels que codifiés dans la tradition scolastique. L'art de penser s'apprend en Classe de Philosophie selon la Logique de Port-Royal qui se veut une synthèse de la Méthode cartésienne et de la Logique d'Aristote (la syllogistique) ; une large part est faite aux trois "opérations de l'esprit" : la conception (perceptio), le jugement (iudicium) et le raisonnement (ratiocinium), suivant là encore une tradition scolastique qui s'appuie sur les Catégories (concevoir), le De Interpretatione (juger) et les Analytiques (raisonner). L'héritage d'Aristote (la Rhétorique et l'Organon) distribué entre la classe de rhétorique et celle de philosophie, norme ainsi l'apprentissage du discours éloquent, de l'argumentation et de la logique.

a) La classe de rhétorique : l'art de bien dire et de persuader

Supprimée sous la Révolution mais rétablie dans les lycées napoléoniens, laclasse de rhétorique est l'ancêtre de l'enseignement de Lettres. On y étudie la poésie et l'éloquence, mais aussi les historiens de l'Antiquité (Tite-Live, Salluste, Tacite) et des textes philosophiques. L'élève apprend à composer des discours inspirés des idées et du style des grands auteurs. C'est bien la rhétorique au sens large2 qui est enseignée (invention, disposition, élocution et action). On étudie les genres oratoires (démonstratif, délibératif, judiciaire), les "parties" du discours (exorde, narration, confirmation, réfutation, péroraison), les lieux (ou modes d'argumentation généraux) propres à chaque genre et les autres types de preuves (passions et moeurs). L'élocution se penche sur les styles (simple, tempéré et sublime), les figures (de mots, de pensée et les tropes) et la période. L'oral n'est pas oublié : un certain nombre de préceptes concernent la prononciation (appelée aussi action). L'enseignement de Rhétorique, loin de se limiter à l'élocution (ou aux seules figures), porte très largement sur la partie argumentative de la rhétorique aristotélicienne (l'invention et la disposition)3. L'amplification est l'exercice majeur. À partir d'un court texte qui donne la matière et "l'argument" (c'est-à-dire tout le schéma de composition), l'élève doit développer un propos sous la forme d'une narration, d'une lettre, ou d'un discours. Le discours n'est pas une dissertation, mais un simple exercice d'expansion et de "mise en éloquence". Le travail demandé aux candidats est donc surtout stylistique, et l'invention est limitée aux points secondaires.

De Napoléon aux débuts de la IIIe République, la rhétorique domine la formation intellectuelle des élites. Sa fonction est éthique et politique, former des orateurs de talent capables de chanter les vertus du régime. Les exercices oratoires, comme les déclamations à l'imitation des Anciens, ont pour but d'exalter de grandes vertus morales et civiques4. Seuls les héros et la symbolique changent, au gré de renversements de régime.

b) La classe de philosophie : l'art de penser et de raisonner

Le programme de la classe de philosophiese divise (assez constamment) en quatre parties : psychologie, logique, morale, théodicée (métaphysique à partir de 1880). Malgré les changements de programmes et de terminologie, la partie Logique comporte toujours les mêmes thèmes : l'origine des idées, la vérité et l'erreur, l'évidence et la certitude, les méthodes de l'analyse et de la synthèse, les raisonnements syllogistiques, analogiques, inductifs et déductifs, enfin les différents types d'erreurs et de sophismes. La logique est encore conçue comme un organon, un véritable instrument pour penser et raisonner juste. À partir de 1880, la Logique se divise plus nettement en "logique formelle" et en "logique appliquée"5. L'art de penser relève de la logique formelle qui expose les règles des trois opérations de l'esprit : la définition (ou les termes), la proposition (ou les jugements), le raisonnement (ou les syllogismes)6. La logique appliquée est définie comme l'étude des méthodes de la science : on y étudie la méthode en général (d'inspiration cartésienne), puis la méthode des sciences exactes (mathématiques), physiques, naturelles et enfin morales - ce qui s'appellera plus tard épistémologie et finira par devenir l'unique objet de la Logique.

Quant aux exercices, la dissertation, introduite au baccalauréat en 1864, finit par supplanter la traditionnelle rédaction, simple mise au propre du cours. De forme d'abord très dogmatique ("il ne s'agit pas de discuter une thèse, de questionner un discours, mais d'exposer la vérité et d'en dégager les conséquences pratiques"7, la dissertation devient plus ouverte à partir de 1890, exigeant de l'élève une véritable invention et non la seule restitution d'une leçon. Dans les faits, les sujets de dissertation renvoient le plus souvent à des questions de cours. Cependant, l'exigence constamment réaffirmée d'invention, de critique, remet à l'honneur la vieille disputatio médiévale8, l'art d'argumenter par questions et réponses selon la méthode dialectique9. La partie argumentative de la rhétorique aristotélicienne (celle qui relève des Topiques et des Réfutations Sophistiques) revient désormais à la philosophie10.

Paradoxe, si le mode dialectique régule aujourd'hui encore l'exercice de la dissertation philosophique, c'est au moment précis où la dissertation s'est imposée dans l'enseignement (y compris en Lettres), que la rhétorique a commencé à s'étioler. Les règles et préceptes de l'éloquence rhétorique - encore connus des élèves s'essayant à ce nouvel exercice, la "dissertation" de philosophie - ne seront bientôt plus enseignés, ni en classe de rhétorique ni en classe de philosophie. Et au lieu de se plaindre aujourd'hui que les élèves ne sachent ni composer ni argumenter, on ferait mieux de leur apprendre les éléments d'une rhétorique renouvelée11.

2) La liquidation de l'héritage scolastique

Les réformes du XXe siècle liquident l'héritage scolastique. En 1902, la classe de rhétorique est supprimée et la logique (comme instrument de pensée) disparait quasiment des programmes de philosophie. L'art de bien dire (rhétorique) et l'art de penser (logique et dialectique) ne sont plus enseignés. Pourquoi ?

a) La fin de la Rhétorique (1902)

Depuis 1880, la question de l'école oppose violemment le nouveau gouvernement républicain et l'Église catholique. La République combat le monopole éducatif des congrégations religieuses, mais peine à imposer son ordre face à une Église catholique intransigeante et dogmatique (le Syllabus est de 1864). En 1902, 3000 écoles congrégationnistes sont fermées et en 1905, la séparation des Églises et de l'État est proclamée. La République laïque qui se veut l'héritière de la Révolution et des Lumières, entend en finir avec un enseignement qu'elle juge rétrograde et obscurantiste. Le début de XXe siècle est aussi marqué par l'idéologie du progrès ; l'humanisme scientifique d'inspiration positiviste (A. Comte) triomphe, et la science concurrence désormais les Humanités classiques pour la formation intellectuelle des élites. C'est dans ce contexte qu'est lancée la modernisation de l'enseignement secondaire12, et la rhétorique apparaît comme le symbole de cet enseignement ancien, passéiste, élitiste et clérical avec lequel la République entend rompre. Discréditée, les jugements négatifs à son égard ressurgissent13 : on retrouve la condamnation cartésienne de la Logique qui ne sert qu'à "expliquer à autrui les choses qu'on sait" (stérilité du syllogisme) et "à parler sans jugement de celles qu'on ignore", et de la philosophie du temps de Descartes (la scolastique) qui donne seulement le "moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins savants" (Discours de la Méthode). Gustave Lanson, important réformateur, critique radicalement l'enseignement passé : "notre enseignement classique [...] est plus mauvais que bon [...]. Il est mauvais [...] parce que l'étude "littéraire", celle qui ne regarde que la hardiesse du jeu des idées ou la beauté de leurs formes, y domine trop absolument [...]. Les humanités qui ont fait un Rabelais et un Montaigne se rapetissent à la rhétorique. Ce n'est plus un art de penser qu'on y prend, mais un art de parler bien sans penser"14. Bref, la rhétorique entraîne seulement les élèves à produire des discours vides et artificiels sur des sujets convenus. Un enseignement moderne des Lettres réclame des méthodes plus scientifiques. Les réformes des années 1880-1890 avaient déjà transformé un enseignement jusque-là largement ouvert sur l'histoire, la morale, la politique et la philosophie, en un enseignement de plus en plus "littéraire" et technique (on étudie l'histoire et la théorie littéraire, voire la philologie). En ce début de XXe siècle la rhétorique n'apparaît plus que comme le résidu d'un enseignement élitiste, passéiste, ne correspondant plus aux besoins de la France moderne et démocratique. C'est donc sans surprise (mais non sans opposition) que les républicains finissent par supprimer, en 1902, la classe de rhétorique.

b) L'enseignement de philosophie et la disparition de la logique (1902-2003)

La logique de Port-Royal, la logique comme instrument de la pensée (art de penser), disparaît progressivement des programmes. Ne reste que la "logique appliquée" c'est-à-dire l'étude des principes et méthodes des sciences (l'épistémologie). Ce qui subsistait de l'aristotélisme médiéval disparaît : l'étude de l'ancienne logique est délégitimée parce que trop liée à la scolastique discréditée, et parce que la science parle désormais une autre langue, celle de la logique symbolique. On pense à la manière de Russell que "la théorie formelle du syllogisme [...] n'a aucune importance" et que "quiconque voudrait [...] apprendre la logique perdrait son temps en lisant Aristote ou l'un de ses disciples15". Si la Logique demeure l'une des quatre grandes divisions des programmes de philosophie jusqu'en 1960, son contenu relève de plus en plus de l'épistémologie des sciences. Ainsi, dès le programme de 1902, la part de l'ancienne logique est déjà très réduite ; on y trouve encore l'étude des définitions (les termes), du jugement (la proposition) et du syllogisme (raisonnement), mais dans les programmes ultérieurs (1923, 1942), ces ultimes références à l'ancienne logique sont supprimées. A partir de 1960, la logique n'est plus une subdivision essentielle du programme de philosophie mais seulement une question parmi quantité d'autres ("La pensée logique. Le raisonnement et ses normes. La raison."). C'est avec le programme de 1973 que la logique devient une simple question d'épistémologie des mathématiques ("Logique et mathématiques") qui, du reste, est rarement traitée en classe et encore plus rarement posée au baccalauréat en raison de sa technicité. Enfin, les programmes de 2003 suppriment toute référence à la logique : même le mot n'y figure plus.

En France, il n'y a donc plus aucun enseignement ni de logique ni d'argumentation dans le secondaire. Pourtant, la dissertation demeure l'exercice canonique, un exercice privé de sa didactique et que les élèves doivent maîtriser sans apprentissage des règles élémentaires d'un discours ordonné et argumenté.

II/ La renaissance de l'argumentation dans l'enseignement du français

Après une période qui a privilégié la narration et l'écriture de fiction, l'enseignement du français redécouvre en 1995 l'importance de l'argumentation, et réhabilite du même coup la rhétorique en se gardant bien d'en prononcer le nom. Trois raisons expliquent cette redécouverte.

1) Le renouveau des travaux sur l'argumentation.

Le discrédit qui frappait la rhétorique s'achève après-guerre avec la parution simultanée, en 1958, de deux ouvrages importants : The Uses of Argument de Stephen Toulmin (traduit et publié seulement en 1993 !) et le Traité de l'argumentation : la nouvelle rhétorique de Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca. On sait que Toulmin et Perelman critiquent la prétention hégémonique de la logique formelle et son idéal déductif, démonstratif (de type mathématique) ; tous deux ont pour ambition de réhabiliter l'argumentation. Toulmin, en élargissant la "logique" (contre le logicisme) de façon à y intégrer l'argumentation ; Perelman, en élargissant la rhétorique (contre sa restriction aux tropes) de façon à y réintégrer toute sa partie argumentative et dialectique.

2) L'exigence démocratique

L'intérêt pour l'argumentation et la rhétorique, après-guerre, a aussi une raison politique.Par opposition aux sociétés autoritaires ou totalitaires qui se contentent de propagande, de discours parlant sola voce, les sociétés démocratiques se veulent ouvertes, pluralistes, elles font du débat public, de la confrontation des idées, le coeur de la vie politique. La culture de l'argumentation est alors conçue comme un apprentissage de la démocratie16 et l'élément indispensable de la formation des citoyens17.

3) Le développement de l'analyse textuelle

La didactique du français avait besoin d'outils d'analyse et de production des textes autres que narratifs ou descriptifs. Les travaux théoriques relatifs à la typologie18 et à l'organisation interne des textes19 fournissentces nouveaux outils. En 1995, on introduit l'étude des types de textes et de leurs caractéristiques dans l'enseignement du français ; celle du "texte argumentatif" y occupe une place essentielle au collège comme au lycée. Les élèves apprennent à reconnaître puis à "comprendre un texte argumentatif"20, ce qui signifie être capable de reconstruire sonargumentation21. Des rudiments de logique et d'argumentation figurent dans les manuels. Les élèves sont censés apprendre à identifier les types de raisonnement (par l'absurde, par opposition, déductif, inductif, par analogie) - ce qui est peu fait en vérité -, à repérer les relations logiques entre les idées (d'addition, d'opposition, de cause, de conséquence, de concession), à identifier les figures de style et de persuasion (la périphrase, l'antiphrase, la litote, la répétition, l'hyperbole, l'ironie, la comparaison, la métaphore, etc.) ; ils acquièrent aussi certain nombre d'outils linguistiques (indices d'énonciation, champs lexicaux, indices d'organisation, etc.) devant les aider à identifier, analyser et reconstruire une argumentation. Dans les faits, les professeurs de français se considérant avant tout comme des "littéraires", s'intéressent peu à l'argumentation, et lorsqu'ils abordent la "littérature d'idées" (Diderot, Montesquieu, Voltaire, etc.), c'est dans une perspective moralisante qui exclut toute possibilité d'interrogation critique ; si, par exemple, une classe étudie De l'esclavage des nègres ou le fameux J'accuse de Zola, la teneur morale des thèses est telle qu'il est inimaginable qu'un enseignant demande sérieusement à ses élèves de réfuter Montesquieu ou encore de soutenir la position des antidreyfusards !

III/ L'enseignement de philosophie : ni logique ni argumentation

L'enseignement français de philosophie est resté insensible aux évolutions contemporaines concernant la logique et l'argumentation. Pourquoi ?

1) Le contexte philosophique français

Alors qu'il aurait dû être le premier intéressé par le renouvellement des travaux sur l'argumentation, l'enseignement de philosophie est étrangement resté à l'écart du mouvement. Les raisons en sont complexes. On peut en distinguer quatre :

  • le fait que les travaux les plus importants sur l'argumentation se soient développés hors de la philosophie (dans les sciences du langage, la psychologie, la sociologie, les sciences cognitives, l'intelligence artificielle), au moment où la philosophie scolaire tend à s'isoler des sciences (en France au moins), à se replier sur elle-même, à se refermer sur sa seule tradition ; 2° le discrédit toujours vif en France de la rhétorique ; même les travaux de philosophes (Perelman et Toulmin, mais aussi Paul Grice, Olivier Reboul ou Michel Meyer) n'intéressent pas ;
  • l'ignorance, voire le mépris, de ce qui est anglo-saxon ; le "Critical Thinking", la logique informelle et l'étude des sophismes (des "fallacies" ou "fallaces") sont inconnus en France, mais même s'ils étaient connus, ils seraient probablement considérés comme non philosophiques ;
  • la très haute idée que l'on se fait de la philosophie en France exclut que son enseignement puisse aussi consister en petits exercices de logique ou d'argumentation, la philosophie doit être un "gros machin transcendantal"22, une Weltanschauung, une cosmovision quelconque ;
  • l'opposition au courant analytique (très attentif à l'argumentation et la logique) ; la philosophie française se réclame (majoritairement) de ce qu'on appelle la "philosophie continentale"23, et s'oppose le plus souvent à la tradition analytique, notamment à l'Université, ... qui forme les professeurs.

2) La guerre des programmes et l'invention d'une opposition entre philosophie et argumentation

En 2001, le groupe d'experts chargés de la réforme des programmes présidé par le philosophe Alain Renaut propose d'introduire un apprentissage de l'argumentation. Cet axe majeur et innovant du projet est violemment combattu. Pourquoi ?

a) Le vieux préjugé français contre la pédagogie24

Malheureusement, en France ce sont souvent les professeurs de philosophie qui sont les plus violents détracteurs de la pédagogie ; la volonté d'introduire un apprentissage de l'argumentation a aussitôt été dénoncée comme une "dérive pédagogiste". Opposant de façon caricaturale l'instruction et l'éducation25, ils affirment que toute considération pédagogique est inutile et dangereuse, et sont soutenus par une Inspection Générale de Philosophie qui diabolise à cette époque les recherches didactiques. L'ancien doyen de l'Inspection, Jacques Muglioni, en a même fait un dogme professionnel car, dit-il, "la philosophie est à elle-même sa propre pédagogie"26. Selon ce même dogme, un cours "authentiquement philosophique" ne peut-être qu'une Leçon magistrale (comme à l'agrégation) définie comme "oeuvre personnelle"27 d'un Professeur qui se définit moins comme un enseignant que comme un "philosophe" qui doit penser "devant ses élèves", - acte sublime à la fois nécessaire et suffisant pour leur apprendre à philosopher !

b) Une doctrine ad hoc : philosophie versus argumentation

Tout projet d'apprentissage de l'argumentation est stigmatisé par ses opposants comme "dérive rhétorique" visant à soumettre la philosophie aux impératifs de la société communicationnelle, voire marchande. On rappelle alors la condamnation platonicienne d'une rhétorique identifiée à la sophistique (c'est une vieille ficelle mais qui fonctionne toujours). Une des associations de professeurs de philosophie, la très corporatiste et conservatrice APPEP, a même élaboré aussitôt une doctrine de l'enseignement de philosophie expliquant la profonde antinomie entre philosophie et argumentation (à la stupéfaction il faut bien le dire d'une grande partie de ses propres membres). Apprendre à argumenter conduirait inéluctablement à dénaturer la philosophie. Pourquoi ? Les articles de foi - les préjugés - de cette doctrine sont les suivants :

  • la philosophie ne recherche pas la vérité mais quelque chose de plus élevé : chaque philosophie est une pensée originale, un monument, une oeuvre d'art ;
  • la philosophie n'est pas de nature argumentative, l'ordre spéculatif (celui de la pensée pensante) est irréductible à l'ordre logique de la raison ordinaire ;
  • le discours philosophique s'auto-fonde : chaque grande philosophie thématise ses choix de langue, son mode d'expression et d'exposition, le statut qu'elle accorde aux méthodes, aux preuves, à la vérité ; on ne peut donc évaluer ses propositions que d'après ses propres normes, ce qui revient à dire qu'on ne peut la discuter que de l'intérieur, et jamais en réfuter un quelconque énoncé à partir d'une autre position philosophique ;
  • les philosophies sont incommensurables : les philosophes n'utilisent jamais les mêmes concepts, ne traitent jamais les mêmes problèmes : il est donc absurde de les confronter ; ce qui revient à nier toute dialogicité possible ;
  • l'argumentation ne fait pas progresser en philosophie : on répète ici les critiques d'un Descartes sur la stérilité du syllogisme (ou d'un Stuart Mill pour qui "rien n'a pu être prouvé par syllogisme qui ne fût déjà connu ou supposé auparavant"28.

c) Et les élèves ? Les éternels oubliés

Il faut bien que les élèves sachent argumenter ! Comment se résout la difficulté ? C'est très simple : les élèves doivent savoir argumenter et raisonner AVANT d'arriver en philosophie. Les programmes actuels affirment que "la maîtrise de l'argumentation" et "les capacités à mobiliser" qui consistent "à introduire à un problème, à mener ou analyser un raisonnement, à apprécier la valeur d'un argument, à exposer et discuter une thèse pertinente par rapport à un problème bien défini, à rechercher un exemple illustrant un concept ou une difficulté, à établir ou restituer une transition entre deux idées, à élaborer une conclusion" - bref tout l'apprentissage - reposent "sur les acquis de la formation scolaire antérieure". Ce qui est faux ! Dans leur cursus antérieur, les élèves n'apprennent ni à faire des discours ni à argumenter selon les normes de la philosophie : l'argumentation est étudiée en français sous un angle technique (les procédés argumentatifs) et pragmatique (leur efficacité en fonction de l'auditoire), et non pas sous un angle normatif.

La situation actuelle est manifestement absurde. On est passé d'une époque où les élèves (l'élite de la bourgeoisie) passaient une année entière à apprendre l'art du discours en Classe de Rhétorique et une grande partie de leur année de philosophie à étudier la logique et l'argumentation pour faire au total... des dissertations sur des sujets de cours29, à une époque où l'on exige d'eux sans aucune formation des dissertations personnelles sur des sujets imprévisibles qui supposent donc une part considérable d'invention et la connaissance (qui n'est plus transmise) des lieux argumentatifs communs de la philosophie. En d'autres termes, il faut que les élèves sachent et sachent faire ce qu'on refuse de leur apprendre, ils sont évalués sur ce qui ne leur a jamais été enseigné, y compris au baccalauréat.

IV/ Quelle place pour la logique et l'argumentation dans un enseignement secondaire de philosophie

Préambule : affirmation de la nature argumentative de la tradition philosophique

S'il y a controverse sur l'argumentation, c'est que l'enjeu réel est la conception même de la philosophie et de son enseignement. Au nom d'une conception oraculaire, esthétique, voire irrationaliste de la philosophie, on refuse la dimension logique et argumentative. On fait de la philosophie un art mystérieux et héroïque ("le risque de la pensée") auquel on ne peut, par conséquent, qu'initier l'élève et d'une seule manière, par son immersion brutale dans l'élément philosophique (ou plus exactement la parole magistrale d'un enseignant qui s'écoute parler). Il est pourtant évident que le discours philosophique est intrinsèquement argumentatif et dialogique : la philosophie, ce n'est pas les Mystères d'Eleusis. Et une thèse philosophique n'est ni une vérité révélée ni un théorème logiquement démontrable ; les philosophes passent d'ailleurs leur temps à échanger des arguments30. Alain Boyer relève très justement que toute la philosophie s'organise autour d'arguments dominateurs31 présentés comme autant de preuves de vérités premières et qui n'ont cessé d'être repris, discutés, reformulés : l'argument sceptique contre la connaissance (et toutes les variantes du Malin génie au cerveau dans une cuve), les arguments en faveur de l'existence de Dieu, l'argument humien contre l'identification de la causalité à la nécessité, etc. Et c'est bien la discussion des thèses et des arguments qui fait progresser la philosophie. Comment un enseignement secondaire de philosophie - fidèle à sa tradition - peut-il refuser d'accorder une place significative à l'apprentissage de l'argumentation, du raisonnement ou de la logique ?

Cela étant dit, quelle logique et quelle argumentation enseigner ? Il y a trois prétendants : l'approche linguistique ; la logique formelle ; la logique dite informelle.

1) Intérêt et limites des approches linguistiques

Les théories contemporaines de l'argumentation se développent surtout dans les sciences du langage : argumentation dans la langue (Oswald, Ducrot), argumentation dans le discours (Ruth Amossy), linguistique textuelle (J.M. Adam) et pragmatique (Jacques Moeschler et Anne Reboul). Ces travaux doivent certainement retenir l'attention du philosophe : ils rappellent la dimension rhétorique de toute parole, y compris philosophique.

Mais il est difficile d'en tirer quoi que ce soit pour une didactique de l'argumentation en philosophie au lycée et cela pour trois raisons :

  • il n'y a pas de théorie unifiée de l'argumentation, mais une multitude de théories concurrentes aux postulats opposés et aux approches fortement divergentes32 ;
  • les théories linguistiques sont descriptives et non pas normatives ; cela ne les empêche certes pas d'avoir une portée critique ; mais en philosophie, la perspective est toujours normative : la philosophie ne se contente pas d'argumenter, elle opère une réflexion critique sur la validité des arguments et de leur enchaînement, la nature des preuves ou des arguments ; la fonction argumentative du langage est toujours, en philosophie au service de la fonction "véritative" ;
  • la visée rhétorique est dominante, y compris dans la pragma-dialectique (Van Eemeren & Grootendorst) inspirée de Perelman. L'argumentation y est toujours définie comme effort pour agir sur son auditoire (fût-il universel), pour orienter sa façon de voir et de penser33 ; que ce soit pour persuader ou pour convaincre, la rationalité stratégique prévaut. C'est pourquoi on parle si fréquemment en classe de français de "stratégieargumentative" de l'auteur. Cette perspective rhétorique explique que les programmes de français affirment que l'argumentation "consiste à exprimer une opinion et à la défendre au moyen d'arguments adaptés au destinataire".

L'oubli de la norme de vérité fait problème pour le philosophe

Parce que l'argumentation est conçue commefinalisée par l'auditoire qu'il s'agit de persuader (ou de convaincre), et que tout auditoire est historiquement situé et particulier, on conclut en effet à la relativité des arguments au lieu, au temps et à l'auditoire. L'argumentation est toujours marquée par une forme d'arbitraire subjectif, individuel ou social, conventionnel ou historique : Voltaire argumente en direction des juges pour réhabiliter Calas ; Las Casas argumente en direction des légats du Pape. La valeur et la validité de l'argumentation restent relatives au contexte de l'échange. La rationalité du discours n'est appréhendée qu'à travers le combat d'idées, c'est une rationalité instrumentale au sens d'Horkheimer. À la suite encore de Perelman, on présente l'argumentation dans les classes de français par opposition à la démonstration, qui seule pourraient prétendre à l'objectivité, à l'impersonnalité, à l'impartialité34. L'Inspecteur de Lettres, Gérard Vignier, peut ainsi écrire : "un argument permet de faire admettre une conclusion sur la base d'une relation qui n'est pas de nature logique (nous serions sinon dans l'ordre de la démonstration), mais de nature idéologique (ce qui relève de valeurs plus ou moins partagées). Un argument ne dispose pas d'une force en soi. Cette force varie selon les époques, selon les milieux sociaux, selon la nature et la position des locuteurs, selon les environnements intellectuels"35. Si tout cela n'a évidemment rien de choquant dans l'enseignement du français, la philosophie ne peut trouver son compte dans un partage aussi singulier : il y aurait d'un côté, l'argumentation ressortissant toujours à la croyance plus ou moins rationnellement justifiée et à la subjectivité ; et de l'autre, le savoir, la connaissance, l'objectivité et la vérité - réservés à la démonstration scientifique dont on sait qu'elle n'a pas cours en philosophie. Il n'y aurait donc aucune place entre l'établissement de la vérité par voie démonstrative - le caractère contraignant de la preuve excluant toute discussion - et le régime des opinions où tout est infiniment discutable36. Sauf à récuser toute visée de vérité et toute norme rationnelle hors des sciences exactes, une telle conception est incapable de rendre compte du statut et du fonctionnement de l'argumentation dans les sciences critiques ou en philosophie.

2) Intérêt et limites de la logique classique

La place à accorder à la logique classique (traditionnelle ou moderne, syllogistique ou symbolique)dépendd'aborddes horaires de l'enseignement de la philosophie. Avec deux, trois ou quatre heures hebdomadaire de philosophie (dans la plupart des classes) et pendant une seule année, toute initiation à la logique est actuellement impossible. Mais abstraction faite des horaires, la logique classique a-t-elle un intérêt dans l'enseignement secondaire ?

a) Un peu de logique

Je crois que la syllogistique a peu d'intérêt sauf pour l'érudition qui n'est pas une visée du secondaire. L'appareil néo-scolastique traditionnel (théorie des termes, des propositions et du syllogisme) est bien trop lourd, complexe et nullement formateur de la capacité critique : personne ne raisonne par suite complète de syllogismes. La formalisation (tardive) de la syllogistique peut à la rigueur fournir quelques exemples pour illustrer de façon la différence entre la validité et la vérité d'un raisonnement et rassurer quelques lettrés : les élèves ne quitteront pas le lycée sans avoir entendu l'increvable "Tous les hommes sont mortels, Or Socrate est un homme...". Mais c'est surtout l'étude de l'enthymème qui est pédagogiquement la plus intéressante, pour le travail sur les présupposés des raisonnements ordinaires37. Il faudrait plutôt enseigner des éléments de logique moderne (les connecteurs logiques élémentaires et leur table de vérité, les schémas d'inférence) pour sensibiliser les élèves à la dimension logique du raisonnement (la validité), aux principeslogiques fondamentaux(identité, non-contradiction, tiers-exclu), aux règles élémentaires de l'inférence déductive (le modus ponens et le modus tollens), dont la violation (respectivement, affirmation du conséquent et négation de l'antécédent) annule un raisonnement. Il ne s'agirait nullement de philosopher sur le statut de la logique ou des logiques, mais seulement de faire comprendre qu'en philosophie on ne peut ni dire n'importe quoi ni raisonner n'importe comment, et qu'il y a bien des normes logiques à prendre en compte. Des éléments... mais guère plus et certainement pas les batteries d'exercices formels du calcul propositionnel (ou des prédicats) aussi inutiles que rebutants, et inappropriés dans un enseignement élémentaire de philosophie.

b) Très peu de logique

En effet, nous savons bien que les raisonnements en langage naturel ne sont pas formalisables dans les termes de la logique classique. Les connecteurs de la langue ne se comportent pas comme les ceux de la logique formelle (d'où les pièges !). Lorsqu'on dit, ordinairement, "si Marie va à la fête, alors Paul ira aussi", on comprend aussitôt que si Marie ne va pas à la fête, Paul n'ira pas ; or, en logique, c'est une faute puisque si Marie ne va pas à la fête, on ne peut rien en déduire et que c'est seulement si Paul n'y va pas qu'on peut inférer - par modus tollens - que Marie n'y va pas38. C'est que la conditionnelle du langage courant est souvent une bi-conditionnelle qui s'ignore39, un "si et seulement si" ; sauf que personne ne dirait ou n'écrirait si et seulement si Marie va à la fête, alors Paul ira aussi. Soumettre le discours ordinaire (philosophique ou non) aux normes de la logique formelle le rendrait étrange ou hautement comique. Et s'il fallait expliquer toutes les prémisses engagées par la moindre de nos affirmations, le discours serait tout bonnement impossible ou perclus de trivialités. De même, nous savons aussi que le raisonnement naturel repose sur toutes sortes d'inférences : des inférences logiques déductives ou inductives, des inférences sémantiques, des inférences pragmatiques40. Et si dans la démonstration (mathématique ou logique), l'organisation générale du raisonnement se fait toujours à l'identique, par le recyclage de la conclusion d'un pas antérieur en prémisse du pas suivant41, dans un raisonnement philosophique (ou commun), l'articulation des propositions ne se fait pas selon les règles de l'inférence démonstrative : l'enchevêtrement, l'agencement des arguments y est autrement complexe ; il faut alors d'autres outils d'analyse, comme les schémas en arbre de la logique informelle42.

La logique classique présente un intérêt certain mais très limité au lycée, parce qu'il est vain d'en attendre une amélioration significative des compétences argumentatives et discursives des élèves : elle ne les aide ni à mieux comprendre les textes philosophiques, ni à mieux raisonner lorsqu'ils discutent un problème philosophique (à l'oral comme à l'écrit).

3) Intérêt et limites de la logique informelle

C'est assurément la voie la plus prometteuse. On a vu que l'insuffisance de la logique classique était déjà à l'origine des nouvelles théories de l'argumentation43; c'est aussi la cause principale du développement - surtout aux Etats-Unis - de la logique dite informelle44. À l'origine, il y a les travaux de Charles Hamblin (Fallacies, 1970) sur les "sophismes", les "paralogismes", qui renoue avec une solide tradition allant des sophistes à Pareto en passant par Aristote, les médiévaux, Arnauld et Nicole, Bentham et Mill45. La logique informelle nourrit l'important courant théorique et pédagogique du Critical Thinking ou pensée critique. On apprend à l'élève à reconnaitre un argument, une prémisse, une conclusion, à analyser la structure des raisonnements et arguments courants. La perspective est critique (et donc normative) : l'élève apprend à évaluer la validité, la pertinence et la force d'une argumentation, à distinguer les arguments "sains" (dont les prémisses sont vraies) des arguments valides (dont les prémisses peuvent être fausses), etc. Ce courant renoue avec l'art de la disputatio, l'art d'argumenter par questions et réponses, cet art dialectique qui est, pour Aristote, à la fois un art de raisonner "sur tous les sujets qui peuvent se présenter"46 et un art d'interroger qui que ce soit sur quoi que ce soit, l'art de tout soumettre à une critique de type socratique : une péirastique47. La péirastique est cette "espèce d'éducation" (paideia tina)48 qui rend l'homme cultivé (pepaideumenos), capable de juger de tout discours non par la connaissance scientifique de l'objet (l'épistèmè tou pragmatos - propre au spécialiste), mais par l'aptitude à évaluer la plausibilité d'un discours en fonction de sa forme, de sa démarche49. C'est bien la finalité de la pensée critique (de la logique informelle) : former un certain type d'attitude (le penseur critique) et d'aptitude : celle qui permet d'évaluer tous les discours, ceux de l'opinion courante comme ceux des spécialistes.

Il y a trois limites du Critical Thinking ou de la logique informelle :

a) Pars destruens versus pars construens

La logique informelle fournit des outils indispensables à la formation de compétences critiques ; les exercices pratiqués développent la sensibilité aux normes de la rationalité et partant, les vertus épistémiques. Mais c'est uniquement la pars destruens ou négative de la pensée critique : on apprend à démonter des arguments, à en examiner la suffisance, la pertinence, la force50, mais dans un esprit particulier : il s'agit de ne pas se laisser tromper ! L'approche critique repose ici sur une sorte d'axiome de méfiance : le langage est trompeur et l'organisation sociale favorise la manipulation ... il faut donc s'armer. Conscients de cette limite, les promoteurs du Critical Thinking ont ensuite insisté sur la pars construens : apprendre à soutenir une thèse, à construire un raisonnement sain, une argumentation forte et pertinente51, et même à découvrir de nouveaux arguments (Alec Fischer y insiste beaucoup). On ne sort pas pour autant d'une perspective polémique : il s'agit toujours d'être mieux armé pour faire valoir et triompher "sa cause". Le modèle de la debate society (on expose une cause devant un jury) prévaut et on ne dépasse guère la rhétorique des conflits52.

b) Évaluation d'un argument, analyse critique d'une pensée

Que l'on doive éprouver la valeur d'un argument, cela va de soi. Mais on peut reprocher à bien des ouvrages de logique informelle de ne traiter que d'arguments isolés, de petites séquences argumentatives empruntés à la conversation ordinaire. L'analyse critique d'un discours philosophique est plus complexe, car on n'a pas affaire à des arguments isolés, mais à une pensée dont il faut saisir le mouvement et la cohérence globale. Un argument isolé n'a pas de sens, il faut pour l'évaluer être capable de le penser dans son articulation avec les autres arguments et thèses.

c) Une philosophie sans philosophie ?

Le Critical Thinking veut développer les "habiletés" (skills) et l'attitude du penseur critique. Il réduit trop souvent la philosophie à une logique d'évaluation de la fiabilité des croyances53. Cette réduction est très contestable. D'une part, la compétence critique n'a, en elle-même, rien de spécifiquement philosophique, c'est une compétence générale que l'on doit cultiver dans toutes les disciplines. D'autre part, la philosophie ne vise pas d'abord à évaluer de façon critique des propositions ou des raisonnements mais à penser des problèmes. Lorsqu'on réduit la compétence philosophique à la "pensée critique", on finit par concevoir un enseignement de philosophie sans philosophie. Si dans certains manuels anglo-saxons on présente la logique informelle comme un apprentissage philosophique, il faut bien constater que beaucoup ne contiennent pas une seule ligne de philosophie54. Les arguments analysés sont empruntés aux discours de la vie quotidienne, à des articles de journaux ou à des discours qui n'ont rien de philosophique, car le questionnement qui les sous-tend et la manière de discuter n'ont justement rien de philosophique.

Cela n'annule pas l'intérêt et la pertinence pédagogique d'un tel enseignement en philosophie, puisqu'il est le seul à proposer les outils et moyens d'un apprentissage explicite de la logique et de l'argumentation rationnelle. Il faudrait donc intégrer cet apprentissage dans le cursus philosophique et travailler ces compétences à partir de textes philosophiques. C'est ce que font et proposent des auteurs comme Alec Ficher (The logic of real argument), Pierre Blackburn (Logique et argumentation), ou encore Julian Baggini et Peter S. Fosl (The Philosopher's Toolkit).

Conclusion : pour un enseignement de philosophie fondé sur l'argumentation et les problèmes

On ne peut philosopher sans argumenter de façon rationnelle et donc critique, c'est entendu. Mais en philosophie, la fonction argumentative est subordonnée à la fonction problématisante. La logique philosophique est d'abord une logique de questionnement. Si pour discuter en philosophie, il faut assurément être capable d'évaluer des arguments ou d'en produire, la discussion philosophique ne se réduit pas à cette capacité d'argumenter pour soutenir ou réfuter une thèse : en philosophie, on argumente en fonction d'un problème. En poussant les choses, on pourrait presque direavec Michel Fabre qu'en philosophie on ne débat pas de thèses, sinon de manière seconde, on discute d'abord de problèmes, de questions55. Ce qui exige, comme l'a montré Michel Meyer56, que le discutant ait conscience que l'alternative reste toujours ouverte, que la contradiction se trouve toujours possible57, qu'on n'en a jamais fini avec une question philosophique, ou alors le problème philosophique disparait58. Or, l'argumentation s'inscrit le plus souvent dans une logique de réponse : il s'agit de défendre son opinion, sa thèse ; la forme dialogale des discours ordinaires, elle, n'implique pas une réelle dialogicité (cf. note 52).

L'obsession argumentative peut devenir un obstacle à la pensée philosophique, si on oublie que la raison philosophique est en premier lieu une raison questionnante, une raison dubitative59. La logique informelle (ou la pensée critique) doit être conçue comme une propédeutique qui prépare la discussion des problèmes philosophiques. Cette discussion suppose à son tour que les problèmes philosophiques soient enseignés aux élèves comme tels et dans leur dimension argumentative, c'est-à-dire par l'analyse des grandes thèses et argumentations fondatrices dont la variété même - la diversité des figures possibles de la rationalité - constitue pour la raison le problème. Ainsi, discuter du problème de la Vérité en philosophie, consistera à réfléchir en fonction des thèses et argumentations respectives60 du scepticisme, du relativisme, du dogmatisme, du criticisme. Ou encore, discuter le problème Corps-Esprit en philosophie, reviendra à examiner les thèses et argumentations du parallélisme, du dualisme causal et du physicalisme, etc. De même, pour la lecture : lire philosophiquement un texte (philosophique ou non), c'est être capable de retrouver derrière le réseau apparent des réponses et de leurs arguments le problème auquel il se rattache ; être capable de saisir les thèses philosophiques présupposées ou impliquées par le texte et, simultanément, les autres thèses qui, prises avec celles-là, constituent le problème61. Ce mouvement par lequel nous découvrons la variété des "réponses", nous ré-ouvrons en permanence le questionnement, et percevons ainsi la complexité du problème sous la simplicité apparente de la question, est ce qu'on nomme la "problématisation". L'argumentation en philosophie a donc ses lieux communs qui ne sont pas seulement les topoï argumentatifs de l'ancienne rhétorique. La topique philosophique est une "topique des problèmes" (nominalisme vs réalisme vs conceptualisme, dualisme vs monisme, matérialisme vs spiritualisme ou idéalisme, scepticisme vs dogmatisme vs criticisme, etc.). L'apprentissage de la logique et de l'argumentation en philosophie est donc inséparable de celui de la problématisation. Il suppose la connaissance (ou la découverte) des problèmes, thèses et argumentations fondatrices dont la discussion constitue l'histoire même de la philosophie.

L'apprentissage de la logique et de l'argumentation doit redevenir une partie essentielle de l'enseignement français de philosophie. De multiples raisons plaident en ce sens. D'abord le souci d'apprendre effectivement à raisonner et argumenter rationnellement ou de façon critique, contre l'illusion du spontanéisme spéculatif cultivé par les adeptes de la formule "il suffit de penser pour philosopher ou disserter". Ensuite, parce que c'est la condition pour que l'enseignement français de philosophie redevienne pleinement formateur et fasse de nouveau preuve de son utilité - pour tous. Enfin, parce que l'accès du plus grand nombre à la haute culture - qui est l'ambition d'une école réellement démocratique - suppose l'enseignement explicite des moyens logique et rhétorique qui en conditionnent l'appropriation. Tant que cela ne sera pas fait, l'ambition de "favoriser l'accès de chaque élève à l'exercice réfléchi du jugement" restera un voeu pieux.


(1) Elles correspondent respectivement à la 11ème et 12ème année du secondaire portugais. Cette division n'a pas totalement disparu, la classe de français domine la 11ème année et la philosophie n'apparaît qu'en 12ème année.

(2) Et non pas la "rhétorique restreinte" au sens de G. Genette. Par exemple, Suryrey, professeur de rhétorique au collège de Lisieux, explique très classiquement dans son programme (1814) que "l'Orateur, qui veut persuader, a trois devoirs essentiels à remplir : instruire, toucher et plaire. Pour réussir, il doit chercher la matière de son sujet, la disposer et l'orner, Quid dicat, et quo loco, et quo modo (Cicéron)".

(3) Dans la Nouvelle Rhétorique de Joseph-Victor le Clerc, manuel constamment réédité de 1822 à1891, la section "les Arguments" est la plus ample ("Le Syllogisme, l'Enthymème, l'Epichérème, le Sorite, le Dilemme, l'Exemple, l'Induction, l'Argument personnel. Lieux des arguments ou lieux communs : etc.") et la section sur la "disposition" comprend notamment "La preuve ou confirmation" ("choix des preuves. Ordre des preuves. Manière de les traiter, ou amplification oratoire. Liaison des preuves ; transitions") et "La réfutation" ("Des différentes manières de réfuter. De la plaisanterie. De la réfutation des faux raisonnements ou sophismes etc.").

(4) Edgar Quinet en porte témoignage : "Une seule chose s'était maintenue dans les collèges délabrés de l'Empire : la Rhétorique. Elle avait survécu à tous les régimes, à tous les changements d'opinion et de gouvernement, comme une plante vivace qui naît naturellement du vieux sol gaulois. Nul orage ne peut l'en extirper. Nous composions des discours, des déclamations, des amplifications, des narrations, comme au temps de Sénèque" (Histoire d'un enfant de mes idées, autobiographie, Paris, Hachette, 1903, p.130).

(5) Reprise de la division scolastique entre "logique formelle" (petite logique ou logique mineure) et "logique matérielle" (grande logique ou logique majeure)

(6) Bien que constituant le coeur de l'apprentissage du raisonnement, la syllogistique ne cesse d'être allégée tout au long du siècle. Ferréol Ferrard, auteur d'un médiocre manuel (Introduction à la philosophie ou nouvelle logique française, nouvelle éd., Paris 1822) en justifie la nécessité par une observation qui résume bien l'esprit du temps : "nous ne manquons pas d'ouvrages... sur la Logique, on peut même dire qu'il y a peu de sciences dont on se soit plus occupé [...] Mais [...] les uns, trop volumineux, sont propres à décourager la patience des jeunes gens [...] d'autres [...] sont si embarrassés dans leur pénible marche par une série de choses inutiles, tels les arguments in baroco, in barbara, les catégories, etc. qu'ils ne peuvent qu'ennuyer ou dégoûter les élèves ; [...] chose singulière, au milieu d'une telle abondance, le besoin d'un bon ouvrage élémentaire sur la logique se fait trop sentir ".

(7) Bruno Poucet, "De la rédaction à la dissertation", Histoire de l'éducation [En ligne], 89 | 2001, mis en ligne le 13 janvier 2009. - URL : http://histoire-education.revues.org/index844.html.

(8) Cette tradition pédagogique et philosophique issue des collèges des jésuites n'a jamais disparu des écoles françaises, et cela, malgré l'expulsion des jésuites en 1762, 1880 et 1901 et les réformes pédagogiques inspirées par les adversaires des jésuites, ceux de l'Encyclopédie, de l'Oratoire et de Port-Royal.

(9) La disputation ou argumentation est un exercice scolastique (néo-thomiste) très technique. La disputatio dialectica (modèle de la dissertation) ou argumentation dialectique se fonde sur des vérités probables et tend à la production d`une opinion ; elle se différencie de la disputatio doctrinalis (argumentation démonstrative portant sur la vérité), de la disputatio tentativa (argumentation expérimentale ou par induction) et de la disputatio sophistica (argumentation recourant aux sophismes). Voir Jean-Luc Solère, "Art dialectique ou Tristes Topiques ?" , L'enseignement philosophique, n° 6, 1991, pp.11-31.

(10) Voir par exemple, le très usité manuel d'Émile Boirac La Dissertation philosophique, 1890, qui reprend l'essentiel des traités de rhétorique.

(11) Comme le note l'ACIREPh (l'Association pour la Création des Instituts de Recherche sur l'Enseignement de Philosophie) dans son Manifeste pour l'enseignement de la philosophie : "Les élèves, dans leur grande majorité, sont très loin de courir le risque d'un excès de rhétorique. Le problème est bien plutôt qu'ils manquent généralement des outils de la rhétorique la plus élémentaire, la plus nécessaire et la plus légitime pour élaborer et développer leur pensée. Par exemple, ils ne savent pas comment s'y prendre pour articuler un raisonnement et sa réfutation, pour présenter une objection et y répondre, pour mener une analyse de notion ou de problème". (texte consultable sur www.acireph.org)

(12) La Commission d'enquête parlementaire créée en 1899 auditionne près de 200 personnalités (anciens ministres de l'Instruction publique, académiciens, universitaires, etc.) ; la commission de rénovation des programmes est mise en place le 14 juin 1900. La réforme est promulguée par décret en 1902.

(13) On se souvient, par exemple, de la description que Diderot et d'Alembert donnent des exercices de rhétorique dans les "collèges" : "En Rhétorique on apprend d'abord à étendre une pensée, à circonduire et allonger des périodes, et peu-à-peu l'on en vient enfin à des discours en forme, toujours ou presque toujours, en langue latine. On donne à ces discours le nom d'amplifications ; nom très-convenable en effet, puisqu'ils consistent pour l'ordinaire à noyer dans deux feuilles de verbiage, ce qu'on pourroit et ce qu'on devroit dire en deux lignes" (article "Collège" de L'Encyclopédie)

(14) Gustave Lanson, "Contre la rhétorique et les mauvaises humanités", L'Université et la société moderne, Paris, Colin, 1902, p. 111-112.

(15) Russell, History of western philosophy, 1946.

(16) Cf. par exemple ce qu'écrivait en 2000, le philosophe Alain Renaut dans son préambule au projet (abandonné) de programme de philosophie : "Dans une société démocratique, dont la dynamique ne cesse de se développer sous nos yeux secteur par secteur, il faut de plus en plus savoir argumenter, c'est-à-dire exposer ses idées à la discussion et discuter les idées des autres. Dans une culture où plus personne n'ignore que l' "argument d'autorité" n'est précisément pas un argument (parce qu'il est fondé sur un préjugé), seule une soumission volontaire à cette logique de l'argumentation peut valoir légitimation. Substituer à l'argument d'autorité l'autorité de l'argument...". L'énonciation de cette évidence provoquera pourtant une levée de boucliers chez les adversaires du projet !

(17) Cela se traduit aussi par la création de l'Enseignement Civique Juridique et Sociale (ECJS), qui a pour objectif d'apprendre à débattre de questions socialement vives. Mais là encore, la didactique de la discussion critique n'est pas (ou très peu) intégrée : les élèves sont censés savoir débattre de façon critique de toute sorte de question, sans jamais apprendre les normes rationnelles élémentaires d'une discussion critique.

(18) Par exemple, les travaux de Jean-Michel Adam (Les textes : types et prototypes, Nathan, 1992) et ceux de Dominique Guy Brassart ("Explicatif, argumentatif, descriptif, narratif et quelques autres. Notes de travail", dans Recherches, 1 3, 1990).

(19) Sur la cohérence textuelle, voir par exemple J-M. Adam (Éléments de linguistique textuelle, Mardaga, 1990) et Michel Charolles ("Introduction aux problèmes de la cohérence des textes", Langue française, vol. 38, mai 1978, p. 7-41).

(20) Sur l'historique qui a abouti à l'identification de ce type de textes et les difficultés de définition : Beck I., Vaillant M. (1998) Comprendre un texte argumentatif, Annales de didactique et de sciences cognitives 6, pp. 89-115.

(21) L'ouvrage d'Alain Boissinot (Les textes argumentatifs, Bertrand Lacoste, 1992) fait référence.

(22) Selon le mot de Pascal Engel ("Entretien de Pascal Engel avec Lionel Foure et Claude Obadia", le philosophoire, La Raison n°28, Printemps-Eté 2007)

(23) Cf. Kevin Mulligan, "C'était quoi la philosophie dite "continentale" ?", in K. O. Apel, J. Barnes et al. Un siècle de philosophie 1900-2000, Folio Essais, Paris, Gallimard, pp. 332-366.

(24) Ce qu'Émile Durkheim déplorait : "Il y a tout d'abord un vieux préjugé français qui frappe d'une sorte de discrédit la pédagogie d'une manière générale. Elle apparaît comme un mode très inférieur de spéculation. (...) Il y a là une bizarrerie de notre humeur nationale que je ne me charge pas d'expliquer. Je me borne à la constater." (Éducation et Sociologie, chap. II, 1922).

(25) Sur cette question, se reporter à la très éclairante mise au point de Michel Fabre, "Les controverses françaises sur l'école : la schizophrénie républicaine", in Éducation et francophonie, Volume XXX, No 1, printemps 2002 (http://www.acelf.ca/c/revue/revuehtml/30-1/03-Fabre.html).

(26) Pour comprendre les enjeux des controverses sur l'enseignement de philosophie en France, cf. "Nouveauté ou permanence dans les débats à propos de l'enseignement philosophique" de Francis Marchal (in L'enseignement de la philosophie à la croisée des chemins, Paris, CNDP, 1994), et le Manifeste de l'ACIREPh (les deux textes sont disponibles sur le site de l'ACIREPh : www.acireph.org)

(27) On retrouve cette idéologie dans l'article "Philosophie" de l'Encyclopedia Universalis (version française) écrit - pour la partie enseignement - par les sectateurs de cette doctrine anti-pédagogique.

(28) Stuart Mill, Système de Logique (T.I, livre II, chap. III).

(29) On ne demandait le plus souvent qu'une restitution organisée de connaissances ; d'où l'appellation originelle de composition philosophique.

(30) Et Descartes que nombre de théoriciens de l'argumentation présentent comme le grand responsable du discrédit jeté sur la dialectique, n'a cessé de discuter et d'argumenter dans ses Objections et réponses avec Mersenne, Hobbes, Arnauld, Gassendi.

(31) Voir son très bel article : "Cela va sans le dire. Éloge de l'enthymème", Hermès n° 15, 1995.

(32) Comme l'écrivent Philippe Breton et Gilles Gauthier : "loin de constituer un objet unique, l'argumentation donne aujourd'hui lieu à une pléthore d'études variées qui se déploient dans de nombreuses directions. Elles forment une nébuleuse extrêmement éclatée". (Histoire des théories de l'argumentation, éd. La Découverte, 2000, p.69). Pour une présentation synthétique du champ d'étude, cf. Marianne Doury et Sophie Moirand, L'Argumentation aujourd'hui, positions théoriques en confrontation (Presse Sorbonne Nouvelle, 2004 / réimp. 2009 p. 9-16) ; Ruth Amossy et Roselyne Koren, "Rhétorique et argumentation : approches croisées", in Argumentation et Analyse du Discours, n° 2 2009 ; http://aad.revues.org/index561.html) ; ou encore l'introduction de l'Argumentation dans le Discours de Ruth Amossy (Armand Colin, 2ème éd., 2009 p.7-37).

(33) Cette définition est empruntée à Chaïm Perelman (in L'empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Paris : Vrin, 1977, p. 23). Chez Chaïm Perelman et Oswald Ducrot, l'opposition est nette entre argumentation (valeur de croyance) et démonstration (valeur de vérité). Voir Chaïm Perelman , livre cité ; Oswald Ducrot , Les mots du discours, 1980, et Le dire et le dit, 1984 aux Éditions de Minuit ; Stephen Toulmin, Les usages de l'argumentation, PUF, 1993. Ou se reporter à l'ouvrage synthétique de Christian Plantin (1990) Essais sur l'argumentation, Éditions Kimé. Stephen Toulmin dépasse cette opposition dans la mesure où il rapporte la validité d'un énoncé d'abord à la structure du discours (sa rationalité) et fait dépendre cette validité de celle des prémisses au sein d'un domaine de référence ; sa perspective est normative.

(34) La démonstration mathématique est présentée comme prenant en charge un objet et visant uniquement à établir la validité d'une proposition le concernant. D'où le caractère impersonnel de la démonstration : une succession de propositions sans pôle énonciatif et dont l'écriture n'est pas commandée par le souci d'obtenir l'adhésion de l'auditoire, gage d'objectivité et de vérité. L'argumentation n'existerait que par son auteur et l'engagement personnel de celui-ci au service de la cause qu'il défend. Ainsi la démonstration transcenderait la subjectivité qui entache nécessairement les "textes argumentatifs".

(35) http://www.lettres.ac-versailles.fr/article.php3?id_article=550 (consulté en décembre 2009).

(36) La disjonction entre vérité et argumentation n'est d'ailleurs probablement pas assumée. Qui peut croire, en effet, qu'en étudiant la "stratégie argumentative" d'un texte de Montesquieu contre l'esclavage, nos collègues de français n'y voient qu'un discours dont le sens et la valeur n'excèderaient pas le groupe social et culturel d'appartenance de l'individu Montesquieu (ou celui de son destinataire) ? Qui doute de la vérité de la thèse de Montesquieu et de la justesse de ses arguments ? Et lequel n'est pas très certain de la fausseté des thèses du Code Noir et des arguments qui les soutiennent? Mais, c'est l'avantage de la philosophie spontanée que de pouvoir s'accommoder de contradictions et soutenir ainsi un relativisme parfaitement inconséquent.

(37) De nouveau, voir Alain Boyer, Cela va sans le dire. Éloge de l'enthymème, Hermès n° 15, 1995.

(38) Autre exemple avec la conjonction : dans la phrase "Pierre ouvrit la porte et entra dans la pièce", le "et" ne peut s'analyser comme la conjonction logique (le connecteur "?"). Si cela était le cas, le "?" étant commutatif (A ? B ? B ? A), alors on tiendrait pour équivalent de dire Pierre ouvrit la porte et entra dans la pièce et Pierre entra dans la pièce et ouvrit la porte. Or ces deux phrases ne sont évidemment pas équivalentes car le "et" qu'elles contiennent est l'indice d'une succession.

(39) Autre exemple : si l'homme est coupable, alors il sera puni. Une interprétation du "si" comme implication logique nous obligerait à admettre comme vraie la phrase si l'homme n'est pas coupable alors il sera puni. Ici aussi le connecteur langagier "si" signifie en vérité "si et seulement si". Mais ce n'est pas ainsi que l'on parle ou écrit... naturellement.

(40) Par exemple, si je dis "Brutus a assassiné César, donc César est mort", l'inférence est purement sémantique et non pas logique. Si je dis Pierre a pris le menu à 18 euros, donc Pierre a payé 18 euros, l'inférence n'est ni logique ni sémantique, elle est pragmatique. L'inférence pragmatique est "défaisable" ou annulable, par exemple si on nous répond ici "non, car il a pris en plus un café". La théorie des implicatures de P. Grice fournit un cadre pour expliquer ces inférences (P. Grice, La logique de la conversation, 1975, trad. fr. in Communications, 30, 1979, 57-72).

(41) Sur argumentation et démonstration, on lira les articles déjà anciens mais toujours stimulants de Raymond Duval : "Argumenter, Démontrer, Expliquer : continuité ou rupture ?", Petit X n°31, IREM de Grenoble (1993) et "Pour une approche cognitive de l'argumentation" in Annales de Didactique et de Sciences Cognitives 3, 195-221, IREM de Strasbourg.

(42) Pour une illustration de la méthode cf. Alec Fischer, The logic of real arguments, Cambridge University Press, 2007 (4ème éd); et surtout, Pierre Blackburn, La logique de l'argumentation, ERPI, 2002 (2ème éd.).

(43) De la Nouvelle Rhétorique de Perelman à la Nouvelle dialectique de F. H. Van Eemeren et R. Grootendorst, en passant par Logique et Langage de Jean Blaise Grize.

(44) Par exemple, Johnson et Blair, Logical self-defense, McGraw-Hill Ryerson (1977) ; Woods, What is informal logic ? In Blair & Johnson (Eds.), Informal Logic: The First International Symposium (1980). Pour en savoir plus sur ce mouvement voir l'article Informal Logic de la Stanford Encyclopedia : http://plato.stanford.edu/entries/logic-informal.

(45) L'étude des sophismes ("fallacies" ou "fallaces") est plaisante, elle aiguise l'esprit critique et peut se faire sur toutes sortes de textes : textes d'opinion, articles de journaux, discours d'hommes politiques, jusqu'aux plus sophistiqués des textes intellectuels patentés qui ne sont justement pas exempts de grossiers sophismes (pétition de principe, sophisme d'équivocité, faux dilemmes, argument de la pente fatale, etc.).

(46) Aristote, Topiques, 100 a 19-20.

(47) C'est aussi la définition d'un genre de dialogue auquel appartient le Thétéète par exemple (Cf. son sous-titre).

(48) Aristote, Parties des animaux, I, 1, 639 b 1-10.

(49) Ibidem : "pouvoir porter un jugement pertinent sur la forme bonne ou mauvaise d'un exposé [...] c'est à cela précisément que nous reconnaissons l'homme cultivé (pepaideumenon) [...] avec cette restriction, toutefois, que nous regardons cette personne cultivée comme capable de juger à elle seule pour ainsi dire de tout, tandis qu'une autre [le spécialiste] n'est à même de le faire que dans un domaine déterminé".

(50) Le vocabulaire est variable d'un auteur à un autre mais disons que l'on retrouve toujours ces deux éléments pour évaluer la force d'un argument : 1° la vérité ou la plausibilité des prémisses (leur acceptabilité) 2° la pertinence (ou la suffisance) à l'égard de la conclusion ; certains distinguent une troisième condition : la robustesse de l'argument selon que les prémisses entraînent ou non la vérité de la conclusion, ce qui revient à s'interroger sur la validité de l'inférence, sachant qu'il s'agit rarement de la validité déductive mais bien plus souvent d'une validité plus souple, plus informelle (se demander s'il est bien vrai qu'en admettant que les prémisses soient vraies, la conclusion le serait aussi, "au-delà de tout doute raisonnable" par exemple).

(51) Cf.par exemple, Alec Fischer qui préfère parler pour cette raison de "Critico-creative thinking" (Critical thinking, an Introduction, Cambridge University Press, 2008, p.13). La thèse est au demeurant douteuse car si la logique informelle permet d'être plus sensible pour soi et les autres au respect de critères logiques étendus, il ne s'ensuit pas qu'elle puisse nous aider dans cette partie décisive de l'argumentation philosophique qui est l'inventio proprement dite des "arguments". C'est la limite d'un apprentissage de la pensée critique coupé de la connaissance de la philosophie : les grands problèmes, les thèses et argumentations fondatrices ; en d'autres termes : une Topique philosophique.

(52) Marina-Oltea Paunescu relève que, dans un débat, "le consensus est atteint lorsque je réponds à la place d'autrui, qui rentre dans ma logique, se rend à ma réponse, assume ma vérité. Malgré le dialogisme postulé de ce type d'interaction, on peut donc douter que la prise en compte du discours adverse suffise à ouvrir l'espace du débat au dialogue. En d'autres termes, la forme dialogale du débat ne suffit pas à garantir sa constitution dialogique" (" L'héritage épistémologique de l'argumentation : propositionnalisme et problématologie", in Argumentum, n° 4/2005-2006, note 5, pp. 34-35,).

(53) Par exemple, Robert Ennis définit ainsi la Pensée Critique : "critical thinking is reasonable, reflective thinking that is focused on deciding what to believe or do" (Norris S., Ennis R. Evaluating critical thinking. Pacific Grove, California: Midwest Publications, 1989).

(54) C'est le cas du grand classique de Douglas Walton : Informal Logic, a pragmatic approach (Cambridge University Press, 2nd ed., 2008). La 1ère édition (peu différente) avait seulement pour titre Informal Logic mais avait un sous-titre qui en indiquait bien la destination pédagogique : A handbook for critical argumentation.

(55) Michel Fabre, "Entre intégrisme et relativisme : la problématisation comme émancipation", communication aux Premières Rencontres de la SOFPHIED (Société française de philosophie de l'éducation). - sofphied.asso.free.fr/cariboost1/cariboost_files/michel_fabre_txtpc.pdf

(56) Cf. Michel Meyer, De la problématologie (Paris, PUF, 2008) et Michel Fabre, Philosophie et pédagogie du problème (Paris, Vrin, 2009).

(57) Comprendre un problème en philosophie, c'est comprendre pourquoi il y a nécessairement problème, comprendre l'apodicticité du problème. La conscience des alternatives est donc bien la condition de la compréhension.

(58) Il y a ainsi des problèmes philosophiques qui disparaissent (on ne discute plus aujourd'hui pour savoir si la souveraineté politique est de droit divin (alors que Locke ou Rousseau...) et d'autres qui apparaissent (" les machines pensent-elles ? "). On peut interpréter cette disparition à la manière de Wittgenstein (la clarification dissout le problème) ou à la manière de Russell (la science résout le problème).

(59) Ou "un art de raisonner en disputant" (ratio per quaestiones disputandi), cf. Alain De Libera, "La pensée médiévale" (in Encyclopédia Universalis) ; cf. aussi sur ce thème Alain de Libera "Introduction" [en collaboration avec I. Rosier] in Argumentation in the Middle Ages, éd. par A. de Libera et I. Rosier, Argumentation 1/4 (1987), p. 355-364.

(60) C'est pour cette raison que la philosophie est nécessairement dialogique : sans cette dialogicité, il n'y aurait pas de problématicité.

(61) Cf. Michel Fabre : on n'a pas compris un texte de philosophie tant qu'on n'a pas saisi le problème qui est à son origine et "comprendre exige de distinguer deux plans : le plan des réponses (des phrases manifestes) et celui des problèmes (le plus souvent implicites) dont ces phrases constituent les réponses" ("Entre intégrisme et relativisme : la problématisation comme émancipation", cf. note 55).