Au café philo : penser la vie et vivre la pensée

"Philosophie" vient du grec "Philosophia", amour de la sagesse. Mais qu'est-ce que la sagesse ? Doit-elle se limiter à la rigueur du raisonnement et à l'abstraction conceptuelle ? Sommes-nous encore au coeur de la philosophie, dès lors qu'elle fait abstraction du coeur ? Il s'agit bien ici d'une gageure, car comment faire que l'idée philosophique, la réflexion argumentative, dégagée de tout affect, desséchée par l'entendement, puisse dans un retentissement critique et novateur faire écho au coeur de l'individu ?

Atteindre le coeur par la pensée pour atteindre au coeur de la philosophie, tel est l'enjeu que se propose notre café philo. Partant d'une méthode en expérimentation, loin de la seule aridité conceptuelle, ce café tente de faire se rejoindre vie et philosophie, faisant de la pensée une démarche vivante en tant qu'elle prend corps, se revitalise, se continue et se poursuit en chacun de ses participants.

Nous proposons dans un premier temps d'en exposer les différents moments, avant et pendant le café philosophique, pour dégager, à travers l'interrogation et la consultation des différents acteurs, les instants clés où le concept "a pris", au sens où il s'est incarné, à fait effet jusqu'à une mouvance intérieure.

Avant le Café Philo

Pourquoi choisir de lancer le sujet à l'avance ?

Bien souvent le participant aborde le sujet selon deux postures : il cherche immédiatement à répondre au sujet sans réellement le problématiser ; on peut qualifier cette posture de précipitation ; ou il cherche à comprendre les termes du sujet, mais selon ses préjugés. Ces deux postures coexistent d'ailleurs souvent. Le participant tente donc de répondre au sujet précipitamment et selon ses préjugés. Il oublie de suspendre son jugement devant le sujet.

En quoi cela nous conduit-il à proposer le sujet à l'avance ?

Cette posture inadéquate du participant va en réalité devenir une force pour notre méthode. En effet, c'est parce que sa démarche aura été erronée que le participant pourra, lors du café philo, d'autant mieux s'en défaire par une prise de conscience. De la confrontation de ces deux attitudes surgira une prise de conscience du participant quant à ses idées limitantes. Cette confrontation n'est rien d'autre qu'une expérience de la pensée, dont la condition d'émergence réside dans ce contraste de l'avant et de l'après. En effet, c'est parce que j'ai d'abord fait erreur dans ma démarche que je me corrige d'autant plus efficacement et que j'avance, Je ne reste pas dans l'abstraction ou l'ordre conceptuel, mais j'expérimente ma pensée. Le temps devient ainsi notre allié.

Lancé une semaine à l'avance, la compréhension du sujet se sédimente dans la pensée du participant, les préjugés ont le temps de se déposer graduellement. Le choc de la confrontation lors du café philo n'en sera que plus effectif et prendra une toute autre résonance que dans le cas d'un sujet découvert quelques minutes à l'avance. L'erreur dispose d'une vertu pédagogique essentielle à notre méthode, dès lors qu'elle permet une déconstruction des préjugés et de la précipitation. Évoluant par heurts et confrontations, la pensée voit en elle émerger une visée plus neuve.

C'est pourquoi il nous arrive souvent de choisir à dessein un sujet provoquant le préjugé du participant. Par exemple "le monde imaginal", qui doit se comprendre tout autrement que le monde imaginaire.

Lancer le sujet à l'avance, c'est aussi permettre au participant de prendre réellement part au débat, que ce soit dans le silence ou la prise de parole. Avoir "pensé" au sujet à l'avance, c'est déjà s'avancer dans l'intentionnalité, dans une visée mentale plus active.

Cependant, une objection possible demeure : lancer le sujet à l'avance, n'est-ce pas tuer la spontanéité de la pensée ? Nous répondrons que le temps précédant le café philo permet au participant de garder en mémoire sa propre réflexion, puis de mieux la confronter à celle des autres pour s'en distancier. La spontanéité de la pensée demeure en effet malheureusement pour beaucoup synonyme de précipitation.

Pendant le Café Philo

Le problème qui se pose alors est de savoir comment, à partir de cette intentionnalité provoquée, il devient possible de créer une visée proprement philosophique chez le participant.

1) Susciter l'étonnement

C'est encore sur fond de confrontation que la méthode va oeuvrer. L'analyse du sujet dans ses sous-entendus, ses présupposés, sa problématique va heurter les croyances du participant. Car il s'agit de faire surgir une posture philosophique fondamentale chez le participant, l'étonnement. Pourquoi l'étonnement demandera t-on ? En quoi constitue-t-il l'obligé, l'incontournable de toute véritable posture philosophique ? L'étonnement va permettre de différer, d'annuler la précipitation. Il est un moment de silence, d'arrêt de la pensée ouvrant à la suspension du jugement. Dans l'étonnement s'achève la course de la précipitation pour le début véritable du questionnement. Cette posture permet une forme de neutralité devant le sujet, les repères habituels se déplacent ou s'annulent : c'est alors que s'ouvre le champ véritable de la question. Mais, rappelons-le, l'étonnement ne surgit ici que sur fond des croyances préalables du participant, par opposition avec les démarches développées lors du café philo.

En résumé, nous cherchons d'abord à dissiper préjugés et précipitation, non en les prévenant, mais plutôt en les suscitant pour donner plus d'amplitude et de résonance à la déconstruction ultérieure.

2) Après l'étonnement, mettre en oeuvre des processus de pensée

Ce terreau de l'étonnement permet désormais les conditions favorables à tout fleurissement de la pensée philosophique. Il s'agit désormais de se demander comment la méthode va permettre de susciter cette visée proprement philosophique chez le participant ? Les trois moments essentiels à toute visée philosophique - conceptualiser, problématiser, argumenter - doivent pouvoir émerger. La méthode le permettant s'appuie sur les recherches de Michel Tozzi.

==> Conceptualiser

Lors du débat, plusieurs concepts (idée qu'on se fait d'une chose en la détachant de son objet réel, passage d'une représentation concrète à une représentation abstraite) vont être mis en oeuvre.

Les distinctions conceptuelles permettront une approche plus fine des notions engagées par le sujet, pour savoir de quoi on parle exactement. La définition des termes permettra de s'accorder sur l'objet de la réflexion.

De quelle façon le processus de conceptualisation est-il mis en oeuvre ? Ce processus est encouragé par l'animateur, qui veillera à ce que des définitions et des distinctions soient faites lors des interventions. Un intervenant se porte aussi volontaire lors de la séance pour relever les différentes tentatives de définition, et les distinctions de notions.

==> Problématiser

Après avoir dégagé les présupposés du sujets, l'animateur dégagera une problématique que feront rebondir plusieurs questions. Le questionnement permettra au participant de reconsidérer ce qu'il croit savoir (la phase de lancement préalable du sujet ayant permis au participant de fixer ce qu'il croit savoir)

De quelle façon le processus de problématisation est-il mis en oeuvre ? Un participant observateur relèvera les questions posées par les discutants.

==> Argumenter

Lors du débat, des idées vont être émises, l'animateur veillera à ce qu'elles soient toujours justifiées par un ou plusieurs arguments rationnels : "dire pourquoi on trouve son idée juste", et ce logiquement et rationnellement.

De quelle façon le processus d'argumentation est-il mis en oeuvre ? Un participant observateur relèvera les diverses affirmations ou objections et les arguments utilisés.

3) La démarche métacognitive

Cette phase doit permettre une mise à distance, une vue synthétique et panoramique de l'ensemble du paysage problématique, conceptuel et argumentatif ayant eu cours pendant le débat. On fera donc lire leurs relevés aux observateurs s'étant portés volontaires pour les phases de conceptualisation, de questionnement et d'argumentation. Après enquête auprès des participants, l'ensemble affirme avoir une meilleure vue du déroulement de la réflexion.

Cette phase métacognitive est doublement pédagogique, en ce que les observateurs auront appris à repérer et intérioriser ces trois processus, et les participants auront appris à les distinguer. Chaque rôle permutant d'une séance à l'autre, chacun aura l'occasion d'actualiser ces processus quand il deviendra à son tour discutant.

Nous avons donc distingué les trois processus de pensée philosophiques mis à l'oeuvre dans notre café philo. Cependant la réflexion ne doit pas s'interrompre ici, il lui faut s'approfondir, cheminer jusqu'au coeur de l'individu.

4) L'approfondissement et l'ouverture de la réflexion

Pour que le sujet prenne corps au sein du participant, on veillera à ce que la méthode vise l'approfondissement de la réflexion qui pourra dés lors s'affiner en chaque participant. Un thème unique - par exemple l'amour - s'étendant sur trois séances sera sélectionné. Sur ce thème se déclineront trois sujets distincts, multipliant ainsi les perspectives. Le partage du même thème en trois séances permettra un affinement de la réflexion dont les derniers moments s'appuieront sur les analyses précédentes. L'écueil possible pourrait être l'ennui. Il faut donc retenir, dans le cadre du même thème, des sujets dont les problématiques soient suffisamment distinctes d'un café philo à l'autre.

L'approfondissement de la réflexion collective doit se croiser avec la réflexion au sein du participant. Dés lors, comment faire pour que la réflexion retentisse au coeur du participant ?

Nous tâchons à ce que la méthode fasse se concilier Penser et Exister. Nous proposons donc aux participants la découverte de philosophes "existentiels" (Les Stoîciens, Epicure, Spinoza, Nietzsche, Bergson, Levinas, Jankélevitch, Krishnamurti...). Philosophes qui selon nous favorisent la réconciliation entre le concept et la vie, en tant qu'ils font épreuve de la pensée et véritablement expérience.

Le participant pourra ainsi "prendre de la distance avec ses identifications premières ou primaires pour sortir de soi et s'en aller vers un ailleurs, un ailleurs qui ne soit pas une simple réduction à nous-même" (Raphaël Draï).

Nous proposons au participant de s'ouvrir non à UN monde de la philosophie mais AU monde de la philosophie, en vertu de la multipolarité de son histoire. Référence sera donc faite aux Philosophies d'ailleurs (Voir les deux tomes coordonnés par Roger-Pol Droit chez Hermann), à travers des extraits des philosophies persane, hébraïque, arabe, éthiopienne, chinoise, tibétaine, indienne ...

Loin de l'immobilisme culturel, le participant aura ainsi l'occasion de se mouvoir dans un effort de pensée en rapport avec l'altérité, pour un retour plus enrichi à lui-même.