Les enjeux de la pratique philosophique avec les enfants

Depuis de nombreuses années, Oscar Brenifier est impliqué dans la pratique de la philosophie, avec les enfants et les adultes, en France et dans de nombreux pays. Il a fondé l'Institut de Pratiques Philosophiques, dont la vocation est de promouvoir cette pratique et de développer la formation en ce domaine. Il est l'auteur de multiples ouvrages de philosophie pour les enfants, publiés en une trentaine de langues. Il est aussi un des auteurs du rapport de l'Unesco sur la philosophie dans le monde : La philosophie, école de liberté (2007).
Dans le présent texte, il tente de présenter une analyse de cette nouvelle approche de l'enseignement philosophique. Site Web : www.brenifier.com

Ce qui nous semble le plus fondamental dans l'émergence de la pratique philosophique avec les enfants n'est pas tellement la question de l'âge des élèves, mais la définition - ou redéfinition - de la nature même de l'enseignement philosophique. C'est à partir de cette perspective qu'il devient possible - et sans doute nécessaire - de faire philosopher les enfants dès le plus jeune âge. Mais si l'enjeu principalest celui de repenser la nature même de l'enseignement philosophique, la philosophie avec les enfants n'est plus alors un cas particulier de l'enseignement philosophique, avec ses spécificités et idiosyncrasies, mais l'aune à partir de laquelle on peut redéfinir cet enseignement. Perspective qui bien sûr n'engage que l'auteur de ce texte, bien qu'elle rencontre celle de nombreux praticiens en ce domaine à travers le monde, comme cela se retrouve dans le rapport de l'Unesco : La philosophie, école de liberté (Unesco 2007), dont il est l'un des auteurs.

Afin de réaliser cet article, nous nous sommes concentré sur quatre aspects de cette nouvelle modalité, destinée à compléter des pratiques plus "traditionnelles" de nature plutôt "transmissives". Premièrement, le schéma constructiviste. Deuxièmement, le processus maïeutique. Troisièmement, le concept d'exercice philosophique. Quatrièmement, les difficultés.

I/ LE CONSTRUCTIVISME

Le constructivisme est un mode de pensée et de pratique pédagogique qui pose problème dans notre culture latine. En résumé, c'est un courant philosophique et pédagogique qui repose sur l'idée que notre connaissance se fonde et se structure à partir de nos représentations, personnelles, sociales ou culturelles. Cela détermine non seulement notre vision du monde mais les concepts mêmes - ou la matrice de concepts - qui structurent cette vision du monde. Ceci s'oppose à une autre perspective de la tradition philosophique, plus classique, selon laquelle notre connaissance serait le reflet fidèle d'une réalité objective, par exemple scientifique ou historique. D'un côté, la connaissance comme construction et invention, de l'autre, la connaissance comme découverte. Bien entendu, cela ne signifie pas pour le constructivisme que toutes les connaissances se valent, puisque la mise à l'épreuve rigoureuse de cette connaissance fait partie du processus. Il n'est donc pas question de nier toute objectivité, en revanche, cette objectivité ne sera plus tellement fondée sur une réalité en soi, déterminée a priori, établie et certaine, mais sur l'expérimentation, sur l'expérience, sur l'accord commun, sur la probabilité.

Sur le plan de l'enseignement, cela change évidemment la donne. Car il est nettement moins question de se soucier de la transmission d'un savoir et d'une culture, que de se préoccuper de la capacité de chacun à appréhender le monde dans lequel il évolue. C'est entre autres basculements de perspectives pédagogiques, l'idée d'un enseignement centré sur l'élève, la pédagogie différenciée, ainsi que l'approche par compétences. Il s'agit désormais d'axer la démarche d'enseignement sur l'activité de l'élève, sur un savoir-faire, sur un savoir être, sur un savoir vivre ensemble, et moins sur un savoir en soi, sans pour autant évacuer ce dernier. L'idée étant de permettre à l'élève de reconstruire ses propres schémas de pensée, y compris en retrouvant les "grands schémas" de connaissance, plutôt que d'assimiler de manière formelle ce qui existe déjà. Or chaque élève ne pourra "reconstruire le réel" qu'à partir de ce qu'il est. Comme nous l'avons déjà dit sur le problème de la connaissance en général, cela n'exclut pas la part d'objectivité dans le travail, il reste toujours possible d'évaluer sur le plan qualitatif et quantitatif les connaissances et surtout le travail de l'élève - il ne s'agit pas de tomber dans un relativisme facile ou outrancier -, mais il s'agit de repenser les bases à partir desquelles cette évaluation est effectuée. C'est ce qu'en mathématique on articulerait comme l'intérêt porté au processus plutôt qu'au résultat. Et il n'est pas moins difficile et rigoureux d'analyser et d'évaluer les mécanismes et processus qui articulent la reconstruction du réel à partir d'éléments déjà intégrés, que de d'évaluer un travail selon de simple résultats, "vrais ou faux". Comprendre devient un processus incessant de restructuration et de conceptualisation que chaque sujet mène en lui-même. Mais pour appréhender ce processus, il s'agit pour l'enseignant de s'intéresser au processus cognitif spécifique de l'élève, ainsi qu'à celui de la classe en tant que totalité. Or il est facile de manquer de rigueur dans ce type de travail.

Bien que le constructivisme soit enseigné comme "doctrine" relativement officielle dans les établissements de formation enseignante depuis maintenant de nombreuses années, il est intéressant de voir qu'il est plutôt difficile à intégrer et à mettre en oeuvre dans notre schéma culturel. Voici quelques exemples des raisons de cette résistance. D'une part parce que les concepts de "vrai et faux a priori" sont très ancrés dans notre vision culturelle, avec ses conséquences sur "le poids de l'erreur". D'autre part parce que nous distinguons assez radicalement, par une sorte de manichéisme épistémologique, ce qui relève de l'objectif et ce qui relève du subjectif. Ensuite parce que nous avons des idées bien déterminées sur l'ordre universel des choses, qu'il s'agit de ne pas transgresser : le concept implacable de loi - dura lex sed lex -, représenté par exemple sur les murs de la classe par les "règles de vie". Et enfin, notre prétention à l'universalité, à travers divers concepts "inaliénables", dont la "laïcité" française est un bon exemple. Autre obstacle, qui comme tous les premiers ne touche pas uniquement les structures et le fonctionnement de l'enseignement en France : une conception lourde et chargée de "programme", qui oblige à un certain degré l'enseignant à mener au pas de charge son travail tout au long de l'année, sans toujours prendre le temps de pratiquer ce que Platon nomme "la méthode longue", la maïeutique, où à travers la pratique du questionnement, "L'art de la question et de la réponse" dit-il, on inviterait les élèves à produire, évaluer et reconstruire leurs propres schémas de pensée. L'échec du projet scientifique "La main à la pâte", du point de vue de son adoption très restreinte par les enseignants du primaire, est un bon exemple de cette résistance. Dernier problème : parce que nous ne sommes pas habitués à traiter les problèmes de la subjectivité et de l'autonomie dans les pratiques enseignantes, par exemple responsabiliser l'élève au sein du groupe classe, ou développer l'enseignement mutuel. Mais l'on peut aussi affirmer en guise de conclusion de cette analyse, ou en guise de "consolation", que ce qui se passe dans chaque classe repose plus sur la personnalité et les compétences personnelles de l'enseignant que sur des instructions officielles ou des schémas socioculturels.

Il n'est pas question pour nous ici de remettre en question de manière catégorique ces valeurs ou manières d'être qui font partie de nous-mêmes et de notre patrimoine, mais simplement d'identifier comment ces archétypes peuvent poser problème à un enseignement non réducteur. C'est pour cela que nous recourrons au dialogue et à l'exercice, tels les exemples que nous proposons justement à la fin de ce texte. Comme nous l'expliquons et le montrons dans notre travail, la culture philosophique ne se présente pas uniquement comme la transmission d'éléments culturels, mais comme le surgissement de dilemmes dans lesquels il s'agit de se retrouver, dans le geste d'articuler des problématiques, de produire des concepts, d'émettre des jugements et de les évaluer. C'est cette expérience du dilemme qui permettra aussi de satisfaire les exigences d'un vivre ensemble, de répondre aux défis posés individuellement à chacun pour énoncer sa propre existence à travers ses propres valeurs. Certes, nous retomberons ici et là sur divers schémas classiques qu'il serait utile de connaître, repères et catégories qui nous permettront de nous y retrouver dans les fourrés touffus de la réflexion, mais ces données de l'histoire de la pensée ne constitueront en rien un absolu, dans le sens où ils ne sont que de simples outils mis à disposition, et non le but en soi de l'apprentissage.

II - LE RÔLE DE L'ENSEIGNANT

Il est un principe premier de l'exercice philosophique ou de la discussion philosophique en classe : l'enseignant opère en creux, et non en plein. C'est-à-dire que son rôle se limite à faire travailler les élèves, et non pas à travailler pour eux, à leur place. Le débat ne doit pas s'installer entre eux et lui : cela reviendrait à la forme d'un cours, accompagné de questions portant exclusivement sur des éléments de connaissance, situation dans laquelle l'enseignant a nécessairement le dernier mot puisqu'il défend une thèse qui fait autorité. Cette forme de cours est une pratique utile, mais elle est autre ; elle ne doit pas être confondue avec le débat formalisé tel que nous le décrivons ici. Les enjeux n'en sont pas tout à fait identiques, bien qu'ils se recoupent. Comme nous l'avons dit plus haut, Platon oppose ainsi la "méthode courte", plus rapide, qui consiste pour l'enseignant à poser la connaissance, à la "méthode longue", ou maïeutique, plus lente, qui consiste davantage à faire émerger la pensée de l'élève en l'interrogeant.

En cet aspect spécifique, une telle méthode s'oppose à la tabula rasa d'Aristote, qui se fonde sur le principe des vases communicants : le savoir est déversé du plein vers le vide. La pratique du débat en classe implique donc d'amener les élèves à débattre entre eux, à confronter de manière rigoureuse leurs hypothèses. Le rôle de l'enseignant ressemble alors à celui d'un arbitre, ou d'un animateur, bien que ce terme puisse parfois indisposer, voire choquer. Peu importe l'appellation, il s'agit en tout cas de changer quelque peu de casquette, de laisser travailler les élèves afin de produire et examiner un résultat final, plutôt que de rectifier à tout instant le contenu. Tout comme pour un devoir sur table ou un examen, bien que l'exercice puisse être collectif et toujours évalué, évaluation formative, pas nécessairement notée. Toutefois, ne sous-estimons pas ce rôle d'arbitre ou d'animateur : il est crucial et délicat. Sa responsabilité porte sur deux points suivants, garants d'un travail réel. Sur la forme : définir les règles et veiller à leur application. Sur le fond : souligner et structurer le contenu. Et si ce débat est bien mené, nous nous apercevrons qu'il pose de par son exigence de véritables problèmes à l'élève.

Garantir la forme

L'enseignant énonce les règles du jeu et s'assure de leur respect. D'une part, les règles générales de bienséance, qui devraient théoriquement aller sans dire mais qui ne sont pas obligatoirement respectées dans la vie courante, en particulier à l'école. Ne pas insulter le voisin ou le critiquer arbitrairement, ne pas lui couper la parole, écouter ce qui est dit par les uns et les autres et pouvoir en rendre compte... D'autre part, les règles spécifiques de l'exercice en cours, qu'il devra périodiquement définir, expliquer, redéfinir, voire modifier à sa guise selon les besoins et les situations.

Pour chaque activité, un exposé rapide des règles et un schéma de déroulement peuvent être fournis, communiqués oralement ou affichés au tableau. Toutefois, il est parfois plus efficace d'énoncer ou de convoquer les règles au fur et à mesure de l'exercice, plutôt que de se lancer dans de longs préambules explicatifs où l'élève risque de se perdre, surtout les premières fois. Ce n'est pas par simple souci formel que ces règles doivent être respectées, mais afin d'assurer l'effectivité de l'exercice et de produire du sens. Il est important d'être clair sur ce point particulier, car les élèves, qui vivent souvent la règle comme une imposition arbitraire, superflue et envahissante, ne comprendront pas toujours ou mettront un certain temps à en saisir l'intérêt. Ils déclareront les règles frustrantes : "Vous ne nous laissez pas parler" diront-ils, quand bien même vous leur proposez le seul cours où se tient une discussion sur toute la période.

La difficulté repose ici sur le fait qu'il s'agit d'amener chacun à produire des hypothèses, à en examiner les failles et les limites, à différer ses réactions au discours du voisin plutôt que de répondre du tac au tac, à analyser en permanence les enjeux qui surgissent à tout instant plutôt que de prendre parti immédiatement ou de "rebondir". Suspendre son jugement, dirait Descartes.

Autant d'exigences pesant sur une parole qui se voudrait libre, spontanée, dépourvue de contrainte, mais qui en fait, anxieuse et rongée par l'inquiétude, préférerait ne pas s'écouter elle-même par crainte du doute et de l'erreur. La temporalité est un des ingrédients essentiels de la forme, la structuration en "moments", au sens hégélien. D'une part la durée globale de l'exercice : entre une heure et deux heures, vingt à quarante minutes en maternelle. D'autre part le rythme. Quand faut-il s'appesantir sur un point particulier ? Quand faut-il passer outre ? Il s'agit d'évaluer en permanence l'opportunité d'une situation particulière : offre-t-elle des possibilités de développement ou de prise de conscience ? Ce qui est intéressant pour un élève - surtout s'il a des difficultés - ne l'est pas nécessairement pour toute la classe, mais il n'est pas non plus question de gommer le singulier : il représente en fin de compte la forme qui s'impose à chacun. Faut-il faire des pauses ? Cela risque de créer une rupture dans la cohérence du travail, mais il est des classes où cela s'avèrera peut-être nécessaire.

Souligner les enjeux

L'enseignant souligne les arguments, il incite à structurer leur articulation et leur développement, il invite à voir les problèmes qui émergent. Il s'agit d'éviter que la discussion ne se résume à une série de paroles plus ou moins réactives et immédiates, processus inchoatif dont l'intérêt général se perd au fil de la discussion. Les arguments clairs ou porteurs se doivent d'être mis au jour, ainsi que les problématiques clés. Cette mise en évidence peut être effectuée oralement ou par écrit, de préférence les deux. D'une part afin de garder trace de ce qui émerge, d'autre part afin d'indiquer une direction à la réflexion générale dans laquelle l'ensemble de la classe est engagé. Le tableau peut être utilisé, sur lequel les idées essentielles sont reportées, qui rappelle les points principaux et produit une vision globale de l'exercice. Régulièrement, l'enseignant devra s'assurer que le lien entre les divers discours est réel ou qu'il s'effectue, en demandant d'expliciter le rapport entre deux intervenants, entre une parole et une autre, etc.

S'il perçoit dans un discours donné une possibilité conceptuelle, il peut aussi questionner ce discours, afin de faire émerger plus clairement les enjeux ou la problématique. Il peut également inviter les autres participants à le faire, en leur demandant de questionner ou d'analyser le discours en question. Quoi qu'il en soit, il évitera au maximum de "compléter" par lui-même ce qui n'a pas été articulé. S'il est amené à répéter ou reformuler les propos de l'élève, il le fera avec les termes mêmes du discours original, ou le plus proche possible. Ces précautions sont importantes car, consciemment ou non, pour des raisons légitimes et d'autres qui le sont moins, l'enseignant sera tenté d'installer son propre discours à la place de celui de l'élève. "Ce que vous voulez dire c'est donc..." est une expression dangereuse, car elle parle pour l'autre, et provenant de l'autorité, elle risque de s'imposer de fait.

Déléguer

Au fil de l'année, l'enseignant tentera de se faire remplacer dans son travail d'animateur par un ou des élèves, ce qui aidera chacun à mieux appréhender les enjeux. Il ne devra jamais oublier que le but de l'exercice est que les élèves s'exercent le plus possible. Lorsqu'ils se lanceront à l'animation du débat, ils connaîtront bien des hésitations, ils essaieront d'imiter formellement l'enseignant mais ne le pourront pas, car ils ne détiennent évidemment ni expérience ni compétences comparables. Ils modifieront donc quelque peu - ou beaucoup - la procédure démontrée, afin de pallier leurs carences ou de se faciliter la tâche. Là encore, il s'agit au maximum de laisser agir de sa propre initiative l'élève-animateur, de le laisser résoudre ses propres difficultés, d'autant plus que le reste de la classe ne restera pas muet et s'empressera de lui adresser diverses remarques sur son fonctionnement. Quitte à émettre une évaluation une fois l'exercice terminé.

Évaluer

Il est difficile, ou plus inhabituel, d'évaluer un exercice collectif. D'autant plus que, la multiplicité aidant, les enjeux sont nécessairement plus variés. Néanmoins, cette exigence supplémentaire peut être considérée utile. À moins d'envisager l'atelier comme un simple brouillon, comme un préalable, une répétition ou une propédeutique, permettant par la suite à l'élève de produire un travail personnel qui sera, lui, évalué. La question est de savoir si l'atelier est un cours ou un exercice : il est en fait les deux, puisque enseignant comme élèves y participent.

L'évaluation peut d'ailleurs faire partie de l'exercice. Soit parce qu'un temps est réservé à la fin pour un bilan que doivent dresser les élèves, soit parce qu'un travail personnel écrit, analyse ou développement, est demandé aux élèves, conséquemment à l'atelier, tout comme ou auparavant. Mais s'il s'agit pour l'enseignant d'évaluer en soi le travail, il devra déterminer ce qu'il cherche à obtenir au cours de l'exercice.

S'agit-il d'argumenter, de problématiser, de reformuler, de conceptualiser, de questionner, de formuler ou d'expliquer des idées, de concevoir ou analyser des exemples ? Un processus de clarification s'impose, pour lui comme pour la classe. Clarification à partir de laquelle les progrès de la classe ou des individus seront évalués. Comme outil d'analyse, il pourra aussi être utile pour la classe de remarquer ou noter les difficultés qui surgissent au fur et à mesure des séances. N'oublions pas que le principe même d'une pratique est de s'exercer, de voir ce qui va et ce qui ne va pas, afin d'améliorer son propre fonctionnement. Se voir et s'entendre soi-même, procéder à une analyse critique, afin de sortir d'une sorte d'immédiateté du discours, où priment la sincérité, la conviction et l'opinion toute faite.

Voici néanmoins quelques exemples de critères d'évaluation : la compréhension des consignes et leur réalisation, la clarté du propos, justifier ou analyser son propos, fournir des concepts en évitant les idées creuses ou répétitives.

Fonctionnement de l'atelier

Comme nous l'avons déjà exprimé, il est deux craintes dont il faut se garder : la crainte de la perte de temps et la crainte de l'erreur, celle que dénonce Hegel comme la première erreur. Une période entière sera consacrée à l'exercice, quoi qu'il arrive. Si problème il y a, il doit se résoudre de l'intérieur de la pratique, et non pas par un discours théorique de l'enseignant. Il s'agit d'une pratique lente, qui nécessite de la patience pour sa mise en place. Pour cette raison, il est important d'y consacrer un certain temps. Cela laisse la possibilité aux élèves de résoudre les problèmes ou de rectifier les erreurs, qui autrement sont traités non pas immédiatement, mais à retardement. Si l'enseignant souhaite introduire ses propres commentaires de fond, il attendra la fin de la période ou la période suivante. À moins qu'un point précis lui paraisse urgent à éclaircir, tout en se méfiant bien sûr de ce sentiment d'urgence.

Pour commencer

Certains des exercices présentés peuvent sembler assez complexes dans leurs règles et leur structure. Il est tout à fait possible pour l'enseignant, voire souhaitable, de commencer par certains aspects précis de l'exercice, quitte à le complexifier au fur et à mesure des séances. Un certain tâtonnement, une impression de difficulté ou d'échec seront inévitables, surtout pour celui qui n'a jamais pratiqué le débat en classe, moments d'hésitation qu'il s'agira de dépasser. Afin de faciliter l'initiation, nous proposerons donc pour chaque activité des "exercices préparatoires" et des pistes utiles lors des premières séances, ou pour travailler plus précisément des parties spécifiques de l'atelier.

Pour le travail en classe entière, la disposition optimale paraît être la formation d'un demi-cercle autour de l'animateur et du tableau. Ce dispositif permet d'éviter les apartés et les conciliabules, invitant chacun à faire face à tous, à écouter celui qui parle et à s'adresser à l'ensemble de la classe. Il met en espace le fonctionnement intellectuel qui est attendu. Néanmoins, une fois les élèves quelque peu initiés, il est aussi possible de travailler en petits groupes, chacun ayant son animateur, voire son secrétaire, l'enseignant se déplaçant entre les groupes pour vérifier le fonctionnement et l'évolution du travail. Si cela est possible, il est en outre utile de collaborer avec un autre enseignant, d'une part pour échanger les commentaires et les techniques, d'autre part pour inviter de temps à autre un regard extérieur et critique.

Dernier point, très important : chaque enseignant accommodera à ses besoins, à sa personnalité et à celle de sa classe le fonctionnement de l'atelier. Certains fonctionnements seront plus formels et moins fluides, certains privilégieront plus ou moins la préparation ou le travail écrit ultérieur, certains préféreront un mode établi et la familiarité à la variété. Mais quoi qu'il en soit, il s'agira de diversifier les tentatives afin d'établir des schémas qui semblent le plus opératoires possibles, les dynamiques pouvant varier énormément d'une classe à une autre.

III - EXERCICES

L'exercice philosophique peut être un débat réglé, écrit ou oral, ou un mélange des deux. Les diverses compétences y seront alors travaillées simultanément, selon les consignes de l'enseignant. Mais il est un autre mode de travail que nous recommandons : l'exercice, qui travaille des compétences spécifiques. Il est plus facile à manier pour l'enseignant peu rodé à la pratique philosophique, soit par manque de connaissances philosophiques, soit par manque d'habitude du débat en classe. En même temps, il rend plus visibles pour les élèves les différents mouvements de la pensée qui permettent d'approfondir, de problématiser et de conceptualiser. Voici quelques exemples de tels exercices.

1 - Production d'antonymes

Compétences : Problématiser - Conceptualiser

La nature prend son sens en opposition à la culture, à l'industrie, à l'homme, ou encore à la ville. Selon le terme auquel on l'oppose, le concept prendra un sens différent. Pour les différents concepts énoncés, il s'agira de proposer au moins deux ou trois termes auxquels on pourrait les opposer, qui de la même manière leur procureront un sens différent.

Homme ; Terre ; Dieu ; Travail ; Bois ; Inventer ; Marcher ; Arrêter ; Problème ; Idée ; Penser ; Français ; Vouloir ; Apprendre ; Entendre ; Enlever ; Utile ; Perdre ; Entier ; Casser ; Rien

2 - Les catégories

Compétence : conceptualiser

La nature d'une chose, c'est aussi le domaine auquel cette chose appartient, ce qu'elle est. Mais ce domaine pourra s'articuler de manières différentes. Ainsi Paul pourra être considéré comme un homme (genre masculin), un élève, un humain, un joueur de foot, un être vivant, ou comme appartenant à l'espèce animale. Pour chacun des termes ci-dessous, il s'agira de déterminer deux ou trois domaines différents auxquels on pourrait rattacher ce qu'il représente.

Vache ; Stylo ; Table ; Pantalon ; Voiture ; Tasse ; Bruxelles ; Professeur ; Méchant ; Jouer ; Arbre ; Ange ; Amour ; Dictionnaire ; Ordinateur ; Estomac ; Montre ; Oxygène ; Rivière ; Crotte

3 - La nature de l'homme

Compétences : Approfondir - Argumenter

Dans cet exercice, il s'agit de déterminer si les propositions correspondent ou non à la nature de l'homme. Il faut déterminer si l'on est d'accord ou pas et dire pourquoi. On peut aussi penser que les deux réponses sont acceptables et expliquer alors de quelle manière la proposition est vraie et de quelle manière elle est fausse.

Est-ce naturel pour l'homme ?

De manger ; d'être malade ; d'être en colère ; de travailler ; d'aller à l'école ; d'obéir aux lois ; d'obéir à ses parents ; d'agir selon la morale ; d'avoir des enfants ; de réfléchir ; d'avoir des parents ; d'avoir deux bras et deux jambes ; de mourir ; de se disputer ; d'être jaloux d'autres personnes ; d'avoir peur de quelque chose ; de vouloir créer ; d'être aimé ; d'aimer ; de s'aimer ; d'imiter les autres.

4 - Les monstres

Compétences : Approfondir - Conceptualiser - Argumenter

Est-ce un monstre ou pas ? Justifie ta réponse.

  • L'ornithorynque, mammifère qui a un corps de loutre, une queue de castor, un bec de canard, des pieds venimeux et pond des oeufs.
  • L'homme le plus grand du monde, qui mesure 2m57.
  • L'homme le plus gros du monde, qui pèse 560 Kg.
  • Un homme qui n'a ni bras ni jambes.
  • La licorne, cheval blanc avec une corne sur le front, symbole de sagesse et de pureté.
  • Un énorme lion qui terrorise un village en attaquant ses habitants.
  • Le diable avec ses cornes et ses pieds fourchus.
  • Un meurtrier en série qui a tué beaucoup de gens.
  • Un militaire qui a tué beaucoup de gens à la guerre.
  • Un dictateur qui brutalise son peuple.
  • Une gargouille, figure grimaçante qui orne le mur de la cathédrale.
  • Un fantôme.
  • Un homme qui ne pense qu'à gagner de l'argent.
  • Un Martien, petit bonhomme vert avec ses deux antennes et ses yeux ronds.
  • Une mygale, la plus grosse des araignées.
  • Une personne qui fait du mal à une autre pour son propre plaisir.
  • Une mère qui abandonne ses enfants.

5 - Logique

Compétences : Analyser - Synthétiser - Problématiser

Es-tu d'accord avec les conclusions suivantes ? Explique pourquoi.

  • Si un monstre existe, donc les monstres existent.
  • Si plusieurs monstres existent, alors les monstres existent.
  • Si un monstre existe, alors tous les monstres existent.
  • Si un monstre est méchant, beaucoup de monstres sont méchants.
  • Si un monstre est laid, tous les monstres sont laids.
  • Si les monstres sont laids, Pikatchu est laid.
  • Si les monstres sont laids, alors ils sont méchants.
  • Si les monstres sont méchants, alors ils sont laids.
  • Si un être est très laid, il est un monstre.
  • Si un Martien a deux antennes, alors il existe.
  • Si un Martien a deux antennes, alors deux Martiens ont quatre antennes.
  • S'il existe au moins un être horrible, alors les monstres existent.
  • Si le Minotaure et Frankenstein existent, tous les monstres existent.
  • Quand les poules auront des dents, tous les monstres existeront.
  • Si j'ai vu un monstre, il existe.
  • Si un monstre est un monstre, ce qui n'est pas un monstre n'est pas un monstre.
  • Si un animal est le seul qui existe de son espèce, il est un monstre.
  • Si un être est pour nous un monstre, nous sommes un monstre pour lui.

6 - Polysémie

Compétences : Approfondir - Interpréter

L'interprétation est un aspect crucial de la communication. Néanmoins, on peut interpréter une idée de diverses manières.

Voici une liste de phrases simples que l'on peut interpréter diversement.

Il s'agit ici de donner au moins deux sens différents à chacune d'entre elles et de qualifier ces sens différents.

Je t'aime bien. Je ne veux pas dire cela. Ces aliments sont bons. Pierre est un gentil garçon. Gaspard est un poète. Sylvie est philosophe. Juliette est une fille agréable. Sylvain a la tête dure. Leïla a toujours quelque chose à dire. Laure est étrange. Valéry est un pauvre garçon. Noémie est une brave fille. Ce tableau est surprenant. Ce livre n'est pas drôle. C'est un drôle de voyage. Il faut en discuter. Cette musique m'endort. Tes questions m'embarrassent. Ce plat est intéressant. Ça recommence. Je pense donc j'existe. Le coeur a ses raisons que la raison ignore. Je sais que je ne sais rien

7 - Symboles

Compétences : Interpréter - Argumenter.

Les symboles sont des objets qui véhiculent une idée. D'une certaine manière, tout objet peut symboliser une idée. Pour chaque objet indiqué ci-dessous, trouve l'idée, voire plusieurs idées, qu'il pourrait symboliser, et fournis un argument.

Une brique ; une pierre ; une feuille de papier ; un couteau ; une poupée ; une locomotive ; un arc ; une fourchette ; un tapis ; une chaise ; une balance ; une balançoire ; un poteau ; un mur ; une maison ; un cerceau ; un ballon ; un bâton ; un trou ; un verre ; un entonnoir ; une serviette.

8 - Cause et effet

Compétences : Analyser - Problématiser.

Pour travailler la relation de cause et d'effet, nous proposons diverses relations apparemment réflexives. Il s'agira de déterminer à partir de deux éléments lequel est plutôt la cause de l'autre, ou bien d'expliquer la différence entre les deux dynamiques de causalité.

  • On va en ville pour prendre l'autobus, ou on prend l'autobus pour aller en ville.
  • On travaille pour vivre, ou on vit pour travailler.
  • On mange pour vivre, ou on vit pour manger.
  • On est gentil parce que l'on est poli, ou l'on est poli parce que l'on est gentil.
  • Un carré est un carré parce qu'il a quatre côtés, ou il a quatre côtés parce qu'il est carré.
  • On désobéit parce qu'on se fait gronder, ou l'on se fait gronder parce qu'on désobéit.
  • On aime parce qu'on est aimé, ou on est aimé parce que l'on aime.
  • Les autres nous aident parce qu'on les aide, ou on les aide parce qu'ils nous aident.
  • Le sculpteur sculpte-t-il pour apprendre à sculpter, ou apprend-il à sculpter pour sculpter ?
  • Les parents éduquent-ils les enfants, ou les enfants éduquent-ils les parents ?
  • Désirons-nous ce que nous aimons, ou aimons-nous ce que nous désirons ?
  • Aimons-nous quelqu'un parce qu'il est beau, ou le trouvons-nous beau parce que nous l'aimons ?
  • L'enfant fait-il du bruit pour attirer l'attention, ou attire-t-il l'attention parce qu'il fait du bruit ?
  • L'orateur parle-t-il bien pour être admiré, ou est-il admiré parce qu'il parle bien ?
  • Écoutons-nous pour être écouté, ou sommes-nous écouté parce que nous écoutons ?
  • On est gentil parce qu'on a des amis, ou on a des amis parce qu'on est gentil ?
  • Invente-t-on les lois pour se protéger autrui, ou pour protéger autrui de nous ?
  • Y a-t-il des règles à cause de la désobéissance, ou de la désobéissance à cause des règles ?

9 - Le respect

Compétence : Conceptualiser.

Trouve ce qui est pareil et pas pareil entre le respect et

le mensonge ; la politesse ; la gentillesse ; la méfiance ; la crainte ; l'hypocrisie ; la manipulation ; l'amitié ; l'obéissance ; l'indifférence ; la froideur ; faire comme les autres ; la timidité : la sincérité ; la tolérance

10 - Aimer

Compétence : problématiser

Pour chacune des propositions, décide si elle te pose problème ou pas, et explique pourquoi.

  • Aimer quelqu'un qui ne nous aime pas.
  • Aimer quelqu'un de malhonnête.
  • Aimer quelqu'un qui est jaloux.
  • Aimer quelqu'un pendant très longtemps.
  • Aimer quelqu'un qui n'a pas les mêmes goûts que nous.
  • Aimer quelqu'un qui est égoïste.
  • Aimer quelqu'un qui aime quelqu'un d'autre.
  • Aimer quelqu'un qui nous déçoit.
  • Aimer quelqu'un qui est imprévisible.
  • Aimer quelqu'un qui veut se servir de nous.
  • Aimer quelqu'un qui nous fait peur.
  • Aimer quelqu'un qui est irritable.
  • Aimer quelqu'un qui est paresseux.
  • Aimer quelqu'un qui a toujours raison.
  • Aimer quelqu'un de très occupé.
  • Aimer quelqu'un qui nous inquiète.
  • Aimer quelqu'un qui est têtu.

IV - LES DIFFICULTÉS

Après de nombreuses années consacrées entre autres activités à la formation des enseignants à la pratique philosophique, un certain nombre d'observations s'imposent à nous quant aux obstacles et résistances à une telle pratique. Ces dernières sont de deux ordres : elles relèvent à la fois de la connaissance et de la subjectivité. Pour la connaissance, nous retrouvons ce qu'avait déjà identifié Socrate en son temps, à travers la figure des sophistes, ces techniciens de la connaissance. Pour ces derniers, le savoir est avant tout un pouvoir, une assise sur laquelle ils fondent à la fois leur raison d'être, leur statut social, leur image d'eux-mêmes et leur fonction. Il s'agit bien ici d'une détention, d'une propriété, avec tout ce qu'un tel rapport entraîne : certitude, identité, reconnaissance, rigidité, etc. Face à eux, Socrate questionne, met en abyme le savoir et l'être. Face aux discours longs et alambiqués, aux prétentions multiples, aux allégations de profondeur et de vérité, le "taon" pose des questions simples, fait émerger des propositions sobres et claires, aux liens explicites, ce qui permet d'enchaîner une logique implacable qui interpelle la pensée et l'être. Face aux prétentions du savant, Socrate propose une manière d'être frustre et dépouillée. Ce n'est plus tellement le savoir qui intéresse, mais le rapport au savoir, un rapport à la fois amoureux et critique.

L'enseignant a travaillé dur au fil des ans pour acquérir un savoir, il a passé de nombreux examens : il ne souhaite pas en abandonner aussi vite la jouissance et la protection. La position à laquelle nous invite la maïeutique, celle d'une ignorance acquise, n'est pas pour lui une position facile. Elle implique une proximité et l'engagement dans un corps à corps qu'il ne se sent pas toujours à même d'effectuer. Il est d'ailleurs deux manières d'éviter cette confrontation, cette démarche agonistique sans laquelle il n'est pas de philosopher, d'après Nietzsche. La première est, bien entendu, le cours magistral, qui est en fin de compte un monologue où l'enseignant à la fois expose et défend son savoir et sa subjectivité. Quand l'élève parle, soit l'enseignant acquiesce, soit il tente de le convaincre de la fausseté de ses énoncés : le maître sait et il sanctionne en conséquence, il a toujours le dernier mot, ou prétend le détenir. Il ne se rend pas compte à quel point il défend dogmatiquement une thèse, comme le dénonce Kant. Mais il n'est qu'à observer les dialogues entre professeurs de philosophie pour s'en rendre compte, souvent prêts à en découdre pour dénoncer mutuellement leurs positions respectives. On oscille entre le rapport distant et l'irritation subjective : le rapport à l'autre est toujours émotionnellement chargé. La seconde stratégie d'évitement est, phénomène courant chez ceux qui se targuent de pratiquer la philosophie avec les enfants, l'échange d'opinions. Là, nous voyons des enseignants qui sans l'avouer sont souvent en quête d'une sorte de supplément d'âme. Ils attribuent une valeur plutôt romantique à la parole enfantine, qui d'après eux est riche, naturelle et spontanée. Ils ne posent aucune exigence, mis à part quelques règles simples de bienséance, car sans l'avouer, sans le savoir, c'est principalement le rapport intersubjectif, la dimension relationnelle de l'être qui les intéresse. L'important est de parler, en cela consiste pour eux l'essentiel du philosopher. Si en soi ce type de pratique peut avoir un intérêt pédagogique, car certains enfants ne connaissent ni lieu ni interlocuteur pour s'exprimer et échanger, rapidement ce type de discussion tourne en rond, comme le savent tous ceux qui l'ont expérimenté de manière critique, avec un tant soi peu de distance. On ne doit donc pas s'étonner de la difficulté du dialogue entre enseignants fusionnels et enseignants solipsistes, qui se regardent en chien de faïence, bien que certains alternent couramment ces deux facettes de la pratique enseignante comme deux facettes de leur être, selon les moments et la nature des interlocuteurs.

La pratique socratique est souvent dénoncée par divers philosophes ou professeurs de philosophie comme n'étant guère opératoire. Nous avons encore en tête un débat public avec la philosophe Elisabeth de Fontenay, qui après avoir critiqué la maïeutique, défendit l'idée que "les enfants feraient mieux d'apprendre la grammaire et l'orthographe plutôt que de prétendre philosopher". Pourtant, si nous nous plaignons du fait que les écrits de nos élèves sont confus, si les enchaînements logiques sont lâches et peu convaincants, si la structuration de la pensée est floue, il faudra bien en tirer les conséquences et leur faire travailler cette gymnastique rigoureuse de l'esprit. Or ce n'est ni en écoutant de manière continue un professeur génial, ni en discutant librement avec ses camarades que l'élève pourra prendre conscience des difficultés de la réflexion. C'est précisément en cela que la maïeutique semble un outil puissant, qui nous apprend à travailler le jugement et l'articulation de la pensée, ainsi que certaines attitudes fondamentales, comme la patience et l'étonnement, l'ignorance et la capacité de confrontation, l'empathie et l'authenticité.