Atelier d'apprentissage du philosopher sur "Mémoire et utopie"

I- Séance 1 (29/04/2010)

Compte-rendu réalisé par Christine et Nicolas, corrigé par Philippe

Présentation du déroulement de chaque séance par Philippe Corcuff

Il faut trois personnes (différentes à chaque séance) : une pour donner la parole ; deux pour faire le compte-rendu qui doit être remis à Philippe le mardi suivant au plus tard.

Premier tour de table : Philippe Corcuff puis chacun se présente (nom, prénom)

Présentation et définition des termes de l'intitulé (Ph. C.)

La forme de l'atelier s'inspire de celui de Michel Tozzi, cofondateur de l'UP de Narbonne et créateur des ateliers d'apprentissage du philosopher.

1. Atelier : dans l'idée d'atelier, il y une dimension artisanale et coopérative (coopération d'individualités). Dans un cours classique, on diffuse un savoir. Dans l'atelier, l'intervenant intervient pour reformuler, pousser la pensée.

L'intérêt se porte sur la fabrication plus que sur le résultat. L'important est comment se fabriquent les idées, l'argumentation, plus que l'idée elle-même.

Il y a un processus de coproduction de réflexion assistée par l'animateur.

2. Apprentissage : processus individuel et progressif par tâtonnement. Les erreurs sont formatrices. : "Il n'est pas de remède contre la clairvoyance : on peut prétendre éclairer celui qui voit trouble, pas celui qui voit clair." Cf. Clément Rosset, Le Réel - Traité de l'idiotie (éditions de Minuit, 1977) L'important est d'accepter ses propres limites : celui qui sait n'apprend pas.

Travail personnel avec correction mutuelle et apport de l'animateur.

3. Philosopher : emploi du verbe et nom du substantif. Il ne s'agit pas de connaître des thèses philosophiques mais de fabriquer des raisonnements philosophiques. Produire des arguments philosophiques et s'interroger sur leur cohérence : considérer la philosophie comme un mouvement qui permet de penser par soi-même. Se mettre à distance des préjugés, des dogmes, des stéréotypes ? Cf. la philosophie grecque et la philosophie des Lumières dans lesquelles il y a une dimension critique : penser par soi-même, c'est aussi penser contre soi-même, contre ses propres évidences. La démarche compte plus que le contenu.

Présentation de l'atelier (Ph. C.)

Le travail se fera à partir de trois outils : lecture de textes (dont chansons), expression orale, écriture.

1. Second tour de table : chacun exprime ce qu'il entend par "mémoire" et " utopie" et sur le lien entre les deux : utopie / mémoire ; imaginaire / réel ; futur / passé

Utopie : infine/datée ; aller vers/réalisée ; collectif/individuel ; positif/négatif ; gauche/droite.

Ce qui peut-être négatif pour certains peut-être positif pour d'autres.

Mémoire : obstacle/stimulant à l'utopie ; mémoire des utopies ; mémoire/histoire ?

2. Étymologie des termes "mémoire" et "utopie" (Ph. C.)

Mémoire (memoria, en 1050 en France) : a) Aptitude à se souvenir (c'est une capacité) ; b) stock de souvenirs ; et c) action de se souvenir. La mémoire apparaît liée aux souvenirs.

Utopie (utopia) : néologisme de l'écrivain anglais Thomas More en 1516. Le sens premier d'utopie est approximativement "sans lieu", "qui se trouve nulle part".

3. Lecture d'extrait de L'utopie de T. More (livre premier pp. 19, 36, 43-48) et livre second (pp. 112-125). T. More fut conseiller du prince puis du roi, il fut décapité pour son refus de suivre le roi lors de l'anglicanisation.

Extraits de Thomas More (1478-1535)

"Thomas More : Il est évident, Raphaël, que vous ne cherchez ni la fortune, ni le pouvoir, et quant à moi, je n'ai pas moins d'admiration et d'estime pour un homme tel que vous que pour celui qui est à la tête d'un empire. Cependant, il me semble qu'il serait digne d'un esprit aussi généreux, aussi philosophe que le vôtre, d'appliquer tous ses talents à la direction des affaires publiques, dussiez-vous compromettre votre bien-être personnel ; or, le moyen de le faire avec le plus de fruit, c'est d'entrer dans le conseil de quelque grand prince ; car je suis sûr que votre bouche ne s'ouvrira jamais que pour l'honneur et pour la vérité. Vous le savez, le prince est la source d'où le bien et le mal se répandent comme un torrent sur le peuple ; et vous possédez tant de science et de talents que, n'eussiez-vous pas l'habitude des affaires, vous seriez encore un excellent ministre sous le roi le plus ignorant.
Raphaël Hythloday : Vous tombez dans une double erreur, cher Morus, répliqua Raphaël; erreur de fait et de personne. Je suis loin d'avoir la capacité que vous m'attribuez; et quand j'en aurais cent fois davantage, le sacrifice de mon repos serait inutile à la chose publique. (...)
T.M. : (...) N'est-ce pas un devoir pour vous, comme tout bon citoyen, de sacrifier à l'intérêt général des répugnances particulières ? Platon a dit : L'humanité sera heureuse un jour, quand les philosophes seront rois ou quand les rois seront philosophes. Hélas! Que ce bonheur est loin de nous, si les philosophes ne daignent pas même assister les rois de leurs conseils ! (...)
R.H. : (...) Mais, dîtes-moi, cher Morus, prêcher une pareille morale à des hommes qui, par intérêt et par système, inclinent à des principes diamétralement opposés, n'est-ce pas conter une histoire à des sourds ? (...) .
T.M.  : (...) Ainsi convient-il d'agir, quand on délibère sur les affaires de l'État, au sein d'un royal conseil. Si l'on ne peut pas déraciner de suite les maximes perverses, ni abolir les coutumes immorales, ce n'est pas une raison pour abandonner la chose publique. (...) Suivez la route oblique, elle vous conduira plus sûrement au but. Sachez dire la vérité avec adresse et à propos; et si vos efforts ne peuvent servir à effectuer le bien, qu'ils servent du moins à diminuer l'intensité du mal : car tout ne sera bon et parfait que lorsque les hommes seront eux-mêmes bons et parfaits. Et avant cela, des siècles passeront.
Raphaël répondit : "Savez-vous ce qui m'arriverait de procéder ainsi? C'est qu'en voulant guérir la folie des autres, je tomberais en démence avec eux. Je mentirais, si je parlais autrement que je vous ai parlé. (...). Si je rapportais les théories de la république de Platon, ou les usages actuellement en vigueur chez les Utopiens, choses très excellentes et infiniment supérieures à nos idées et à nos moeurs, alors on pourrait croire que je viens d'un autre monde, parce qu'ici le droit de posséder en propre appartient à chacun, tandis que là tous les biens sont communs. (...). Vous dites : "Quand on ne peut pas atteindre la perfection, il faut au moins atténuer le mal." Mais ici, la dissimulation est impossible, et la connivence est un crime (...). Il n'y a donc aucun moyen d'être utile à l'État, dans ces hautes régions. L'air qu'on y respire corrompt la vertu même. Les hommes qui vous entourent, loin de se corriger à vos leçons, vous dépravent par leur contact et l'influence de leur perversité; et si vous conservez votre âme pure et incorruptible, vous servez de manteau à leur immoralité et à leur folie. Nul espoir donc de transformer le mal en bien, par votre route oblique et vos moyens indirects...".

Livre premier (pp.19, 36, 43-48)

"Dès que Raphaël eut achevé son récit, il me revint à la pensée grand nombre de choses qui paraissent absurdes dans les lois et moeurs des Utopiens, telles que leur système de guerre, leur culte, leur religion, et plusieurs autres institutions. Ce qui surtout renversait toutes mes idées, c'était le fondement sur lequel s'est édifiée cette république étrange, je veux dire la communauté de vie et de biens, sans commerce d'argent. Or, cette communauté détruit radicalement toute noblesse et magnificence, et splendeur et majesté, choses qui, aux yeux de l'opinion publique, font l'honneur et le véritable ornement d'un État. Néanmoins, je n'élevai à Raphaël aucune difficulté, parce que je le savais fatigué par sa narration. En outre, je n'étais pas bien sûr qu'il souffrît patiemment la contradiction. Je me rappelais l'avoir entendu censurer vivement certains contradicteurs (...). Car si, d'un côté, je ne puis consentir à tout ce qui a été dit par cet homme, du reste fort savant sans contredit et très habile en affaires humaines, d'un autre côté, je confesse aisément qu'il y a chez les Utopiens une foule de choses que je souhaite voir établies dans nos cités. Je le souhaite plus que je ne l'espère".

Livre second (pp. 122-125)

Extrait de L'utopie - Discours du très excellent homme Raphaël Hythloday sur la meilleure constitution d'une république par l'illustre Thomas More vicomte et citoyen de Londres noble ville d'Angleterre (1ère éd. latine sous le titre d'Utopia en 1516 ; trad. franç. de V. Stouvenel, revue et annotée par M. Bottigelli, Paris, Librio, 1999).

Suite à ces textes, question de Philippe : quel est le rapport à l'utopie ? Les deux personnages tiennent des discours que l'on peut opposer ainsi : pragmatisme/utopie ; et réformisme/révolution.

TM invite RH à participer aux hautes affaires de la société (il faut occuper une fonction au sommet de l'État) pour "diminuer l'intensité de mal". RH dit que le pouvoir corrompt : "nul espoir...".

Discussion : faut-il participer à l'État ou être dans la révolution ? Les hommes sont-ils bons et parfaits, puis corrompus par l'État ? L'État peut-il / doit-il rendre les hommes bons ? L'optimisme peut produire des catastrophes et le pessimisme des choses positives. Les penseurs réformateurs ont une vision plutôt pessimiste de l'homme, les penseurs révolutionnaires une vision plutôt optimiste. Mais tous veulent transformer les hommes. La dernière phrase dans la traduction a posé débat "Je le souhaite plus que je ne l'espère." David propose une troisième option, entre les deux pôles (pragmatisme/utopie, réformisme/révolution).

Les lectures de ce livre ont changé selon les époques. Pour certains, le personnage de Thomas More est Thomas More lui-même. Pour d'autres, c'est le personnage d'Hythloday qui serait Thomas More (point de vue qui ferait de Thomas More un "communiste" avant l'heure).

Pour P. Corcuff, il faut prendre aussi en compte la construction même du texte, ce qui ouvre sur la troisième possibilité, entre pragmatisme/réformisme d'une part, révolution/utopie d'autre part.

Le personnage T. More a besoin d'éléments ramenés par Hythloday de l'île d'Utopie pour améliorer la vie en Angleterre.

Dans le dialogue on rend compte des deux types d'arguments sans forcément les invalider ; c'est justement la validité respective des arguments qui importe.

La conclusion (2e extrait) est plutôt balancée : il y a des choses qui vont, chez les Utopiens, et d'autres qui ne vont pas.

L'utopiste est sans humour, sans ironie. Or, les tournures ironiques du personnage T. More mettent une certaine distance avec l'utopie, avec l'absolu, sans pour autant les invalider. Il ne faut donc pas voir seulement ce qui est exprimé, mais aussi la façon de l'exprimer.

Le dialogue montre un retour à la pensée grecque (dialogues de Platon).

Quelques adresses électroniques : dans Wikipedia on trouve des entrées pour Corcuff, Hadot (mort le 25 avril 2010, voir http://www.liberation.fr/culture/0101632444-hadot-une-vie-philosophique), More, Rosset. Et pour Michel Tozzi : http://www.philotozzi.com/

II- Séance 2 (06/05/2010)

Compte-rendu réalisé par Evelyne et Bernard, corrigé par Philippe

Christophe donne la parole. Synthèse de la première séance par Philippe.

Dans un énoncé philosophique on doit distinguer : ce qui est explicitement énoncé ; le mode d'énonciation. Par exemple, dans le texte précédent, T. More a besoin des éléments de l'utopie, il utilise le dialogue, l'ironie et présente une conclusion balancée, cela introduit dans le mode d'énonciation une dynamique entre utopisme et pragmatisme.

Présentation de la séance de ce jour et des suivantes :

  • 2e séance : écoute et analyse de textes de chansons : simple.
  • 3e séance : lecture de textes philosophique : un peu plus compliqué.
  • 4e séance : lecture de textes sur la méthode : encore plus compliqué.

Cette progression se présente un peu comme une randonnée de montagne, d'abord un peu de pente (la chanson), ensuite la pente sera plus raide.

Écoute de quatre chansons avec analyses entre chaque, puis après écoute de la 5e, chacun rédige un court texte qu'il lira ensuite aux autres.

1re chanson

"Attendez que ma joie revienne/Et que se meure le souvenir/De cet amour de tant de peine/Qui n'en finit pas de mourir./Avant de me dire je t'aime,/Avant que je puisse vous le dire,/Attendez que ma joie revienne,/Qu'au matin je puisse sourire.
Laissez-moi. Le chagrin m'emporte/Et je vogue sur mon délire./Laissez-moi. Ouvrez cette porte./Laissez-moi. Je vais revenir./J'attendrai que ma joie revienne/Et que soit mort le souvenir/De cet amour de tant de peine/Pour lequel j'ai voulu mourir./J'attendrai que ma joie revienne,/Qu'au matin je puisse sourire,/Que le vent ait séché ma peine/Et la nuit calmé mon délire.
Il est, paraît-il, un rivage/Où l'on guérit du mal d'aimer/Les amours mortes y font naufrage, Épaves mortes du passé./Si tu veux que ma joie revienne,/Qu'au matin, je puisse sourire/Vers ce pays où meurt la peine/Je t'en prie, laisse-moi partir./Il faut de mes amours anciennes/Que périsse le souvenir/Pour que, libérée de ma chaîne/Vers toi, je puisse revenir.
Alors, je t'en fais la promesse/Ensemble nous irons cueillir/Au jardin fou de la tendresse
La fleur d'amour qui va s'ouvrir/Mais c'est trop tôt pour dire je t'aime/Trop tôt pour te l'entendre dire./La voix que j'entends, c'est la sienne./Ils sont vivants, mes souvenirs./Pardonne-moi : c'est lui que j'aime./Le passé ne veut pas mourir".
Barbara, Attendez que ma joie revienne,

1963, 2'44, cf. Daniel Bensaïd, Le pari mélancolique (éditions Fayard, 1997).

Partage entre le désir d'une nouvelle expérience et la contrainte d'une nouvelle déception.

Nécessité de l'oubli pour aller vers l'autre.

La mémoire est plutôt un obstacle.

Idée volontaire mais le passé ne veut pas mourir.

Analyse de Philippe : la mémoire peut être un blocage à l'utopie, ici le passé est plutôt négatif ; il y a la douleur de s'être trompé mais le désir subsiste. Maintien de l'utopie avec poids prépondérant du passé, ce qui renvoie à la phrase de Marx "Le mort saisit le vif". La chanson renvoie à la figure de la mélancolie romantique (nostalgique)

2e chanson

"Hier encore/J'avais vingt ans/Je caressais le temps/Et jouais de la vie/Comme on joue de l'amour/Et je vivais la nuit/Sans compter sur mes jours/Qui fuyaient dans le temps
J'ai fait tant de projets/Qui sont restés en l'air/J'ai fondé tant d'espoirs/Qui se sont envolés/Que je reste perdu/Ne sachant où aller/Les yeux cherchant le ciel/Mais le coeur mis en terre
Hier encore/J'avais vingt ans/Je gaspillais le temps/En croyant l'arrêter/Et pour le retenir/Même le devancer/Je n'ai fait que courir/Et me suis essoufflé
Ignorant le passé/Conjuguant au futur/Je précédais de moi/Toute conversation/Et donnais mon avis/Que je voulais le bon/Pour critiquer le monde/Avec désinvolture
Hier encore/J'avais vingt ans/Mais j'ai perdu mon temps/Á faire des folies/Qui ne me laissent au fond/Rien de vraiment précis/Que quelques rides au front/Et la peur de l'ennui
Car mes amours sont mortes/Avant que d'exister/Mes amis sont partis/Et ne reviendront pas/Par ma faute j'ai fait/Le vide autour de moi/Et j'ai gâché ma vie/Et mes jeunes années
Du meilleur et du pire/En jetant le meilleur/J'ai figé mes sourires/Et j'ai glacé mes pleurs/Où sont-ils à présent/Á présent mes vingt ans ?".
Ici, la jeunesse est associée à l'espoir, mais plus tard constat que rien ne s'est réalisé.
Il a toujours été dans le présent plutôt que dans le projet, ne s'est pas soucié de l'avenir.
Il en éprouve de la culpabilité.

Hier encore, Charles Aznavour, 1964, 2'20.

Analyse de Philippe : l'auteur est dans un présent perpétuel déconnecté du passé et de l'avenir. Le passé et le futur n'ont pas d'importance, c'est une des caractéristiques des temps modernes d'après l'historien François Hartog (Régimes d'historicité, Seuil, 2003). Il explique que dans un premier temps, on s'est soucié du passé (à travers la reproduction de la tradition), puis à partir du siècle des Lumières on s'est projeté dans le futur et actuellement on serait dans le présentisme. C'est un présent renouvelé qui ne s'appuie ni sur le passé, ni sur le futur. Sarkozy en serait une incarnation : casse mémoire, casse utopie.

3e chanson

"Vers les docks où le poids et l'ennui/Me courbent le dos/Ils arrivent le ventre alourdi/De fruits les bateaux
Ils viennent du bout du monde/Apportant avec eux/Des idées vagabondes/Aux reflets de ciels bleus/De mirages
Traînant un parfum poivré/De pays inconnus/Et d'éternels étés/Où l'on vit presque nus/Sur les plages
Moi qui n'ai connu toute ma vie/Que le ciel du nord/J'aimerais débarbouiller ce gris/En virant de bord
Emmenez-moi au bout de la terre/Emmenez-moi au pays des merveilles/Il me semble que la misère/Serait moins pénible au soleil
Dans les bars à la tombée du jour/Avec les marins/Quand on parle de filles et d'amour/Un verre à la main
Je perds la notion des choses/Et soudain ma pensée/M'enlève et me dépose/Un merveilleux été/Sur la grève
Où je vois tendant les bras/L'amour qui comme un fou/Court au devant de moi/Et je me pends au cou/De mon rêve
Quand les bars ferment, que les marins/Rejoignent leur bord/Moi je rêve encore jusqu'au matin/Debout sur le port
Emmenez-moi au bout de la terre/Emmenez-moi au pays des merveilles/Il me semble que la misère/Serait moins pénible au soleil
Un beau jour sur un rafiot craquant/De la coque au pont/Pour partir je travaillerais dans/La soute à charbon
Prenant la route qui mène/Á mes rêves d'enfant/Sur des îles lointaines/Où rien n'est important/Que de vivre
Où les filles alanguies/Vous ravissent le coeur/En tressant m'a t'on dit/De ces colliers de fleurs/Qui enivrent
Je fuirais laissant là mon passé/Sans aucun remords/Sans bagage et le coeur libéré/En chantant très fort
Emmenez-moi au bout de la terre/Emmenez-moi au pays des merveilles/Il me semble que la misère/Serait moins pénible au soleil...".

Emmenez-moi, Charles Aznavour, 1968, 3'30.

La chanson donne donne l'impression d'être plombé, il n'y croit pas, c'est très loin.

Il abandonne son passé.

Il est passif, il attend l'utopie de quelqu'un qui le délivrera de sa condition.

C'est toujours mieux ailleurs.

Il est plus au niveau du fantasme que du projet ou de l'utopie.

L'utopie n'a pas de contenant "rien n'est important que de vivre".

Le passé est négatif, "sans bagages", "le coeur libéré".

Antagonisme entre passé / utopie

Analyse de Philippe : l'utopie évoque ici l'esprit d'aventure. Le passé est vu sous le poids des contraintes dont il faut se libérer. À partir de la philosophie des Lumières il faut se libérer des préjugés inscrits dans le passé pour aller vers l'avenir, le progrès.

4e chanson

"Je n'aurais jamais cru qu'on se rencontrerait/Le hasard est curieux, il provoque les choses/Et le destin pressé, un instant prend la pause/Non, je n'ai rien oublié
Je souris malgré moi, rien qu'à te regarder/Si les mois, les années/Marquent souvent les êtres/Toi, tu n'as pas changé, la coiffure peut-être/Non, je n'ai rien oublié, rien oublié
Marié, moi ? Allons donc, je n'en ai nulle envie/J'aime ma liberté, et puis, de toi à moi/Je n'ai pas rencontré, la femme de ma vie/Mais allons prendre un verre, et parles-moi de toi/Que fais tu de tes jours ? Es-tu riche et comblée ?/Tu vis seule à Paris ? Mais alors ce mariage ?/Entre nous, tes parents ont dû crever de rage/Non, je n'ai rien oublié
Qui m'aurait dit qu'un jour, sans l'avoir provoqué/Le destin tout à coup, nous mettrait face à face/Je croyais que tout meurt avec le temps qui passe/Non, je n'ai rien oublié
Je ne sais trop que dire, ni par ou commencer/Les souvenirs foisonnent, envahissent ma tête/Et mon passé revient du fond de sa défaite/Non, je n'ai rien oublié, rien oublié
Á l'âge où je portais que mon coeur pour tout arme/Ton père ayant pour toi bien d'autres ambitions/A brisé notre amour et fait jaillir nos larmes/Pour un mari choisi sur sa situation/J'ai voulu te revoir mais tu étais cloîtrée
Je t'ai écrit cent fois, mais toujours sans réponse/Cela m'a pris longtemps avant que je renonce/Non, je n'ai rien oublié
L'heure court et déjà le café va fermer/Viens, oui viens, je te raccompagne à travers les rues mortes/Comme au temps des baisers qu'on volait sous ta porte/Non, non, je n'ai rien oublié
Chaque saison était notre saison d'aimer/Et nous ne redoutions ni l'hiver ni l'automne
c'est toujours le printemps quand nos vingt ans résonnent
Non, non, je n'ai rien oublié, rien oublié
Cela m'a fait du bien de sentir ta présence/Je me sens différent comme un peu plus léger/On a souvent besoin d'un bain d'adolescence/C'est doux de revenir aux sources du passé/Je voudrais si tu veux, sans vouloir te forcer, te revoir à nouveau, enfin si c'est possible/Si tu en as envie, si tu es disponible/Si tu n'as rien oublié/Comme moi qui n'ai rien oublié".
Ici, l'utopie passée ressurgit comme possible.
La mémoire refoulée est réveillée par l'émotion.
Le hasard et destin sont des mots associés à l'utopie.
Impression de projet commun qui a été rompu.
Charles Aznavour, Non, je n'ai rien oublié, 1971, 6'25.

Analyse de Philippe : on peut remarquer différentes temporalités. Le passé est plutôt positif. La vision du temps est différente de celle des philosophes des Lumières. Ce qui est passé n'est pas complètement passé "Et mon passé revient du fond de sa défaite". Le présent ouvre des possibilités, il est aléatoire et provoque des évènements que personnes n'attend. La possibilité de l'utopie qui était morte ressurgit du présent. Cela renvoie à Walter Benjamin (Cf. son texte "Sur le concept de l'histoire" de 1940), il élabore un traitement laïc du messianisme juif ; Daniel Bensaïd oppose ce type de mélancolie classique ou radicale à la mélancolie romantique ou nostalgique. Cette dernière regarde le passé alors que la mélancolie radicale se sert du passé pour se projeter dans l'avenir. La relation entre passé et avenir passe par des moments présents plus ou moins aléatoires : des "à-présent", selon Benjamin. L'histoire enfouit toutes sortes de possibilités, le "Messie" quelle que soit sa forme peut les réveiller.

5e chanson

"Les pieds bétonnés dans le ciment,/Le regard vers l'infiniment grand.
Siècle XXI/Prison de peur et d'illusion, ils aimeraient nous faire croire que nos vie ne valent rien/Enfants déracinés/Enfants des grands ensembles/Élevés dans la violence du système aux rêves brisés sous le poids de leur schémas/Perdus au coeur de la machine, il nous reste cette flamme/Souffle de vie pour éclairer le chaos de leur monde.
Parachuté dans l'histoire/Enfant de la terre, prisonnier du ciment, ne perd pas de vu les étoiles/Entre la rage et la foi/Entre la souffrance et l'espoir/Entre la haine et l'amour/Entre la rancoeur et le pardon/Entre le système et la vie/Entre nos peurs et nos inspirations/Entre la Terre et le ciel... Tiraillé dans une dualité permanente.
Entre ciment et Belle étoile...".

Entre les mots : Enfant de la terre, Keny Arkana, 2006, &'07.

Chacun rédige alors et lit un texte, dont il fera parvenir ensuite une à Philippe.

Analyse de Philippe :

Le passé : il est implicite dans le texte : enfants déracinés. La relation présent/passé est proche de la phrase de Marx "Le mort saisit le vif." Le passé fige le présent.

L'avenir : cf. les mots dans le texte : "infiniment grand", "Belle étoile"... L'oppression est une condition d'ouverture, d'utopies infinies

Le présent est le point de tension, de jonction.

Les paroles de Keny Arkana auraient des analogies avec la critique de Proudhon vis-à-vis de Hegel. Pour Hegel, la dialectique consiste en mouvement thèse/antithèse/synthèse, cette dernière englobant tous les termes de la contradiction. Pour Proudhon, il existe des antinomies, les tensions indépassables devant être assumées pour tendre à une "équilibration des contraires". La forme politique en est "la fédération" : organisation des contraires. Le "principe fédératif" n'est pas l'harmonie, mais une façon d'assumer les antinomies. Hegel et Proudhon mènent à deux façons différentes de penser l'utopie (harmonie/antinomies assumées).

Dans le texte de Keny Arkana, l'horizon utopique n'a pas de contenu, mais il est infini ; c'est un arrachement à l'existence contrainte.

Textes écrits autour de la chanson "Entre les mots : Enfant de la terre", de Keny Arkana (dans l'ordre de réception des textes)

David

"Les pieds dans le ciment, les yeux vers les étoiles.

Ce présent là vacille déjà, il deviendra demain souvenir et passé.
Le réel se transforme et l'Histoire continue.
Briser les chaînes, la haine permet l'amour.
Et ne rien oublier, ni les prisons ni les violences des vieux mondes, ni les racines qui nous lient et nous nourrissent.
Et ne rien oublier : la mémoire des vaincus, la Terre qui est à nous.
Ne négliger ni la colère ni la force".

Nicolas

"Il n'y a pas beaucoup de références à la mémoire si ce n'est "déracinés" , "élevés dans la violence", mais il est beaucoup question du présent et de l'utopie.
Dans cette utopie on peut voir une forme d'espoir, le grand est infini, "ils aimeraient nous faire croire" ; ce conditionnel laisse entendre qu' "ils" n'y arrivent pas, "ne perd pas de vue les étoiles". Mais cette utopie laisse un doute, elle présente toujours deux alternatives mais laquelle des deux est la meilleure ? Keny fait un constat noir du présent mais le futur n'est pas évident "Tiraillé dans une dualité permanente".
Pour la petite histoire : la connotation religieuse et un peu plus accentuée par une erreur de frappe qui donne dans le deuxième vers "Le regard vert (de l'islam ? écolo ?), l'infiniment grand".

Evelyne

"Dans les paroles de la chanson de Keny Arkana, les enfants des grands ensembles me paraissent comme sans histoire ("parachutés") ou alors coupés de leurs propres histoires ("déracinés").
Ils semblent confrontés à un système chaotique, des forces extérieures qui les brisent et essaient de les immobiliser. Mais ce système ne peut empêcher qu'ils désirent un monde différent : "la belle étoile". A chaque élément d'immobilisation du système correspond un terme montrant qu'on peut s'en évader (ciment - étoile ; rage - foi ; souffrance - espoir etc.). Ces termes semblent avoir une connotation religieuse, mais c'est peut-être pour souligner le côté immatériel et lointain de leur désir de réponse au système .
Le passé, la mémoire sont à retrouver, le présent est une violence, un écrasement et le rêve du futur, l'utopie naît de cet écrasement".

Eddy

"Keny, l'une des portes paroles de plusieurs générations de jeunes.
À travers son texte, elle parle du quotidien de nombreux jeunes, à la recherche d'identité et de sens.
Une génération majoritairement écartée des sentiers institutionnels.
J'y retrouve aussi le sentiment que sans argent et sans la connaissance de certains codes de la vie, on ne peut rien faire.
Avec une envie de s'exprimer, une partie importante de ces générations ont beaucoup de projet.
Malgré les désillusions, ces générations "sacrifiées", ont une rage intacte.
Mais l'utopie subsiste".

Christophe (commentaire sur l'ensemble des chansons de la séance)

"Il y a dans ces textes de chansons plusieurs manières de les interpréter en fonction de la façon de les chanter et des paroles :
dans le premier de Barbara, on ressent la nostalgie romantique et le passé est négatif ;
dans Hier encore, Aznavour regrette ses 20 ans ; c'est un constat au présent ; dans Emmenez-moi, il y a de l'hésitation à lâcher son passé et l'utopie de l'avenir ;
pour Non, je n'ai rien oublié, Aznavour a de la temporalité dans son passé et l'utopie du futur ressurgit au présent ; c'est un constat au présent ;
avec Keny Arkana, c'est l'histoire du présent avec référence aux racines, la fragilité des enfants (mal de vivre), mais je pense que c'est optimiste comme texte".

Pierre

"Le texte veut exprimer la volonté d'exister d'une génération sans passé, venue dans un monde qui ne l'attendait pas.
Parlant au présent, il oppose la violence de cette société à ses valeurs humanistes pour faire émerger de cette tension un horizon abstrait, évoqué sobrement en termes poétiques".

Christine

"Dualité permanente

Ciment Infiniment grand, belle étoile
Rage Foi
Souffrance Espoir
Haine Amour
Rancoeur Pardon
Système (société de consommation ? système capitaliste ?) Vie
Peur inspiration
REEL, PRESENT UTOPIE, FUTUR

Pour décrire le présent, le réel, vocabulaire très noir. Pour décrire l'utopie, vocabulaire religion (foi, pardon, ciel, amour du prochain ?) .
Dans cette "dualité permanente", liens entre réel (= présent) et utopie ? Pas de réponse tranchée : le réel peut être un stimulant de l'utopie (réel très noir donc univers à dépasser). Il peut anéantir l'utopie ("poids des schémas qui brisent les rêves"). L'utopie aide à supporter le présent ("souffle de vie pour éclairer le chaos de leur monde").
Réflexions annexes : pas d'humour ni d'ironie dans ce texte très noir (cf. remarques faites à propos de Raphaël Hythloday, dans l'extrait de Thomas More). "Parachuté dans l'histoire" : interaction individuel/collectif ? L'individu parachuté dans une histoire collective ?".

Maurice

"J'entends un balancement dans le rythme du texte, entre une réalité vécue comme accablante ("pieds bétonnés", prison de peur et d'illusion") et accablée par les "ils" d'autant plus menaçants qu'impersonnels et un espoir, plus en potentiel sur lequel s'appuyer que précisé.
La seule alternative à l'accablement et à la condamnation que contiennent "les grands ensembles", c'est de lever les yeux vers des étoiles, "belle "étoile" qui illumine un ailleurs impensé, seulement peut-être "éclairer le chaos de leur monde". La chanteuse s'adresse à la génération derrière elle, le type de chant "rap" ou "slam" ressemble à une injonction plus qu'au conseil de la grande soeur. Le temps de génération, distance d'avec les enfants, de ces générations qui s'inscrivent dans l'histoire, sans ménagement, "parachuté(s)" et maltraités, car "nos vies ne valent rien". Le cri de révolte clame la dualité permanente entre les êtres et leur contexte historique et urbain ciment, béton, grands ensembles... Mais aussi à travers les êtres qui peuvent s'abandonner à leur destin de "rage" et avoir "foi" (en eux-mêmes, en l'avenir, l'ailleurs ou la seule lucidité ?), tenir "la rancoeur et le pardon", tiraillés dans une dualité permanente, le temps immobilisé, bétonné lui aussi.
On a bien la mémoire qui s'instaure en filigrane et l'utopie en implacable non-lieu".

Danièle

"Voit un écartèlement entre la Réalité du système qui tend à prouver à ces jeunes de banlieues qu'ils ne sont rien, et la force de l'utopie de leur jeunesse qui voudrait croire que tout est possible, notamment d'éclairer le chaos du monde tel qu'il est devant leurs yeux.
Voit aussi le désespoir d'une adolescence qui ne peut pas se vivre normalement. L'adolescence est par nature une période de remise en cause des traditions, familiales, sociales... mais pour ces enfants déracinés, ces traditions ont peut-être été perdues, délitées. Quand on perd son passé, il est difficile d'avoir un futur. D'où cette impression de rester "bétonnés dans le ciment" - immobiles".

Françoise

"Analyse d'instit, je n'aime pas ce texte
Quelques pensées à partir d'une chanson de Keny Arkana: "Entre les mots: Enfant de la terre".
Keny parle surtout du présent et de l'utopie, le passé pour elle inexistant est regretté, le présent étant représenté par le ciment du système, opposé à l'avenir....
Mais qui est ce "ils" ? "leurs schémas, leur monde ?".
Quel est ce monde à opposer qui serait merveilleux ?
Et qui oppose-t-elle ? De qui la haine ?
Elle utilise des termes religieux, pardon, foi, le ciel. Pour elle l'avenir peut être la vie mais aussi l'au- delà. La terre est opposée au ciel.
Elle annihile son passé, "déracinés, parachuté", mais elle le rend, pour une part aussi, coupable de son présent.
La dualité de ces termes est pour moi confuse.
Déracinés et bétonnés sont paradoxaux....
Elle essaie de donner de l'espoir en la vie mais elle donne à voir un pessimisme terrible".

III- Séance 3 (10/05/2010)

Compte-rendu réalisé Pierre et Maurice, corrigé par Philippe.

Finalement, à partir de cette 3e séance, la parole circule facilement sans qu'il y ait besoin que quelqu'un donne la parole : cela s'est fait spontanément.

Philippe résume, en 5 points les diverses modalités des associations passé/présent/futur étudiées dans la séance précédente.

Première partie (principale) de la séance : lecture et étude d'extraits des thèses Sur le concept d'histoire (1940) de Walter Benjamin (1892-1940)

Extraits :

"On connaît l'histoire de cet automate qui, dans une partie d'échecs, était censé pouvoir trouver à chaque coup de son adversaire la parade qui lui assurait la victoire. (...) En vérité, elle <cette table> dissimulait un nain bossu, maître dans l'art des échecs, qui actionnait par des fils la main de la marionnette. On peut se représenter en philosophie l'équivalent d'un tel appareil. La marionnette appelée "matérialisme historique" est conçue pour gagner à tout coup. Elle peut hardiment se mesurer à n'importe quel adversaire, si elle prend à son service la théologie, dont on sait qu'elle est aujourd'hui petite et laide, et qu'elle est de toute manière priée de ne pas se faire voir . (Thèse I)
Le passé est marqué d'un indice secret, qui le renvoie à la rédemption. Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle de l'air dans lequel vivaient les hommes d'hier ? Les voix auxquelles nous prêtons l'oreille n'apportent-elles pas un écho de voix désormais éteintes ? Les femmes que nous courtisons n'ont-elles pas des soeurs qu'elles n'ont plus connues ? S'il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur terre. Á nous, comme à chaque génération, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser. L'historien matérialiste en a conscience. (Thèse II)
De même que certaines fleurs tournent leur corolle vers le soleil, le passé, par un mystérieux héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil qui est en train de se lever au ciel de l'histoire ; L'historien matérialiste doit savoir discerner ce changement, le moins ostensible de tous. (Thèse III)
L'image vraie du passé passe en un éclair. (...) Car c'est une image irrécupérable du passé qui risque de s'évanouir avec chaque présent qui ne s'est pas reconnu visé par elle. (Thèse V)
Faire oeuvre d'historien ne signifie pas savoir "comment les choses se sont passées". Cela signifie s'emparer d'un souvenir, tel qu'il surgit à l'instant du danger. Il s'agit pour le matérialisme historique de retenir l'image du passé qui s'offre inopinément au sujet historique à l'instant du danger. (...) Á chaque époque, il faut chercher à arracher à nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. (Thèse VI)
La tradition des opprimés nous enseigne que l'"état d'exception" dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l'histoire qui rende compte de cette situation. (...) et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celui-ci garde au contraire toutes ses chances, face à des adversaires qui s'opposent à lui au nom du progrès, compris comme norme historique - S'effarer que les événements que nous vivons soient "encore" possibles au XXe siècle, c'est marquer un étonnement qui n'a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n'est à comprendre que la conception de l'histoire d'où il découle n'est pas tenable. (Thèse VIII)
Il existe un tableau de Klee qui s'intitule "Angelus Novus". Il représente un ange qui semble sur le point de s'éloigner de quelque chose qu'il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C'est à cela que doit ressembler l'Ange de l'histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d'événements, il ne voit, lui, qu'une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. (Thèse IX)
Á l'heure où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, à l'heure où ils aggravent encore leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions libérer l'enfant du siècle des filets dans lesquels ils l'ont entortillé. Le point de départ est la foi aveugle de ces politiciens dans le progrès (...). Nous voudrions suggérer combien il coûte à notre pensée habituelle d'adhérer à une vision de l'historie qui évite toute complicité avec celle à laquelle ces politiciens continuent de s'accrocher. (Thèse X)
Dans sa théorie, et plus encore dans sa pratique, la social-démocratie a été guidée par une conception du progrès qui ne s'attachait pas au réel, mais émettait une prétention dogmatique. Le progrès, tel qu'il se peignait dans la cervelle des sociaux-démocrates, était premièrement un progrès de l'humanité elle-même (non simplement de ses aptitudes et de ses connaissances). Il était deuxièmement un progrès illimité (correspondant au caractère indéfiniment perfectible de l'humanité). Il était envisagé, troisièmement, comme essentiellement irrésistible (se poursuivant automatiquement selon une ligne droite ou une spirale). Chacun de ses prédicats est contestable, chacun offre prise à la critique. Mais celle-ci, si elle se veut rigoureuse, doit remonter au-delà de tous ces prédicats et s'orienter vers quelque chose qui leur est commun. L'idée de progrès de l'espèce humaine à travers l'histoire est inséparable de celle d'un mouvement dans un temps homogène et vide. La critique de cette dernière idée doit servir de fondement à la critique de l'idée de progrès en général. (Thèse XIII)
L'histoire est l'objet d'une construction dont le lieu n'est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d'"à-présent". (Thèse XIV)
Les classes révolutionnaires, au moment de l'action, ont conscience de faire éclater le continuum de l'histoire. La Grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. (Thèse XV)
L'historien matérialiste ne saurait renoncer au concept d'un présent qui n'est point passage, mais arrêt et blocage du temps. (Thèse XVI)
Dans cette structure, il <l'historien matérialiste> reconnaît le signe d'un blocage messianique des événements, autrement dit le signe d'une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé. Il saisit cette chance pour arracher une époque déterminée au cours homogène de l'histoire (...) (Thèse XVII)
L'à-présent qui, comme modèle du temps messianique, résume en un formidable raccourci l'histoire de toute l'humanité, coïncide exactement avec la figure que constitue dans l'univers l'histoire de l'humanité. (Thèse XVIII)
On sait qu'il était interdit aux Juifs de sonder l'avenir. La Torah et la prière, en revanche, leur enseignaient la commémoration. La commémoration, pour eux, privait l'avenir des sortilèges auxquels succombent ceux qui cherchent à s'instruire auprès des devins. Mais l'avenir ne devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un temps homogène et vide. Car, en lui, chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer (Appendice B)".

Résumons

Thèse 1 : Le marxisme serait plus lucide s'il faisait une alliance secrète avec la théologie (avec une forme du messianisme juif). Dans une perspective laïque, il propose d'associer l'athéisme au religieux, par delà le "désenchantement du monde".

Thèse 2 : Le passé est porteur d'émancipation (rédemption), rendue possible par une transmission - qui suppose la conservation de la tradition - dans l'éventualité d'un rendez-vous intergénérationnel.

Thèse 3 : Le passé, naturellement tourné vers le futur, est porteur de changement que l'historien doit percevoir.

Thèse 5 : Mais cette possibilité, inscrite dans le passé, est fugitive et évanescente ; elle est à saisir dans le présent.

Thèse 6 : Le passé est utile si, dans l'urgence des menaces du temps, on en saisit la tradition dans une démarche qui échappe au conformisme et refuse la distance rationaliste.

Thèse 8 : La menace fasciste n'est pas le fait d'une circonstance exceptionnelle et la croyance en un progrès de l'histoire n'est pas la bonne vision pour la combattre.

Thèse 9 : Un regard vigilant vers le passé doit y percevoir la menace d'une catastrophe, toujours possible, qu'ignore la croyance en l'idée de progrès. Cette vision est-elle pessimiste ? Annoncer des malheurs peut en éviter l'occurrence. Philippe donne en comparaison Le principe responsabilité (1979) du philosophe Hans Jonas (1903-1993), qui proposait face aux risques techno-scientifiques contemporains et aux dangers écologiques une "heuristique de la peur" plutôt qu'une espérance de résolution des problèmes par le progrès.

Thèse 10 : La question du fascisme et la croyance dans le progrès.

Thèse 13 : La prétention dogmatique de la sociale démocratie est dénoncée. L'idée d'un progrès, en soi, de l'humanité, illimité, linéaire et automatique, placé dans un temps "homogène et vide" est réfutable.

Thèses 14 à 18 : Benjamin propose un autre modèle temporel, hétérogène, comportant des singularités et des opportunités révolutionnaires pouvant faire éclater le continuum de l'histoire. Des "à présent" connectent avec le passé et rendent possibles des ouvertures historiques. Un "blocage messianique" des événements est une chance à saisir pour le combat contre l'oppression.

Appendice B : La référence au messianisme de la tradition juive est explicitée : l'avenir n'est pas un aboutissement nécessaire du passé qui le rendrait connaissable.

La commémoration crée une relation positive avec le passé.

Dans le présent, l'irruption messianique est toujours possible, ouvrant "une porte étroite".

Philippe indique l'analogie avec la chanson de Charles Aznavour "Non, je n'ai rien oublié", qui donne la perspective d'une rupture temporelle par des irruptions du passé vers des perspectives inattendues.

B) Deuxième partie de la séance : Philippe donne ouvre ensuite un moment méthodologique, à partir de trois pistes à partir de Ludwig Wittgenstein (1889-1951)

1re citation

"- L'erreur que nous pouvons commettre est celle-ci : nous voulons utiliser un signe et nous le regardons comme s'il existait un objet correspondant au signe. (Une des causes de l'erreur est encore notre recherche "d'une substance qui réponde à un substantif"). (...)
Mais la difficulté de nous en tenir à cette ligne de recherche vient de notre constant désir de généralisation. (...) Au lieu de "désir de généralisation", je pourrais tout aussi bien parler de "mépris pour les cas particuliers"

Le Cahier bleu, 1933-1934.

Wittgenstein a introduit une critique de la relation de la philosophie au langage, où les mots semblent nécessairement recouvrir une réalité substantielle homogène. Un automatisme place une substance derrière tout substantif avant toute démarche d'enquête et de connaissance. Le substantialisme est une généralisation abusive et incontrôlée qu'utilise le parler ordinaire.

Prolongement de la 1ère citation : La philosophie a souvent fonctionné historiquement par couples de concepts, tels que :

Pôle Platon (vers 428-427/348-346 avant J.C.) : l'un et le même (identité

Pôle Nietzsche (1844-1900) : le multiple et l'autre (différence)

Au-delà de l'opposition Platon / Nietzsche, (le premier plaçant le fondement des choses dans l'homogénéité et l'unité, le second dans la différence), Wittgenstein ouvre un autre mode de pensée axé sur l'Analogue (ou "ressemblance de famille"), c'est-à-dire le Même dans l'Autre ou l'Autre dans le Même, ou encore un espace commun de comparabilité entre des choses diverses.

2e citation

"- Car nous ne pouvons échapper au manque de pertinence ou à la vacuité de nos affirmations qu'en présentant le modèle pour ce qu'il est : comme un objet de comparaison - un étalon de mesure, en quelque sorte, et non comme une idée préconçue à laquelle la réalité devrait correspondre - dogmatisme dans lequel nous tombons si facilement quand nous philosophons."

Recherches philosophiques, 1936-1949, partie 1, &131.

Au contraire d'une démarche dogmatique où le concept est convoqué pour illustrer la réalité, le concept est pour Wittgenstein un étalon de mesure des proximités et des différences dans une intellection du réel, ouverte à la surprise et au surgissement d'idées nouvelles. Les concepts peuvent éclairer des morceaux du réel sans constituer un monisme théorique.

IV- Séance 4 (27/05/2010)

Compte-rendu réalisé "à l'arraché" par Evelyne et Christine - on a oublié de choisir deux personnes pour le compte-rendu en début de séance - corrigé par Philippe.

Philippe fait un résumé de la précédente séance : ne pas enfermer la diversité des figures du couple mémoire/utopie dans une seule figure. "Diversité des figures" = pluralisme de la philosophie (ce qui est très différent du relativisme, qui considère que "tout se vaut").

Il présente la séance de ce jour. On va commencer par lire successivement quatre textes que l'on commentera. Ensuite nous lirons quatre autres textes d'auteurs différents. Cette séance porte essentiellement sur la méthodologie. "La plomberie des argumentations" : c'est-à-dire comment on conduit une argumentation en philosophie.

Première partie : Ressources méthodologiques

1er texte

" - Celui qui voudrait douter de tout n'arriverait jamais au doute. Le jeu de douter présuppose lui-même la certitude. (§115)
- C'est-à-dire : les questions que nous posons et nos doutes reposent sur le fait que certaines propositions sont soustraites au doute - sont, pour ainsi dire, comme des gonds sur lesquels tournent nos questions et nos doutes. (...) Si je veux que la porte tourne, il faut que les gonds restent fixes (& 341 et 343)". Ludwig Wittgenstein, De la certitude (1949-1951)

Ce texte critique le doute illimité : il y a des limites au doute. Si je doute de tout, je doute également du doute et donc, je ne sais pas ce qu'est le doute.

Le doute présuppose la certitude. Au moment de l'énoncé, surtout à l'oral, on ne doute pas des mots. On sait que ce dont on va parler existe, mais par la suite le doute s'installe.

Exemple de Philippe : "L'art contemporain est à chier !". Dans cette phrase, le présupposé de certitude est l'existence de l'art contemporain. Par contre pour le définir, le doute s'installe, l'affirmation est de l'ordre de l'implicite.

La certitude est quelque chose d'implicite, de non réfléchi, mais elle permet le doute qui va donner du sens à s'interroger sur ce qui a été énoncé. Le langage a une inertie : sur le moment on ne peut pas s'interroger dessus mais seulement dans un deuxième temps et à un autre niveau.

2e texte

"(...) il faut totalement remanier l'idée qu'on se fait de la connaissance, abandonner le mythe spéculaire de la vision, et de la lecture immédiate, et concevoir la connaissance comme production. (...) Par là nous accédons à l'intelligence de la détermination du visible comme visible, et conjointement de l'invisible comme invisible, et du lien organique qui noue l'invisible sur le visible. (...) C'est le champ de la problématique qui définit et structure l'invisible comme l'exclu défini, exclu du champ de la visibilité, et défini comme exclu, par l'existence et la structure propre du champ de la problématique (...)".

Louis Althusser, Lire le Capital (1965).

"Mythe spéculaire" signifie : je pense que je vois tout lorsque je lis ; ou il suffit de lire pour comprendre. Or, pour Althusser (philosophe marxiste, communiste), la lecture est un rapport de production entre lecteur et texte et, partant, elle laisse des zones d'ombres. On peut comparer avec une lampe qui éclairerait un texte. C'est parce qu'il y a une zone éclairée qu'il y a une zone d'ombre. Si on déplace la lampe, les zones changent. La lecture est donc une relation entre le lecteur et le texte, tout n'est pas dans le texte et une partie du texte n'atteint pas le lecteur : le lecteur contribue à produire le sens du texte. Il y a toujours plusieurs lectures possibles d'un texte. Ce qui est important à noter, car une des matières principales de la philosophie, c'est le texte.

3e texte

"[Sur les notions de "tradition", "influence", "oeuvre", "auteur" ou "livre" :] Il faut remettre en question ces synthèses toutes faites, ces groupements que d'ordinaire on admet avant tout examen, ces liens dont la validité est reconnue d'entrée de jeu ; il faut débusquer ces formes et ces forces obscures par lesquelles on a l'habitude de lier entre eux les discours des hommes ; il faut les chasser de l'ombre où elles règnent. Et plutôt que de les laisser valoir spontanément, accepter de n'avoir affaire, par souci de méthode et en première instance, qu'à une population d'événements dispersés. (...) précaution pour mettre hors circuit les continuités irréfléchies par lesquelles on organise, par avance, le discours qu'on entend analyser (...) Ces formes préalables de continuité, toutes ces synthèses qu'on ne problématise pas et qu'on laisse valoir de plein droit, il faut donc les tenir en suspens. Non point, certes, les récuser définitivement, mais secouer la quiétude avec laquelle on les accepte ; montrer qu'elles ne vont pas de soi, qu'elles sont toujours l'effet d'une construction dont il s'agit de connaître les règles et de contrôler les justifications ; définir à quelles conditions et en vue de quelles analyses certaines sont légitimes ; indiquer celles qui, de toute façon, ne peuvent plus être admises".

Michel Foucault, L'archéologie du savoir (1969).

Nécessité de prendre de la distance par rapport à la manière d'analyser des idées et des discours à travers le prisme exclusif des notions d'"oeuvre" et d'"auteur". Ainsi, traditionnellement la philosophie est découpée en "oeuvres" appartenant à des "auteurs". Or, la pensée d'un "auteur" peut évoluer au cours de sa vie et il peut y avoir des zones hétérogènes, voire contradictoires, au sein d'un même texte qu'il a écrit à une époque donnée.

Penser en terme d'"oeuvre" suppose qu'on distingue d'abord les "auteurs" les uns des autres pour appréhender des idées et des discours. Or, le découpage "auteur" et "oeuvre" n'est pas le seul possible dans le monde des idées et des discours. Et ce découpage "auteur" et "oeuvre" a le désavantage de postuler a priori une forte continuité dans le temps (des "continuités irréfléchies" écrit Foucault) et une forte cohérence (des "synthèses toutes faites" écrit Foucault) des discours attachés à une "oeuvre" et à un "auteur". D'autres découpages peuvent éclairer d'autres problèmes : l'époque à laquelle des textes sont été écrits (à comparer, par exemple, aux stéréotypes qui circulent à cette époque).

4e texte

"Le travail sur la manipulation médiatique ou la fabrique du consentement fait par Edward Herman et moi n'aborde pas la question des effets des médias sur le public. C'est un sujet compliqué, mais les quelques recherches en profondeur menées sur ce thème suggèrent que, en réalité, l'influence des médias est plus importante sur la fraction de la population la plus éduquée. La masse de l'opinion publique paraît, elle, moins tributaire du discours des médias. (...) Le système de contrôle des sociétés démocratiques est fort efficace ; il instille la ligne directrice comme l'air qu'on respire. On ne s'en aperçoit pas, et on s'imagine parfois être en présence d'un débat particulièrement vigoureux. Au fond, c'est infiniment plus performant que les systèmes totalitaires".

Noam Chomsky, Le lavage de cerveaux en liberté, entretien avec Daniel Mermet, Le Monde diplomatique, août 2007, n°641 (pour une analyse critique, voir P. Corcuff, "Autour de "Chomsky & Cie" : peut-on penser contre soi-même ?", site d'informations Rue 89, 8 décembre 2008, http://www.rue89.com/2008/12/08/autour-de-chomsky-cie-peut-on-penser-contre-soi-même

Mettre à distance les "a priori" avant toute lecture. Dans ce texte, Chomsky produit une faute de raisonnement : dans un premier temps, il affirme qu'il n'a pas travaillé sur un sujet, mais à la fin de l'entretien il avance des conclusions sur ce même sujet. Le journaliste, proche de Chomsky, ne l'a pas corrigé, et des sympathisants défendent le raisonnement de Chomsky dans cet entretien, sans se poser le problème de sa cohérence logique. Il faut avoir une distanciation critique vis à vis d'un auteur d'autant plus forte qu'on est proche de ses idées.

On peut résumer ces présentations de la "plomberie" ainsi :

Le doute présuppose la certitude et la certitude laisse ouverte la porte au doute.

La lecture est un rapport de production entre lecteur et texte.

Les notions d'"oeuvre" et d'"auteur" ne sont pas les seuls découpages possibles dans les idées et les discours ; ils ont l'inconvénient de présupposer une continuité dans le temps et une cohérence des discours attachés à une "oeuvre" et à un "auteur".

Mettre à distance les a priori avant toute lecture.

Deuxième partie : Brèves explorations philosophiques (ou plutôt petits pièges philosophiques)

Philippe nous propose quatre textes que nous analysons.

1er texte : Nietzsche

"Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j'éprouverais, en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l'objet, j'aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute".

En fait il s'agit d'un texte de Karl Marx (1818-1883) : Manuscrits de 1844

2e texte : Michel Onfray

L'homme s'approprie sa nature universelle, donc en tant qu'homme total. Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité (...) À la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l'aliénation pure et simple des sens, le sens de l'avoir.

En fait il s'agit d'un texte de Karl Marx (1818-1883) : Manuscrits de 1844

3e texte : Heidegger

"- La vie est lourde.
- Oui.
- Pas seulement en prison ma soeur. La vie est lourde".

En fait le texte est de Nicolas Sarkozy dans L'aube le soir ou la nuit de Yasmina Reza (Flammarion, 2007)

4e texte : Jean d'Ormesson

"En ce qui concerne l'art, on sait que certaines époques de floraison artistique ne sont nullement en rapport avec l'évolution générale de la société (...) Par exemple, les Grecs comparés aux modernes, ou encore Shakespeare. (...) Est-ce que, dans la nature enfantine, ne revit pas le caractère de chaque époque, dans sa vérité naturelle ? Pourquoi l'enfance historique de l'humanité, au plus beau de son épanouissement, n'exercerait-elle pas l'attrait éternel du moment qui ne reviendra plus ? (...) Des enfants normaux, voilà ce que furent les Grecs".

En fait le texte est de Karl Marx (1818-1883) : Introduction générale à la critique de l'économie politique (1857).

Conclusion

Chacun tend à juger le texte à partir de ce qu'il croit savoir de l'oeuvre de l'auteur (le texte attribué à Nietzsche a pu être jugé "narcissique", celui attribué à Jean d'Ormesson "conservateur", etc.). Après discussion, Philippe nous annonce que les 1er, 2e et 4e sont de Karl Marx et le 3e de Nicolas Sarkozy. Personne ne s'était rendu compte de la supercherie. Une question de "plomberie" philosophique surgit alors : est-ce que le principal dans la lecture d'un texte est fait avant même la lecture du texte, dans l'identification de l'auteur ? Comment mettre alors à distance de tels préjugés non conscients et si largement partagés ?

Si cette séance ne s'est pas terminée par des chansons, elle s'est néanmoins prolongée autour d'un apéritif convivial.


(1)  : Nous avons publié dans le n° 38 de Diotime un atelier de philosophie sur "Utopies et désenchantement" de l'Université Populaire de Lyon, également animé par P. Corcuff.