Atelier rando philo : individualisme et coopération

Compte rendu et productions d'une rando-philo organisée dans le cadre d'une rencontre du Crap-Cahiers pédagogiques (Août 2010)

Introduction

12 participants (multiple de 2, 3 et 4).

Présentation : de quoi s'agira-t-il ? D'un genre philosophique contemporain, qui renoue avec la philosophie péripatéticienne...

Marcher, comme dans une rando : marcher, à pas tranquilles, sur du plat ou en pente douce, en méditant seul, en devisant à deux trois ou quatre, avec des pauses de discussions collectives.

Et réfléchir, comme dans un atelier philo : cheminer, durant plusieurs séances, en parcourant un itinéraire réflexif en plusieurs étapes (sans aucun prérequis intellectuel ou physique) :

Quelques pistes de réflexion :

  • - qu'est-ce que l'individualisme ? Eloge de l'individualisme et dérives interpersonnelles, éthiques, socio-économiques, politiques. Promouvoir l'individualisme, le combattre, faire avec ?
  • - Qu'est-ce que la coopération ? Intérêt et difficultés... Peut-on articuler individualisme et coopération ? ...

Quelques pistes bibliographiques :

Sur l'individualisme :

  • Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, Paris, 2002.
  • François De Singly, Individualisme et lien social, Lien social et politique, 1998, n°39, pp. 33-46.

Sur la coopération :

  • Sylvain Connac, Apprendre avec la pédagogie coopérative - Démarches et outils pour l'école, ESF, 2009.
  • Christophe Dejours, Pour la coopération au travail - Le facteur humain, Que sais-je ? Presses Universitaires de France, 1995.
  • Norbert Alter, Donner et prendre - La coopération en entreprise, Editions La Découverte (textes à l'appui, bibliothèque du Mauss), 2009.

Sur "Marche et philosophie" :

  • C. Lamoure, Petite philosophie du marcheur, Paris, Milan, 2007.
  • F. Gros, Marcher, une philosophie, Carnets Nord, Paris, 2009.

Lors de la marche, furent distribués des extraits de Nietzsche, et un texte de Kant sur sa promenade quotidienne.

L'individualisme : définition, avantages, inconvénients, questions

A) Définition (Mercredi 14h30-16h30).

Emergence de définitions

En salle : présentation de l'atelier, et consignes pour le déplacement en voiture et pour la marche.

"En marchant seul pendant 10', préparer un récit, une anecdote personnelle ou professionnelle illustrant son rapport à l'individualisme".

"Maintenant, se regrouper par trois, en laissant de l'espace entre les groupes. Chacun dispose de 5' pour raconter son histoire aux deux autres sans être interrompu. Puis échange pendant 15' sur : "En quoi ces trois récits sont-ils significatifs d'une attitude individualiste ?".

Puis le groupe plénier se reconstitue, assis pour 30'. 1) Présentation brève par tour de table des motivations et attentes de chacun. 2) Mise en commun des remarques et questions posées à partir des anecdotes sur l'individualisme.

Mercredi (21h-21h30)

Dans le parc, à la nuit tombante, "Ecrire individuellement pendant 5' sa définition de l'individualisme".

Puis, "en déambulant dans le parc pendant 15', le groupe s'entrechoque sans se perdre, et au fur et à mesure on se donne oralement mutuellement sa définition à deux, puis on médite, et rencontre quelqu'un d'autre jusqu'à la cloche".

Le groupe va ensuite dans le cloître de la maison familiale : "S'agglutiner en 4 groupes de 3, chacun partant de l'un des 4 coins, et discuter des définitions pendant 35'".

"Pour terminer, s'asseoir sur les bancs éclairés, et rédiger seul une seconde définition, avec des questions soulevées".

B) Eléments de définition de l'individualisme (d'après les participants).

Porter de l'intérêt à sa propre personne. Courant de pensée, attitude qui consiste à privilégier l'individu et ses valeurs propres par rapport au groupe. Avoir des valeurs, comportement et pensées centrées sur soi, pouvant parfois s'opposer à celles de la société. Démarche de construction interne de repères pour se différencier du groupe. Affirmation de soi pouvant parfois s'opposer aux valeurs et intérêts d'une société donnée à une époque donnée. Choisir à un moment donné de satisfaire ses besoins propres prioritairement par rapport à ceux de la collectivité. Imposer sa personnalité ou ses actions.

Refus de prendre en compte l'intérêt commun. Proche de l'égoïsme.

Primauté de l'individu. Préférence pour le singulier par opposition au grégaire. Attitude centrée sur l'individu considéré comme libre et autonome dans ses choix. Démarche volontaire de prise de distance vis-à-vis d'un milieu pour être temporairement plus à l'écoute de soi.

Affirmation de la personne dans sa singularité : besoin de l'individu d'être reconnu. Affirmation de soi permettant la reconnaissance au sein d'un groupe.

Reconnaissance de la liberté individuelle, de la singularité de l'individu.

C) Etude de textes sur l'individualisme.

"Nous définissons l'individualisme comme d'une part la conscience d'être une subjectivité singulière, différente des autres, originale et unique en son genre ; individualité qui revendique d'être reconnue, et reconnue comme telle par les autres : psychologiquement dans sa personnalité, pour exister affectivement et socialement ; juridiquement dans ses droits, avec condamnation et/ou réparation pour tout préjudice subi comme victime ; politiquement comme citoyen, qui doit avoir la parole, être consulté ; éthiquement, comme personne à qui on doit le respect d'une dignité humaine...

D'autre part le sentiment et la volonté d'être au centre de son propre monde (posture psychologiquement égocentrique, qui peut dériver éthiquement en égoïsme) ; avec le souhait de l'aménager au mieux de ses désirs (hédonisme, consumérisme), et de ses intérêts (pragmatisme, utilitarisme).

D'où une ambivalence : entre la griserie d'une liberté qui décide et le poids d'une responsabilité qui doit assumer ; entre la toute puissance d'être le centre de son monde et la souffrance de n'être pas le centre du monde ; entre l'exaltation d'une originalité et le tragique d'une solitude.

Nous faisons l'hypothèse, largement confirmée par des philosophes, sociologues et psychologues, que l'individualisme est une tendance sociétale lourde de la modernité. Dans les faits : prise en compte dans la famille de la personnalité de l'enfant, voire de son caprice (l'enfant-roi, l'enfant-tyran); dans l'école de l'élève, au centre du système éducatif, qui doit avoir un "projet personnel" ; mise en avant dans l'entreprise et la société de l'initiative individuelle, du mérite, de la réussite personnelle, comme de l'imputation de l'échec (si je réussis, je suis un héros, si j'échoue, c'est de ma faute) ; reconnaissance juridico-politique des droits de l'individu dans une société démocratique, et corrélativement de la responsabilité civile et pénale de ses actes, etc.

Tendance aussi dans les têtes (voir définition) : je me perçois comme individu et le revendique.

Reste à l'assumer. La dépression est la maladie de l'individualisme, de la sous estime de soi, par échec de la toute puissance, difficulté à s'assumer comme individu autosuffisant, en panne relationnelle, narcissiquement blessé et dépassé par l'injonction d'être soi-même, de valoir par soi seul, de supposé-jouir : la psychothérapie s'avère comme la prise en compte de cette souffrance d'un sujet singulier qui "ne s'en croit plus". L'insécurité est la peur d'un individu pour son intégrité physique (mes biens prolongeant mon corps) et psychique. Le jeunisme est l'angoisse d'un individu qui ne veut ni vieillir ni mourir. La demande actuelle de philosophie est le symptôme d'un individu qui cherche du sens au-delà d'un moi-je sans dimension collective ou transcendante.

Deuxième hypothèse : nous ne pouvons pas ne pas être traversé, travaillé en tant qu'individu par l'individualisme, quoi que nous en pensions. Avec son côté positif : l'efficace d'une volonté, la joie d'une liberté, l'éthique d'une responsabilité, le pouvoir sur sa vie, la reconnaissance d'être une personne... Et son côté pesant, voire dramatique : devoir rendre des comptes, être désigné comme coupable, être et se sentir seul au monde, construire laborieusement son rapport à autrui, mourir pour de vrai et de bon.

L'individualisme, c'est ce paquet ambivalent, dont il n'est pas simple de démêler, théoriquement et encore plus pratiquement, le bon grain de l'ivrée.

La question est de faire avec, de pratiquer du tri sélectif, de réaménager : dans la perspective d'un équilibre psychologique personnel, d'une vie bonne, d'une éthique de la responsabilité, d'une cité juste. Quelle place pour l'autre chez un individu qui se leurre d'une toute puissance imaginaire alors qu'il est manquant de l'Autre ? Quelle appréciation de notre finitude pour intégrer le principe de réalité ? Comment contrebalancer ce repli sur soi pour s'ouvrir à l'autre et à l'environnement ? Quel "bricolage ontologique" pour un individu non, ou pas seulement individualiste ?" (Michel Tozzi)

Samedi (9h-16h30)

"Par 4 groupes de 3, faites en marchant pendant 30' trois choses, dont chacun garde la trace de l'une : inventaire des avantages, puis des inconvénients de l'individualisme, et question structurante dégagée pour la réflexion".

Puis : "Pendant 30' de pause, faire le compte rendu des groupes sur chacun des trois points". Un animateur prend des notes et à la fin il renvoie une synthèse problématisée.

D) Avantages, inconvénients de l'individualisme, et questions

Avantages : permet la reconnaissance de l'individu et de sa singularité dans un groupe, son respect ; préserve le libre arbitre du conditionnement collectif ; fortifie l'identité, la responsabilité individuelle, la créativité.

Inconvénients : renforce le repli sur soi (individuel ou collectif : corporatisme), affaiblit le lien social, l'esprit et les valeurs collectives, l'engagement, la solidarité, les rapports de force émancipateurs, l'obéissance aux règles du vivre ensemble, l'assomption de ses actes ; renforce l'isolement, la solitude, le refuge dans les liens virtuels (internet), la culpabilité (échec intériorisé) ; peut mettre en danger les autres (ex :sauveteurs) ; exalte la consommation par primat des désirs...

Questions : "Dans un contexte individualiste, au nom de quoi faire du collectif et promouvoir la coopération ?". "Au nom de quelles valeurs doit-on choisir individualisme ou coopération ?". "Quel seuil entre individualisme et égoïsme ?". "Un individualiste peut-il aujourd'hui s'inscrire dans la durée ?". "Peut-on concilier individualisme et coopération ?".

"Marchez individuellement maintenant pendant 10' pour vous positionner personnellement".

Pause. A mi-parcours, régulation de l'atelier sur le fond (individualisme) et la forme (marcher).

II) La coopération

A) Les questions sur la coopération

"Par groupes de 3, échangez en marchant pendant 30' pour faire apparaître les questions que vous pose la coopération, et choisissez-en une".

- Puis on croise les groupes : autour d'un messager porteur de la question de son groupe, deux autres personnes qui appartenaient à deux groupes différents : "Examinez pendant 30' la question portée par le messager".

- Compte rendu à la pause : la question et les grandes lignes de l'échange.

Question 1 : "Quels sont les bénéfices de la coopération ?"

Peut-il y avoir coopération sans adhésion au but recherché ? Le premier bénéfice envisagé c'est de travailler mieux et de travailler moins. Il doit y avoir un intérêt dans le produit et dans le processus. Coopérer est une occasion de reconnaissance : ce qu'on apporte au groupe peut être reconnu. On y gagne un intérêt commun pour le but poursuivi. Mais alors : comment se fait-il que tous n'adhèrent pas à la coopération ?

Question 2 : "Quels sont les critères pour qu'une coopération existe ? Ou à quelles conditions une coopération peut-elle se mettre en place ?

Premières pistes : pas de hiérarchie, partage de valeurs, action commune définie. Plaisir individuel. Pour éviter la concurrence entre les individus qui coopèrent, chacun doit apporter une ressource différente. Nécessité de réguler. Et comme dans toute coopérative, un individu doit avoir une voix.

Question 3 : "Comment renoncer à ses désirs propres pour pouvoir coopérer ?

Il faut un cadre clair, des valeurs communes, un projet commun, une maturité psychologique suffisante (ce n'est pas une question d'âge), un environnement sécurisant.

Question 4 : "Quelles conditions à la coopération quand elle n'est pas imposée ?".

Quand il y a un cadre, des conditions matérielles favorables, une concertation prévue. Sur le plan hiérarchique, quand il y a une inspection collective. Quand une injonction oblige à coopérer. Quand les personnes y trouvent un intérêt : il faut convaincre les gens de coopérer. Quand la survie est en jeu, quand on fait la guerre. A l'armée, c'est la coopération qu'on apprend en premier, l'esprit de corps. Quand la compétition est forte, il y a coopération : par exemple, en sport, avec une équipe, des sponsors, des soigneurs, tout ce qu'il faut pour créer une équipe performante pour gagner. La confiance favorise la coopération, à cause de la prise de risque.

B) Etude de textes

On donne trois textes sur la coopération dans le monde du travail. Chaque texte est donné à 4 personnes : "Lisez ce texte en marchant pendant 15'".

Puis on propose aux 4 personnes qui ont lu le même texte de se regrouper pour échanger sur leur lecture : "Explicitez entre vous ce que vous avez compris ou pas, sélectionnez un court passage qui vous paraît le plus intéressant du texte et explicitez les raisons de votre choix. Lors des mises en commun, vous aurez à dire de quoi parle le texte et ce qu'il dit en substance, à lire le passage choisi et à justifier votre choix."

Suivent trois étapes constituées chacune d'un arrêt de 5 minutes consacré au compte rendu et à la lecture du passage, suivi d'une marche de 15' au choix pour méditer ou échanger sur la base du texte qui vient d'être lu.

Références des quatre textes : extraits de

  • Norbert Alter, Donner et prendre, la coopération en entreprise, éditions la Découverte, 2009 - quatrième de couverture + p 79 :
  • Christophe Dejours, Travail vivant - tome 2 : Travail et émancipation, éditions Payot, 2009. p 105 à 107 : la coopération verticale et la question de l'autorité.
  • Christophe Dejours, Travail vivant - tome 2 : Travail et émancipation, éditions Payot, 2009. p 94 à 96. Une autre forme de civilité : la coopération
  • Christophe Dejours, Travail vivant - tome 2 : Travail et émancipation, éditions Payot, 2009. p 109 - 110. Place de la coopération dans la santé mentale.

A la station 1. N. Alter : coopérer, une question de bonne volonté individuelle ? Bonne volonté ou volonté de donner et de recevoir ?

Extrait lu : "... le triptyque du donner, recevoir et prendre repose ainsi sur une hybridation des actions : elles contiennent à la fois la volonté de faire lien et le désir de tirer parti de ce lien."

A la station 2. C. Dejours : la question de l'autorité. La notion de coopération verticale a surpris. Mais donne des pistes pour comprendre ce qui se passe en classe entre l'enseignant et les élèves, la classe. On retient : la coopération ne se passe pas seulement entre pairs, l'autorité n'existe que si on l'accepte. L'équipe va "décider" de conférer l'autorité à son hiérarchique. Intéressant : la distinction obéissance / aliénation, l'autorité liée à la discussion, à la contestation, aux tractations. Autorité n'est pas autoritarisme.

Extrait lu : " L'autorité, dans la coopération, est foncièrement donnée par le bas, via des formes spécifiques de reconnaissance de l'autorité qui se distinguent radicalement de la soumission à l'autorité."

"Le relation obéissance - autorité ne peut pas être placée, en bloc, du côté de l'aliénation. Car non seulement cette relation ne tourne pas toujours au malheur, mais il semble bien qu'elle soit nécessaire à la vie et qu'elle soit indispensable à la formation de toute action collective."

A la station 3. C. Dejours : l'expérience collective dans le travail.

Extrait lu : " La puissance pacificatrice du travail tient précisément au fait qu'il est possible de tisser des liens de coopération avec des individus que l'on n'aime pas ou avec lesquels on ne partage pas les mêmes opinions. Je peux travailler avec quelqu'un que je n'aime pas pour cette raison unique que je reconnais ses compétences dans le registre du faire et non ses qualités dans le registre de l'être. Ce qui compte ici, ce n'est ni la libido ni l'amour, mais l'estime et la confiance vis-à-vis du respect partagé des règles de travail et de la posture morale (ethos professionnel) vis-à-vis du réel du travail."

A clarifier la différence coopération / coordination ; les liens de civilité ; la coopération comme lien contre la coordination ?

C) Apport sur la coopération (psychodynamique du travail)

A l'arrêt : retour sur les questions et liens avec les textes.

Pour commencer, lecture du texte 4 de C. Dejours, qui apporte des éléments de réponses à des questions posées.

Extrait : " Le problème pratique consiste à ne pas briser la mobilisation des subjectivités en brimant le droit à la contribution d'une part, en désamorçant la dynamique de la reconnaissance d'autre part. Si la dynamique de la reconnaissance est paralysée, la souffrance ne peut plus être transformée en plaisir, elle ne peut plus trouver de sens."

"Le travail tout entier est porté par les relations entre des personnes."

Apport de l'animatrice : "Ce que j'ai retenu de vos questions et quelques éléments pour compléter, à la lumière des apports de la psychodynamique du travail.

Qu'est-ce qui favorise la coopération ?

La situation de parité et la situation hiérarchique : on coopère d'abord entre pairs. On peut coopérer avec la hiérarchie de proximité sous certaines conditions (voir Dejours). La coopération verticale se construit entre le collectif et la hiérarchie de proximité, même si c'est chaque personne qui "donne" d'elle-même aussi dans ce processus. La coopération verticale suppose la coopération entre pairs, la confiance au regard des valeurs à l'oeuvre dans ce qu'on fait et pour quoi on le fait.

Autre condition : des valeurs communes, oui, mais si l'on entend pas là les valeurs à l'oeuvre dans le métier et pas les opinions partagées sur tout. Ce qui fait le "bon" travail à nos yeux.

De même, avoir le même but, plutôt que le même objectif. Une vraie raison de travailler ensemble.

La confiance, oui, qui se construit dans la durée, et en référence aux valeurs qu'on s'accorde à respecter au travail et qu'on s'efforce de respecter. La confiance est indispensable parce que l'on prend des risques au travail, notamment celui de ne pas toujours tous faire selon les procédures prescrites. Pour coopérer, il faut prendre le risque de montrer ce que l'on fait vraiment, ce qui n'est pas très autorisé ou pas parfait !

Quels sont les bénéfices de la coopération ? Partager l'intérêt pour le but poursuivi. Accroître l'efficacité du travail : travailler mieux et pas plus. Mais il s'agit là surtout du bénéfice de la coordination, de l'organisation du travail, par exemple du travail en équipe). Celui-ci n'est efficace que si la coopération le sous-tend. Il y a aussi le retour sur investissement, qu'on peut aussi appeler rétribution symbolique. Je mets de moi dans le travail et j'en attends un retour pour moi. On est proche alors de la reconnaissance par les pairs, et de ce fait d'une forme de plaisir au travail, qui est liée au jugement. Jugement qu'on espère positif, mais jugement qui suppose la critique possible. Il ne sera accepté que s'il y a une confiance suffisante qui s'est construite entre pairs, et s'il est référé à ce qu'on considère localement comme "du bon travail". Ce n'est pas le même jugement que celui qu'on attend de la hiérarchie de proximité.

Quelques points par ailleurs sur les mots employés : la coopération et l'adhésion ne sont pas dans le même champ. On n'adhère pas quand on coopère, on investit les mêmes valeurs. On adhère au projet : lexique managérial du projet.

Renoncer (à ses désirs) pour coopérer ? Mais comment agir sans désir d'agir ?

Peut-on imposer la coopération ? Qui pourrait le faire ? Ce qu'on peut dire, c'est qu'on peut imposer une organisation du travail, on peut imposer un type de coordination. Par exemple, on peut mettre deux enseignants en même temps devant la même classe dans l'emploi du temps ou programmer une réunion obligatoire en désignant les participants. Mais on ne peut pas imposer la coopération entre ces personnes. On peut essayer de les convaincre de l'utilité de le faire, mais la coopération est liée à l'investissement subjectif des personnes, et donc ne peut venir que d'elles.

Qu'est-ce donc alors que la coopération ?

C'est l'action qui crée du collectif et le résultat de cette action sur le collectif. Le collectif, c'est l'ensemble des gens qui font le même travail au même endroit. Ou, plus largement, qui travaillent pour la même chose au même endroit. Elle se manifeste dans l'activité d'élaboration de repères pour juger si on fait du bon travail ou pas, pour juger si ce qu'on fait quand on travail est juste ou pas, à la fois au sens de justesse et de justice. Elle passe par le récit qu'on se fait entre collègues d'anecdotes (pour nous, les histoires d'élèves, de nous et de la classe, par exemple... "Tu sais pas ce que j'ai fait tout à l'heure avec Machin..."), qui montrent la réalité du travail vécu au fil des occasions, des incidents, des imprévus...

Elle est faite de tractations, de négociations, de discussions sur de petites choses apparemment, mais qui sont importantes à garantir pour que le travail soit "juste". Pour quelqu'un qui ne fait pas le même travail, les sujets sur lesquels on discute peuvent paraître petits, voire mesquins ou dérisoires. mais pour celui qui connaît le travail, elle échappe à l'organisation du travail, elle s'élabore dans l'informel. Même au cours des réunions, elle traverse le processus, elle n'appartient pas à la procédure. Elle n'est pas objet de prescription. Si on croit pouvoir la prescrire, on se trompe. Si on croit que c'est le résultat d'une prescription, on est dans l'illusion, la coopération n'est que le résultat de l'investissement que chacun veut bien accorder au collectif. Elle est liée au travail, ce n'est pas une question d'amitié même si elle peut donner lieu à des amitiés durables et fortes, qui ont leur origine au travail. On trouve un bénéfice relationnel dans la coopération au travail, mais c'est un effet, un retour sur investissement, pas une condition.

La coopération est avant tout d'ordre "déontique". Il s'agit de se mettre d'accord sur ce qu'il est juste de faire et de le faire, sur ce qui est important à garantir quelles que soient les prescriptions hiérarchiques et comment le faire malgré tout. Mais cette analyse est souvent peu consciente entre les personnes qui coopèrent. On n'a pas l'impression, au quotidien, de "construire des normes de métier" quand on échange quelques mots ou impressions entre deux cours, un café à la main et en vérifiant qu'on a bien le nombre de photocopies qu'on voulait ! On a l'impression de bavarder, de faire quelque chose d'anodin. C'est quand ces échanges deviennent impossibles, soit du fait de l'organisation du travail (pas le temps, jamais ensemble en pause...) ou des relations (méfiance pour raconter), qu'on se rend compte de ce qu'ils contenaient d'important pour travailler. Quand on n'a plus que le prescrit comme repère et que la réalité empêche de faire ce qu'on croit devoir faire, si on ne peut pas en parler avec ceux qui ont la même chose à faire, on entre dans le domaine de la souffrance au travail et plus seulement de la difficulté. Du fait de la solitude, alors que travailler est quelque chose de forcément social, du fait aussi du doute sur la valeur de ce qu'on fait, or ce qu'on fait, c'est un peu soi-même, puisqu'on met de soi dans ce qu'on fait. La coopération est liée au travail. mais coopérer au travail est modélisant pour les liens sociaux, elle est une sorte de matrice de citoyenneté.

La personne au travail a quelque chose à donner, souhaite donner et recevoir (Cf. N. Alter). Elle met d'elle-même quand elle travaille. Impossible de faire autrement, sauf à faire la grève du zèle, c'est-à-dire suivre à la lettre les instructions sans mettre de soi pour que ça donne un résultat. Cela empêche le travail !

Le travail ne se voit pas, et on est obligé de se débrouiller de façon pas toujours tout à fait "réglo" pour faire ce qu'on a à faire. Ces deux aspects du travail notamment expliquent le risque qu'il y a à montrer vraiment ce qu'on fait. Même parfois à se le dire à soi, à en avoir conscience.

On n'est jamais seul au travail. Il y a toujours un prescripteur quelque part, ou un cadre connu en dehors de ceux qui travaillent, et quelqu'un qui fait le même travail ou le même genre de travail, et quelqu'un qui a fait le même métier avant ou un métier qui s'est transformé pour donner le mien etc. Travailler est quelque chose de social et se situe dans une transmission, d'une manière ou d'une autre.

On n'est pas tout seul au travail : il y a d'autres personnes que ce que je fais au travail concerne. Mon travail a des liens avec le travail d'autres personnes. Si ces articulations ne sont pas prévues, organisées, régulées, il y a toujours problème. C'est ce qu'on appelle la coordination, l'organisation et les règles explicites (procédures, circulaires, plannings etc., règles fonctionnelles, qui peuvent être écrites).

En l'absence d'une coordination correcte, régulée, commune à tous, l'organisation du travail devient affaire de réseaux plus ou moins amicaux. Et donc exclut ceux qui n'y sont pas rattachés. Ce n'est ni juste ni efficace.

La coopération est affaire de collectif local. La coordination ne se limite pas au local puisqu'elle doit articuler ce qu'on fait à un endroit et ailleurs. Théoriquement, c'est le travail des cadres de notre institution. Mais les cadres aussi travaillent, et le réel leur résiste aussi...

Si l'on veut clarifier le vocabulaire, on peut faire un classement en deux colonnes :

1) Domaine de la coordination 2) Domaine de la coopération
prescrire ; les programmes, les circulaires, les projets, les consignes... la réalité, ce qui se passe, l'imprévu...
préparer, projeter, planifier, organiser... s'adapter, se débrouiller... prendre des risques
les réunions, l'équipe (constituée de personnes identifiée pour leur fonction : les profs de la classe, les professeurss de la même matière, l'équipe engagée sur tel projet, le coordonnateur de.., les profs principaux etc.) le collectif, l'informel, les rencontres, les bavardages à 2 ou 3
l'ordre du jour l'occasion, les anecdotes
la salle X, Y, Z les couloirs, autour de la photocopie, la machine à café, la cantine, le parking...
les règles écrites, les procédures, les règlements, les règles affichées... les normes implicites, ce qui détermine qu'on peut dire : "ici, ça se fait pas", qui se construisent à l'occasion des histoires qu'on se raconte
discuter, voter, décider discuter, construire de la confiance, se sentir bien ou mal
évaluer / objectifs, critères et indicateurs... juger l'activité : c'est du beau travail / non, ça c'est pas du boulot
reconnaître le travail de l'autre / normes locales amène l'autre à se sentir reconnu en tant que personne

Qu'est-ce qui se passe quand il y a un problème avec la coopération là où on travaille ?

Quand il y a rejet par le collectif d'une personne ou d'un petit groupe (crise de confiance, sanction d'un acte qui va contre la coopération...), ou attaque extérieure du collectif (conséquence d'une crise, ou de pratiques managériales qui attaquent la solidarité, ou restructurations très rapides...), on constate, sur le plan individuel un isolement de la personne, qui entre en souffrance ; sur le plan collectif l'élaboration de défenses collectives, qui protègent les membres du collectif mais empêchent l'adaptation, augmentent la rigidité des réactions, et à terme, bloquent l'activité de débat au sein du collectif. Les défenses collectives sont mortifères à terme pour la coopération, elles finissent par empêcher de travailler, par faire obstacle à l'investissement subjectif qu'elles cherchaient à protéger. Mais elles ne sont que le symptôme de la souffrance au travail. La cause est le plus souvent du côté de l'organisation du travail qui notamment ignore tout de la façon dont la coopération se construit.

Les trois textes lus interrogent des affirmations qui émanent de la vulgate managériale élevée au rang de sagesse des nations ou des allants de soi véhiculés au travail. Ils cherchent à les reproblématiser, et à ouvrir des pistes de réponses pour sortir des apories auxquelles elles conduisent. En particulier la notion de "résistance au changement" ; l'idée que l' "on ne peut pas travailler avec quelqu'un que l'on n'aime pas" ; l'idée qu'"il faut séparer travail et vie privée si on veut être en bonne santé mentale" . Et peut-être de la même façon son symétrique : "il faut s'éclater au boulot si on veut être bien". Car cet éclatement n'est conçu qu'à l'échelle de l'individu, comme s'il était seul au monde.

Ils rééxaminent des questions qui traversent l'histoire des idées ou des mouvements sociaux : le travail et l'aliénation (Lukacs, Marx...) ; la reconnaissance (Honnet) ; la justice. Le travail (pas l'emploi, même s'il y a un lien entre les deux) est vu comment une sorte de matrice du social, les relations au travail étant une sorte d'archétype de la civilité.

Ces textes donnent des éléments pour comprendre les organisations (pour nous, l'établissement, la circonscription, les avatars des IUFM...) du point de vue du travail, de celui qui fait ce pour quoi a été instituée l'organisation, et pas du point de vue unique de celui qui institue l'organisation, qui prescrit, qui dit ce qu'il faut faire et comment. Autrement dit, ils restituent à la réalité, à la vie des gens dans l'organisation, aux processus (terme de psychosociologie) la place centrale que cache par exemple l'organigramme ou l'emploi du temps.

D) Individualisme et coopération

" Par groupes de 3 et pendant 30', pensez l'articulation entre individualisme et coopération. Sur votre lieu de travail, qu'est-ce que vous pourriez proposer pour faciliter la coopération et l'investissement personnel ?".

Quelques notes sur le compte rendu des quatre groupes.

1) A partir d'une étude de cas commun aux trois personnes (IUFM) : comment ça va être possible de coopérer (ou de collaborer) alors que la coordination est très compliquée et que l'inter-relationnel est dangereux entre deux personnes ?

Autre élément de complexité (obstacle ?) : il y a une double ligne hiérarchique, une double prescription, qui émane de la ligne disciplinaire et transversale.

Le changement d'organisation entraîne des changements dans la coopération.

Point d'appui : ce qui poussera à coopérer, c'est l'intérêt qu'on porte aux stagiaires.

2) Pour faciliter la coopération, il faut du temps commun.

Faut-il vraiment de la reconnaissance des pairs ou pas ? Peut-on trouver de la reconnaissance entre pairs dans le travail coopératif ? Quelle est la durée d'une coopération ?

Il faut se garder une part de liberté individuelle et informer les autres, pour maintenir la confiance et ne pas trahir le projet. Ça dépend aussi du nombre : si on est trop, on se perd. A deux, c'est déjà de la coopération.

3) On retient la distinction coopération/collaboration. Et le problème de la coopération verticale : si le chef ne connaît pas le travail ; avec un isomorphisme chef - subordonnés // enseignant - élèves.

Conditions favorables à la coopération : temps et lieu communs ; si possible une heure de concertation par semaine.

4) La condition essentielle, c'est que l'individu y trouve son intérêt.

Au début du processus, pour commencer à coopérer, pendant le processus et à la fin pour recommencer.

5) Coopérer peut être plus fatigant que faire tout seul. Quelqu'une décrit la ruse à laquelle elle a recours pour alimenter la coopération : d'abord, elle teste dans sa classe et elle attend que les autres demandent comment elle fait (parce que ça se sait, ça circule, informellement).

Les conditions facilitantes sont du temps et un lieu.

Est-ce de la coopération quand on fait de l'échange de pratiques, ou qu'on échange autour du cas d'un élève ?

Point sur travail en équipe / coopération. Au sens courant, coopérer veut dire travailler en équipe. Au sens de la psychodynamique du travail, la coopération se distingue de la coordination, elle se joue dans l'informel, et agit dans les situations de travail, quelle que soit l'organisation. Le travail en équipe est une forme d'organisation du travail, c'est donc un terme du domaine de la coordination. Mais bien sûr, dans une situation de travail en équipe, sans coopération ou avec un problème de coopération, c'est difficile !

E) Coopération et individualisme dans la classe

Lecture de la préface de Michel Tozzi "La pédagogie coopérative : une histoire qui a de l'avenir", au livre de Sylvain CONNAC, Apprendre avec les pédagogies coopératives : démarche et outils pour l'école. ESF, 2009.

Puis cheminement à deux : " Comment la question de l'articulation entre individualisme et coopération fait-elle irruption dans la classe, à quelle occasion l'avez-vous vu intervenir ? Et comment préparer le cours et s'en emparer à l'occasion pour mieux articuler les deux ?"

Dans la pause, quelques idées émerge des duos : en école primaire, coopérer, ça ne se décrète pas, ça s'apprend. Pour les élèves comme pour les adultes. Les conditions qui favorisent la coopération entre élèves sont les mêmes que celles qu'on a repérées entre adultes. En physique au collège, la coopération entre deux élèves est obligatoire, vu l'organisation des séances. En français au collège, préférer des situations d'émulation plutôt que de compétition pour donner envie de s'investir à chacun. Importance du plaisir (condition et/ou résultat). En SVT au collège, la coopération nécessite une préparation du cadre, l'organisation de groupes hétérogènes pour que les ressources soient différentes entre les membres du groupe. Et il faut penser à un deuxième niveau de coopération : entre les groupes. En français, au collège et lycée, il peut y avoir coopération sans travail de groupe, et pas toujours en groupe hétérogènes. Une piste : alterner travail individuel / en groupe / individuel pour que l'engagement dans la classe augmente.

De l'échange en plénière, il ressort : le travail individuel en fin de séance peut être la trace écrite de la séquence. On n'a pas réfléchi sur l'informel de la coopération dans la classe, ce qui échappe au professeur, ce qu'il traque souvent. Enrichir le milieu de vie dans la classe augmente la coopération entre élèves qui échappe au professeur. On peut aussi se poser la question de la coopération spontanée entre élèves hors de l'école, sans intervention des adultes (enseignants ou familles).

On peut faire le rapprochement avec la tendance du management à considérer que ce qui échappe à l'organisation du travail est une perte de temps, alors que c'est précisément ce qui nourrit le collectif, et donc la coopération. La destruction des collectifs de travail dans les années récentes n'est pas toujours volontaire ; elle est une conséquence de la "rationalisation" du travail, en toute ignorance de ce qui se passe réellement entre les gens qui travaillent sur un même site.

Un débat s'amorce sur la question de la productivité et de son rapport avec la santé au travail. La destruction des collectifs peut augmenter la productivité dans un premier temps. Mais si la santé des gens qui travaillent en est affectée, quid de cette productivité et des dommages qu'elle engendre ? Et productivité pour qui ?

Bilan de la rando-philo

Déambuler seul (5 mn) puis écrire (10 mn) : "A partir de ce que vous avez vécu dans cet atelier, que diriez-vous de la question : penser / marcher / en groupe ?"

A) L'expression des participants

- "Marcher sans avoir à chercher mon chemin dans une campagne calme et non éprouvante pour mon corps me rend disponible. Ma pensée vagabonde, procède plutôt par associations, n'est pas forcément linéaire et parfois, je ne peux pas la structurer.

Si je discute avec l'autre, ma pensée s'organise parce qu'elle est mise en phrases et je me rends disponible aussi pour écouter et me confronter à la pensée de l'autre. Marcher en parlant a quelque chose de tout à fait naturel et l'obscurité de la nuit ajoute une dimension d'intimité".

- "Marcher, penser, en groupe.

Marcher et penser dehors, sur les chemins, dans la nature. Le plaisir et la détente de pouvoir réfléchir et regarder le paysage : les grenouilles sur le chemin, les cigognes dans les champs ou dans le ciel, le bruit du vent dans les peupliers, les mûres grappillées dans les haies. Parfois l'esprit vagabonde, mais finalement, sans doute pas plus que devant son ordinateur ou au bureau. Donc, c'est bien qu'il y ait des moments seuls, pour penser, pour se recentrer. Les autres sont autour, mais aucune gêne. Nous sommes au même rythme.

En groupe. nous sommes dehors, il n'y a plus de tables, plus de chaises, pas de brouhaha. les groupes sont nombreux, mobiles. La pensée circule, évolue.

Envie de faire cela avec les élèves. Sortir, marcher, penser. Pas seulement observer, repérer. Déjà abordé avec ma classe dans l'architecture de la ville, avec la venue d'un architecte. Envie de faire aussi la sortie nocturne, avec une réflexion en phase avec ma classe".

- "Le mouvement de la marche tranquille déclenche, accompagne, rythme et nourrit la réflexion (seul et à plusieurs) avec une sensation d'imprégnation sans effort".

" Marcher au grand air permet de s'oxygéner, de décompresser, de choisir son rythme de réflexion, suivre le fil de ses pensées

Seul : permet de communier avec la nature, d'observer les paysages, les insectes et les animaux : autant de ponctuations données à la réflexion.

Marcher en compagnie me favorise la circulation des idées, facilite le croisement des points de vue. La marche en plein air donne du rythme et un souffle à la pensée. Elle énergétise le corps et vivifie les associations d'idées et connections logiques".

- "Marcher seule pour réfléchir à une question donnée : c'est dur. Je marche donc je prends connaissance de mon environnement, j'observe, mon esprit divague, je n'arrive pas à me concentrer sur une question précise. Et puis comme il n'y a ni trace écrite ni retour de la part d'une autre personne ma pensée s'échappe.

La prochaine fois, j'amène un carnet pour noter et ne pas perdre mes idées.

Marcher par deux ou par trois : c'est vraiment bien pour réfléchir, c'est très agréable d'être dehors et de cheminer surtout quand il fait beau (sous la pluie, je ne suis pas sûre d'autant apprécier l'activité !) et la nuit dans un cloître, c'est apaisant.

J'ai l'impression que la pensée est plus facile à exprimer, comme si la marche l'entraînait et l'aidait à émerger.

Par contre, parler m'empêche de voir le paysage dans sa globalité. Je n'en perçois que des détails (une grenouille, un insecte, un oiseau, un étang...).

Lire en marchant : c'est pas très facile, je suis concentrée sur mon texte et je mets le pied dans un trou. Faut être vigilant !"

- "Où j'en suis après notre "rang donner" philosophique.

Expérience déjà éprouvée de la marche comme stimulant de la pensée. Le rythme de la marche. Le déplacement dans un espace "naturel". Ce qui survient de la vie végétale, animale, aquatique qui nous a entourés, portés, stimulés : le chat, l'eau, les grenouilles, la nuit, l'impromptu qui égaie même dans ses désagréments : échapper au soleil, à la ronce, au corps qui a mal.

Règle douce du marcheur : mettre un pied devant l'autre, continuer, métaphore du "destin articulé à la volonté".

Les rencontres avec Nietzsche, Rousseau, Kant, Nehru.

La phrase que j'ai envie de garder : "la discipline, c'est l'impossible conquis par la répétition obstinée du possible".

La nouveauté forte pour moi : la réflexion, la pensée, alimentée par l'échange avec d'autres. Pour que cela ait lieu, ce dispositif alternant pensée solitaire, confrontation, impératif de rencontre d'interlocuteurs différents choisis sur le principe de "ce n'est pas celui que je connais, avec lequel je suis déjà en connivence mais c'est un autre que je vais rencontrer".

- "Marcher, penser en groupe... une belle association.

La marche facilitante : on chemine ensemble, la marche devient une aide à penser, une "métaphore en acte". Le rythme des pas donne le rythme des échanges, je m'y inscris plus facilement que dans une prise de parole autour d'une table. La marche m'autorise à chercher, tâtonner dans la formulation de ma pensée. La présence des autres à mes côtés abolit la prise de pouvoir par l'un ou l'autre. Comme des moines, on devise.

Les temps de mise en commun sont d'un autre ordre : là, la pensée est synthétisée, ramassée, ordonnée : temps important d'arrêt pour aller plus loin.

Quelques difficultés : la pensée à partir d'un texte à lire en marchant ; l'alternance parfois trop rapide de temps individuels, petits groupes, grand groupe ; le besoin, l'envie de marcher seule sans consigne par moments, pour laisser décanter ; impression d'être, par moment, obligée de penser... (entre liberté et contrainte).

Conclusion : à refaire !!! Une dernière image. Sentiment d'avoir vécu quelque chose de l'ordre des Thélémites : devisant librement et joyeusement".

- "Tension entre le cours et la marche.

Problème de la marge de manoeuvre : la conclusion est écrite d'avance. Rando philo : autre forme du cours magistral ?

Les idées viennent plus facilement en marchant".

- "Rythme. Aller-retour. Direction.

La présence de la réalité de la nature.

Dynamique de l'être et mise en mouvement de la nature.

Interrelation entre les pensées du groupe et le bruit des pas, du feuillage.

Importance du silence".

- "Toujours dehors !

Rythme lent et diversifié

marche / statique - dynamique

pensée / individuelle - en groupe

Thèmes opposés et complémentaires entraînent discussion / confrontation - consensus

Animation complémentaire : apaisée / énergétique".

- "Marcher à l'extérieur en ayant de l'espace permet d'homogénéiser le groupe, effacer les fortes personnalités, apaiser.

Penser et marcher : le rythme du marcheur reflète le rythme du déroulement de sa pensée. l'interlocuteur doit, pour entendre son "compagnon", marcher à son rythme et l'accepter en ralentissant par exemple ; cela favorise l'écoute, les silences (leur acceptation et respect). Combler les silences n'est plus une obligation.

L'horizon et la luminosité stimulent la pensée. Le niveau sonore permet de penser et de ne pas seulement être dans l'écoute.

Il existe une valorisation des personnes faisant un effort physique et cela permet d'éprouver un plaisir lié à l'effort physique associé au plaisir intellectuel".

- "Rando Philo : une révélation, totalement inconnue pour moi, ce mode de réflexion m'a beaucoup plu. L'adapter à d'autres situations ?

Penser, se souvenir sans écrire, se passer de trace écrite oblige à faire travailler la pensée différemment. A creuser.

Parler, échanger sans la contrainte d'un tour de parole. Très agréable pour moi qui ai du mal à me souvenir de ce que je veux dire au moment où arrive mon tour, surtout quand en plus c'est décalé du fil de l'échange à ce moment-là. Les différents dispositifs permettant d'avoir un retour pour tout le groupe".

B) L'analyse d'une animatrice (Sylvie Floch'lay)

"Marcher / penser / en groupe. Il faudrait ajouter : / dans la nature.

Inventer de nouvelles pratiques interroge les pratiques d'animation

Si on ne connaît pas le terrain à l'avance, la co-animation est difficile à éviter !

Je n'aurais pas pu être à la fois garante de l'itinéraire et de l'organisation des déplacements, du cheminement philosophique et de l'accompagnement du processus groupal, en tout cas au début. Mais surtout, quel dommage ! Car la co-animation nous a permis d'expérimenter de notre côté la problématique individualisme / coopération.

Organiser le travail et l'animation dans ce cadre cumule les contraintes.

Tous les repères bougent en même temps. En salle, le lieu est fixe, on peut l'aménager à sa guise, reste à prévoir le temps et à le "gérer" et à le vivre. Dans l'atelier qu'on a animé, l'espace et le temps évoluent tous les deux dans le mouvement, la marche, mais en plus, l'espace est en grande partie inconnu des animateurs. De plus le temps est très contraint par le dispositif du reste de l'ensemble des Rencontres du CRAP : on ne peut pas dire "On va jusqu'à tel endroit, on fait la mise en commun et on revient". Car il faut être rentré à telle heure. Une rando philo en autonomie, si je puis dire, ne donnerait pas cette contrainte, on serait plus proche de la randonnée, où le butoir est la nuit, par exemple.

Ecouter le groupe, réguler le processus groupal : les façons de faire habituelles sont modifiées mais pas oubliées. En salle, lors de travaux de groupes, l'animateur peut observer et circuler, il voit ou entend une partie des échanges. Là, j'étais en même temps animatrice et guide ou chien de berger. Même quand l'itinéraire ne posait aucun problème - mais comment en être sûre quand on ne l'a pas déjà intégralement parcouru ? - il fallait quelqu'un devant pour donner le signal de la pause commune. L'heure de la pause a dépendu de facteurs auxquels il fallait s'adapter : un espace assez large et ombragé, le temps écoulé et celui qui reste, en tenant compte de l'espacement qui s'est créé entre chaque groupe, etc.

Nous ne voyions pas les groupes, sauf à nous retourner fréquemment, ce qui, sur un chemin, n'est pas si facile : ça tourne, on ne voit plus personne, les groupes s'étirent, on ne voit que le premier groupe, et ce sentiment de contrôler quelque chose qui n'a pas à l'être. Nous avons donné une consigne qui s'apparente à la rando : "Ne vous arrêtez pas sans le dire à quelqu'un qui aura le souci de vous". Et ça suffit. Le plaisir, en revanche, de voir les groupes arriver et se rassembler quand nous-mêmes nous nous arrêtions.

En fait, la seule régulation, c'est que personne ne se perde. A tous les sens du terme.

De fait, nous avons accordé une grande confiance faite au groupe, une fois les consignes données. Comme si le fait que les groupes soient en marche les rendait plus autonomes, la régulation étant en partie portée ou suscitée par le déplacement. Il y a moins de crispations, à la fois sur la responsabilité de l'animation, sur les positions des uns et des autres, sur la question du pouvoir.

Il me semble que les deux animateurs, nous avons agi d'instinct pour adapter nos façons d'animer à la situation inédite. Métis plutôt que raison discursive. Mais après coup, je peux expliciter certains aspects de cette régulation qui repose sur notre expérience - à chacun et commune - et des valeurs communes dans ce travail d'animation : il faut un dispositif qui facilite la prise en compte de chacun et de sa pensée par le groupe et ses animateurs ; cette organisation doit être explicite.

Les animateurs ont un temps d'avance dans la lecture et la réflexion sur un aspect de la problématique ; mais la réflexion est ouverte. L'organisation de l'atelier s'écrit avant la réalisation, mais le contenu des échanges n'est pas écrit d'avance. Et l'organisation est modifiable selon la réalité rencontrée.

Pour que la parole et la pensée des participants soit la plus ouverte et libre possible, il vaut mieux que les animateurs échangent ensemble après avoir donné les consignes - déclencheurs.

Cela dit, cette position avait un inconvénient : nous n'avons pas entendu les anecdotes, les échanges eux-mêmes. Nous n'avons donc pas pu les reprendre dans des restitutions. Cela nous a un peu manqué. Nous avons eu le sentiment de moins connaître les participants dans leur vie réelle que d'habitude. Mais cela n'a pas empêché, au contraire, la rencontre avec le groupe et l'élaboration collective.

Sylvie : coanimer, une question toujours vivante. Je n'avais jamais coanimé avec Michel mais j'avais participé à des ateliers où il coanimait. J'ai reconnu dans sa pratique qu'il veille à respecter les mêmes principes que moi.

J'ai souvent coanimé avec des tas de gens.

J'ai dû aussi m'appuyer sur mon expérience de voyage scolaire : être hors les murs avec des élèves et d'autres professeurss suppose des compétences semblables d'organisation et d'attention au groupe et aux personnes que la rando philo.

Animer et photographier ? La question de la trace.

Un point commun avec les voyages scolaires : j'étais animatrice et j'ai pris des photos ! Voilà quelque chose de très insolite. Jamais je n'aurais pu photographier le groupe en intervention en établissement. Qu'est-ce qui le permet dans cette situation ?

Quelques pistes, certainement à poursuivre : nous avons été ensemble même lors des pauses (dont l'une était une possible sieste. Dans ce temps, je ne suis plus animatrice mais une des crapistes lors d'une Rencontre. Et nous ne sommes pas un groupe dans une institution. La photo manifeste une certaine vacance, une légèreté. En rando, on se photographie volontiers. Pas de danger non plus, ni physiquement, ni psychiquement. Chacun marche et les corps en mouvement sont comme la garantie d'une suffisante sécurité. Pas de voyeurisme non plus. Les images sont pour nous. Je n'ai jamais eu l'impression d'être intrusive. Mais le sait-on ? Surtout, me semble-t-il, la rando philo, ce n'est pas une rencontre de purs esprits ! S'il en était besoin, nous avons expérimenté qu'on pense avec ses pieds, qu'on vit dans sa peau et qu'on a des besoins vitaux. Nous avons transpiré, bu, mangé, nous nous sommes fait piquer par des insectes discrets mais efficaces, et nous avons utilisé des chapeaux, des ombrelles, de la crème... pour nous protéger du soleil. Et nous avons trouvé des coins et des moments discrets pour faire tout ce qu'on a besoin de faire pendant une journée !

Photographier, écrire avec la lumière, garder trace de l'éphémère rencontre humaine, une alternative pour moi à la prise de notes abondantes et constantes. Trace des corps et des ambiances, trace non verbale de pauses du groupe. Trace plus sensible qu'un compte rendu. Mais désir de trace quand même, pour la reconstruction ultérieure.

Car la question de la trace s'est posée d'entrée de jeu : consigne d'avoir un cahier et un stylo. Et en même temps, nous avons construit le dispositif de façon à faciliter la mémorisation de la démarche sans forcément être tributaire de l'écrit. Mais sans l'ignorer non plus, par exemple : lire en marchant. Nos "tricheries" sont bien le signe de notre culture : transmission des écrits, écrire pour réfléchir etc. mais on pourrait encore imaginer : écouter des textes enregistrés au lieu de lire. Utiliser un dictaphone (pour transcrire ? ou partager ?) etc.

Se fermer au monde pour penser avec l'autre ?

En fait, non. L'ouverture à l'environnement est différente, elle se fait ouverture à la beauté du monde qui émerge dans l'échange avec le co-animateur à notre insu et qui le nourrit.

Dès le premier jour, à la nuit tombante sous les platanes, puis à la nuit tombée dans le cloître : "Regarde, c'est beau !" Quelque chose de l'ordre de l'esthétique, que j'ai rarement vécu en salle. Une histoire de lumière, de son et de mouvement. Ils se déplacent de l'un à l'autre, ils ont baissé la voix, ils chuchotent, ils échangent leurs définitions comme si c'étaient précieux. Je pense à Fahrenheit de Truffaut. Quelque chose donc aussi de l'éthique. Ce qui vaut la peine d'être défendu, garanti.

Et dans le cloître, le premier jour, les groupes d'eux-mêmes respectent entre eux une distance et se répartissent dans toute la circonférence. Ils se déplacent à des rythmes mystérieux pour nous : qu'est-ce qui fait que tel groupe ralentit jusqu'à s'arrêter, en chuchotant ? Le groupe suivant a-t-il conscience qu'il s'arrête aussi pour garder l'espace qui les sépare ?

Puis un groupe arrêté prend l'initiative de doubler mais se positionne tout de suite entre celui qu'il suit et celui qui désormais le suit. Et le mouvement continue. La consigne - la parole - a initié un mouvement entretenu par chacun dans son désir de penser avec les autres ?

Et pour écrire, chacun cherche un peu de lumière, un autre groupe rentre et baisse la voix en les voyant. Une autorité émane du groupe et investit chacun en train d'écrire ?

Le samedi, on est au contraire dehors en pleine lumière au milieu des étangs. L'irruption de la vie animale produit une activité métaphorique : un animal invisible (campagnol ou taupe ?!) traverse devant nos pieds le chemin dans une galerie. J'imagine son dos en regardant la terre qui se soulève puis retombe au long d'un tracé perpendiculaire au chemin carrossable que nous suivons. Comme une métaphore de la coopération souterraine qui traverse l'organisation explicite figurée sur la carte et dans la réalité par le chemin.

Un chaton sort d'une maison et nous accompagne pendant toute la suite de la ballade. Il est doux, jeune, joueur, fidèle, autonome puisqu'il se sépare du groupe sans plus de problème qu'il n'en a manifesté pour s'y joindre. métaphore du processus à l'oeuvre dans le groupe : la bienveillance, l'envie de jouer, de saisir les occasions, et circulation de la parole puisque dans les pauses, il s'installe sur celui qui parle et change quand un autre prend la parole !

Les groupes d'oiseaux blancs posés au bord de l'étang qui s'envolent comme un seul homme, les vols amples des cigognes, chorégraphies métaphores des phénomènes coopératifs. mais le héron est seul : individualiste ? Ou bien coopère-t-il avec les cigognes ? Ou les poissons ?! En tout cas, à les voir, la pensée évoque les épreuves des migrations et la nécessité pour l'individu de coopérer pour survivre. Anthropomorphisme ?

Penser et marcher en groupe, quelque chose d'apaisé ?

Plusieurs le disent, l'expérience de cet atelier avait quelque chose de paisible. Pourtant, l'inhabituel aurait pu créer de l'excitation, ou de l'anxiété. Mais non. Très vite, la nuit, puis la chaleur et le soleil, l'herbe, les petites bêtes, tout cela forcément tous dans le même bain, avec le chapeau sur la tête, la crème solaire à la pause, et la bouteille d'eau, animateur ou pas, jeune ou vieux, femme ou homme, chacun à sa façon, avec ou sans ombrelle, avec ou sans manches, mais d'un jour à l'autre un peu plus poussiéreux et un peu plus à l'aise avec les poches de son sac, chacun s'inventant une façon de s'asseoir, ou de rester debout, d'écrire ou pas sur ses genoux ou sur son sac, avec ou sans lunettes de soleil.

J'ai pour ma part été très concentrée au début sur l'organisation, et j'ai été beaucoup moins sensible que d'habitude à l'image que je pouvais donner de moi. Et il semble que ça ait été partagé, car il y a eu très peu de moments où la question du pouvoir et de la place dans le groupe a affleuré. Or c'était un groupe, quand même ! Et les places ont été largement sollicitées par les variations de dispositif.

Si l'on fait le lien avec le fait que les corps étaient occupés et que parler en marchant est une activité culturelle habituelle, somme toute, en dehors du cadre scolaire, on peut penser que cela a concouru à réguler le fonctionnement du groupe, que du coup les animateurs étaient plus tranquilles, moins sur la brèche, et que le groupe avec ses animateurs a pu réfléchir sérieusement dans une tonalité plutôt légère et joyeuse, après un début presque recueilli, en tout cas plus intimiste.

Car la marche ne régule pas que la pensée, elle régule aussi les émotions, permettant aux rencontres une fluidité que n'autorisent pas toujours d'autres situations plus statiques. Marcher côté à côte rend plus facile l'acceptation de l'autre que s'asseoir face à face. Et marcher en silence n'a pas le caractère anxiogène du silence qui s'empare d'un groupe dans une salle et qui le mène au fou-rire ou à l'éclat.

Marcher tranquillement replace dans le déroulement du temps le corps ordinairement contraint à une place et dans un rôle social, relativise l'image de soi au profit de l'écoute de l'autre et du monde végétal et animal, remet le silence et la parole dans un rythme qu'écrase l'écrit. Marcher nous redonne notre poids d'existence loin de la virtualité des écrans. Penser en groupe en marchant produit peut-être une réflexion plus proche de la vie réelle, mais c'est surtout une expérience qui nous relie à l'activité de pensée de l'homme depuis son origine et dans son histoire...".