Penser le temps présent au théâtre

Je voudrais parler de la philosophie et du théâtre à travers le ressenti subjectif de quelqu'un qui fréquente beaucoup les théâtres et qui lit beaucoup les philosophes sans être pour autant une experte. En fait je suis tout simplement curieuse de l'esprit du temps que je cherche à comprendre et à décoder. En ce sens je suis peut-être philosophe, puisque selon Socrate le propre de la philosophie est le questionnement.

En tant que spectatrice et lectrice assidue, j'ai fait bien sûr des découvertes passionnantes d'auteurs contemporains qui depuis ne me quittent plus, mais j'ai aussi été déçue de trouver un univers à dominance masculine. Depuis l'Antiquité grecque, les femmes sont carrément mises à l'écart. Et toute notre pensée occidentale, héritière de l'Antiquité et du christianisme s'en ressent. C'est d'autant plus étonnant que Socrate a introduit le questionnement. Mais c'est comme si les philosophes grecs - et les autres - avaient tout simplement oublié de se demander pourquoi les femmes - comme les esclaves - étaient censées être dépourvues de la faculté de penser. Mais peut-être n'avaient-ils pas intérêt à se poser ce genre de question, puisque l'organisation de la société était à leur avantage - les femmes enfermées dans le gynécée s'occupaient des enfants, et les esclaves se chargeaient des basses besognes matérielles. À eux la noble tâche de penser sans travailler. Ils avaient tout le loisir pour s'adonner aux banquets et aux affaires de la cité, discuter sur l'agora d'Athènes, ou encore écrire des pièces de théâtre. Dans le théâtre grec, il y avait certes des femmes, mais comme elles n'avaient pas le droit de se produire sur la scène, ce sont les hommes qui jouaient leurs rôles. Elles étaient cependant admises comme spectatrices pour remplir les immenses amphithéâtres, tout en haut dans les derniers rangs arrangés en forme de cône, et séparées des hommes.

Peut-être cette longue histoire de mise à l'écart des femmes en philosophie et au théâtre explique pourquoi aujourd'hui encore tous les grands metteurs en scène en Europe sont des hommes. On peut dire : cherchez la femme ! En France, la seule exception est Ariane Mnouchkine qui a investi la Cartoucherie de Vincennes depuis 1964. Les femmes en tant qu'actrices jouent les rôles que les hommes ont écrit pour elles, pas seulement dans les comédies de boulevard, une spécialité française, mais aussi dans le grand théâtre, et je pense surtout à Henrik Ibsen, auteur norvégien du 19e siècle, avec ses créations avant-gardistes telles La maison des Poupées, ou Hedda Gabler. Dans les années cinquante, c'est Bertolt Brecht qui leur rend hommage avec une figure aussi emblématique que Mère Courage ou encore avec Le cercle de craie Caucasien.

Malgré le chamboulement de Mai 68, le théâtre ne s'est pas beaucoup féminisé, la philosophie non plus. Et pourtant, depuis Socrate la philosophie cherche à s'attaquer au prêt à penser et aux clichés.

Quand Socrate s'est élevé contre les sophistes qui manipulaient les jeunes gens par leur art de la rhétorique et leurs beaux discours, il disait aux Athéniens : si vous allez voir les sophistes, ils vous feront adopter des idées toutes faites, des clichés. Ils vous feront croire que vous pensez, alors qu'ils vous font avaler du prêt à penser. Or le prêt à penser est du "ne pas penser", le contraire même de la pensée. C'est pour cela que Platon dira ensuite que penser, c'est penser par soi-même, et c'est précisément notre devise à nos "Rencontres et débats autrement" que je vais présenter brièvement.

Nous avons pris très au sérieux ce "Osez penser par vous-même" de Kant, c'est la devise de nos débats de philosophie, nos débats de société, nos ciné-débats et théâtre-débats. Bien sûr, on ne peut pas penser tout seul, c'est un travail collectif d'élaboration, de dialogue et d'argumentation avec les autres. Nous avons besoin de nous inspirer de chercheurs et d'auteurs qui pendant des années ont travaillé leur sujet, ont fait des enquêtes et des études - pas forcément académiques d'ailleurs. Nous avons donc pour principe d'inviter à nos "Rencontres et débats autrement" des auteurs et penseurs de notre temps, et de débattre avec eux des problèmes de notre époque en pleine mutation.

Pour parler avec Bernhard Stiegler, le théâtre comme la philosophie sont une façon de "prendre soin de soi-même et des autres". Il ne faut pas oublier que la philosophie est née en Grèce dans un contexte de conflit et de combat. Les philosophes, et Socrate en premier, se sont élevés contre une dégradation de la vie collective, qui menaçait la Cité grecque. La philosophie, ce ne sont donc pas des bavardages savants, mais d'abord une lutte que l'on mène dans l'espace public. Socrate en est mort.

La philosophie devrait donc être au centre de la société, au lieu d'être traitée en terminale de façon accessoire et souvent pédante.

Et le théâtre, au lieu d'être un bien de consommation culturel un peu élitiste et intellectuel, devrait donner lieu à des débats dans la cité avec les spectateurs/citoyens.

Personnellement je serais ravie si une pièce comme La maison de poupée, dans l'excellente mise en scène de Stéphane Braunschweig, actuellement au théâtre de la Colline, puisse donner lieu à des débats autour des nouvelles relations hommes-femmes dans notre société, pour savoir d'où l'on vient et où l'on va. Ibsen a écrit son théâtre avec un regard critique sur son époque et sur la société norvégienne, qui lui semblait si austère et bloquée qu'il l'a quittée pour s'installer à Rome, puis à Hambourg, pour revenir des années plus tard dans sa ville natale Christina. C'est un auteur qui a certainement contribué à débloquer des choses dans l'esprit de ses contemporains, à en juger par les vives réactions que sa pièce a déclenchées à son époque. Brecht aussi a écrit pour ses contemporains.

Alors pourquoi n'y aurait-il pas d'hommes ou de femmes de théâtre qui écriraient sur les profondes mutations de notre société d'aujourd'hui : le changement dans les rapports entre les sexes est une chose, les mutations dans le monde du travail en est une autre, avec cette servitude induite par les nouvelles méthodes de management qui poussent les gens au suicide et non plus à la révolte.

Ici je vais citer quelques phrases de Roland Barthes, à propos des tâches de la critique brechtienne : "le théâtre doit cesser d'être magique pour devenir critique." Il faut savoir "que les maux des hommes sont entre les mains des hommes eux-mêmes, c'est-à-dire que le monde est maniable ; que l'art - l'art du théâtre donc - peut et doit intervenir dans l'histoire ... qu'il nous faut désormais un art de l'explication, et non plus seulement un art de l'expression ; qu'enfin, il n'y a pas une essence de l'art éternel, mais que chaque société doit inventer l'art qui l'accouchera au mieux de sa propre délivrance " ( "Les tâches de la critique brechtienne" (1956), in Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, pp.87-88).

En attendant qu'advienne ce nouveau théâtre qui accouchera au mieux de ce qui est en gestation dans notre société, nous essayons dans nos "Théâtre Débats" de développer une nouvelle pratique philosophique.

Une nouvelle pratique philosophique

Nous avons invité des acteurs qui font à la fois un travail d'adaptation et de mise en scène de thèmes qui sont au diapason de l'esprit du temps comme le coaching, qu'on peut aussi appeler "le management des âmes", pour le démystifier. Le coaching est à la mode et s'insinue partout. Qui ne s'est pas vu proposer des séances de coaching dans l'entreprise, ou s'il est au chômage pour retrouver un emploi, ou même pour trouver un nouveau partenaire pour égayer sa vie de célibataire ? Il paraît que la dernière trouvaille est le coaching littéraire pour mieux vendre ses manuscrits auprès des éditeurs.

La difficulté pour nous est non seulement de détecter ce genre de pièces critiques vis-à-vis des recettes à la mode pour mener notre vie clés en mains, mais aussi de trouver un lieu adapté et pas cher pour les représenter dans des salles de café ou des centres d'animation. Car nous n'avons pas de subventions et nous travaillons bénévolement, le bénéfice du prix d'entrée revenant aux acteurs et aux droits d'auteur.

Nous avons réussi à faire jouer deux fois la pièce inspirée d'un roman du philosophe Roger-Pol Droit : Votre vie sera parfaite, avec la troupe des Items Associés et deux actrices, Isabelle Mestre et Françoise Klein. C'est une pièce qui mise sur l'interactivité avec le public assis en demi-cercle autour de l'installation vidéo et des actrices qui occupent la "scène" au milieu. Il y a une heure de théâtre suivi d'une heure et demi de débat avec les invités. À la première représentation, c'est Roger-Pol Droit qui est venu débattre de cette pièce qui porte le sous-titre éloquent : "des gourous et charlatans". À ses côtés il y avait Roland Gori, psychanalyste et auteur de L'empire des coachs et de Les exilés de l'intime.

A la deuxième représentation, nous avons invité la philosophe Michela Marzano, auteure de Extension du domaine de la manipulation. De l'entreprise à la vie privée, tout un programme.

La jauge pour les deux représentations était une soixantaine de spectateurs (la salle était comble). Les spectateurs étaient contents de pouvoir discuter d'un sujet aussi sensible avec deux philosophes et un psychanalyste, au lieu d'aller chacun de son côté après la représentation, comme c'est le plus souvent le cas au théâtre.

Une autre pièce originale que nous avons trouvée, c'est Simone et son cerveau, de Marie Odile Monchicourt. Il y est question des différences entre le cerveau des hommes et des femmes. On nous dit depuis toujours que le cerveau d'un homme n'est pas pareil que celui d'une femme. C'est une idée profondément enracinée dans nos mentalités.

Les philosophes ont beaucoup contribué à véhiculer l'idée que les femmes sont incapables de raisonner logiquement et que d'ailleurs le raisonnement les enlaidit. Les scientifiques ne sont pas loin de penser la même chose, et les femmes elles-mêmes ont le plus souvent intériorisé les clichés à propos de leur cerveau. On n'a qu'à voir le succès d'une pièce actuellement à l'affiche sur les grands boulevards de Paris : Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus, d'après le bestseller d'un couple de psychologues américains qui ont fait fortune avec leur livre, basé sur de soi-disant découvertes scientifiques qui sont depuis sérieusement remises en question.

Ce n'est donc guère facile pour les deux protagonistes de la pièce, la journaliste scientifique Marie-Odile Monchicourt et Catherine Vidal, neuro-biologiste et chercheuse, de faire tomber les préjugés qui viennent de loin et sont profondément ancrés dans toutes les têtes.

C'est la journaliste scientifique qui a conçu et réalisé cette scénette où elle joue elle-même le rôle de Simone : Simone attend son amant pour dîner, mais il lui pose un lapin. Elle commence à gamberger, puis la voisine entre en scène, en l'occurrence Catherine Vidal. Commence le dialogue entre les deux femmes qui progressivement devient dialogue avec la salle à travers le jeu des questions-réponses. La transition est fluide. L'interactivité marche à merveille, et le public apprend les dernières découvertes scientifiques sur la plasticité du cerveau rendues possibles par l'IRM, à savoir l'observation des deux hémisphères du cerveau en activité.

L'originalité de cette forme théâtrale consiste à élargir progressivement le dialogue entre les deux protagonistes sur scène au débat avec le public. Les spectateurs apprécient de ne pas rester seuls avec leurs interrogations. Le principe de cette interactivité est de transformer le spectateur passif en penseur actif.

Dans nos derniers débats de société et de philosophie, nous avons également introduit une forme théâtrale avec l'actrice Isabelle Mestre qui, avec sa présence inimitable, nous a lu les extraits de deux romans : Le liseur de Bernhard Schlink et Les nettoyeurs de Vincent Petitet.

À propos du Reader ou Liseur qui était alors sur les écrans parisiens, nous avons traité de la banalité du mal avec notre invité, le philosophe Michel Erman.

Le roman Les nettoyeurs de Vincent Petitet nous fait entrer dans le monde du consulting - glamoureux et pourtant impitoyable. Il s'agit d'un roman qui est basé sur l'expérience personnelle de l'auteur, sociologue et philosophe, qui a travaillé dans cet univers du consulting le jour tout en le décryptant la nuit pour écrire son livre.

Nous utilisons aussi le plus souvent possible la vidéo pour enregistrer ces rencontres-débats et en garder la trace. Parce que nous savons que nous vivons dans une société de l'image et que ceux qui consultent notre site iront plus facilement voir une vidéo avant de lire les textes.

Avec ces nouvelles pratiques, nous essayons de développer l'espace public du "penser ensemble" autour de sujets qui préoccupent tout le monde. Car on peut susciter l'intérêt uniquement quand les gens se sentent concernés. Nous voulons sortir la philosophie des carcans académiques pour la faire entrer dans l'agora publique. Ce en quoi nous suivons ce tailleur de pierre qu'était Socrate, qui est allé questionner les édiles d'Athènes sur la place publique.

Notre objectif est de contribuer à réduire l'impact d'un prêt à penser médiatique qui pousse à la consommation passive et à la résignation. Et la manière la plus sensible et sensuelle est effectivement le théâtre. Nous regrettons bien sûr de disposer de si peu de lieux prêts à nous accueillir, car vu le nombre des participants à ces rencontres-débats, les limites des salles de café sont vite atteintes, et nous avons dû changer de lieu plusieurs fois depuis trois ans au fur et à mesure que le nombre des participants a augmenté.

Voilà ma contribution subjective, en tant que spectatrice, lectrice et organisatrice des "Rencontres et Débats Autrement", à ce vaste chantier, philosophie et théâtre.