Quel intéret à discuter philosophiquement dans un café aujourd'hui ?

"Lundi 30 septembre 1996 : l'expérience d'un café philo prend forme à Narbonne. Soixante personnes environ prennent part à une discussion de deux heures. L'animateur, Michel Tozzi, introduit la discussion philosophique sous la forme d'un pari : "Pourquoi un café philo ? Quel intérêt à discuter philosophiquement dans un café ?".

Ces mots, empruntés à Alain Delsol, servaient d'introduction pour le compte rendu de la première séance du Café Philo de Narbonne. Lundi 9 octobre 2006 - dix ans plus tard -, le même intitulé était pris à l'occasion de la centième séance, "pour faire le point". Qu'en est-il aujourd'hui de cette même question, près de quatorze ans après la première séance narbonnaise, mais surtout près de dix-huit ans après le premier café philo animé en France par Marc Sautet, au Café des Phares à Paris ?

Les cafés philo semblent poursuivre leur chemin. Certains ne font que passer, cessent ou suspendent leur cours ; d'autres naissent chaque année en France et dans le monde. La plupart perdurent dans le temps, et l'on fête çà et là les 5 ans, les 10 ans, les 15 ans du café philo local. Le café philo du Café des Phares (Place de la Bastille, à Paris) comptera vingt années d'existence en 2012 ! Pourquoi se réunir dans un lieu public pour discuter d'un sujet, tout en se donnant une visée philosophique ? Ce pourquoi vise à la fois le sens, l'utilité et l'impact de cette pratique de la philosophie dans la cité, à titre individuel, mais aussi collectif. À partir de sources diverses (ouvrages, articles, synthèses, enregistrements, etc.), nous tenterons de faire émerger les évolutions éventuelles, mais peut-être aussi les invariants. Notre propos sera sans doute - il faut bien le reconnaître - aussi teinté, coloré de l'expérience et de l'influence de personnes rencontrées sur les chemins bigarrés des cafés philo - pour ne citer qu'eux : Michel Tozzi1, Günter Gorhan2, Yannis Youlountas3, Alain Delsol4, etc. Un propos certes imprégné de leur forte influence, mais dont ces personnes ne pourraient être tenues responsables.

LE "POURQUOI"?

Si le titre, identique à celui des séances narbonnaises évoquées supra, insiste sur la question de l'intérêt, de l'utilité du café philo - en somme : "à quoi ça sert ?", individuellement et socialement -, nous sommes tenté d'ajouter la notion de nécessité. Au-delà du souhaitable - parce qu'intéressant et même utile - le café philo pourrait dans certains cas relever de la nécessité. Quoi qu'il en soit, nous visons inévitablement le sens même de la pratique du café philo ; de notre pratique du café philo. La question "pourquoi un café philo ?" pourrait alors se trouver quelque accointance avec cette question forcément plus large et plus ancienne : "qu'est-ce que la philosophie ?"; question qui vise l'essence et le sens à la fois. Une étrange impression nous gagne alors : celle de questionner une pratique que précisément notre engagement (plus ou moins grand, celui de tous les acteurs des nombreux et différents cafés philo) suffirait sans doute à légitimer, à justifier. Il paraît que c'est là une spécificité de la philosophie, que de ne pas sortir d'elle-même - cette même spécificité qui la rendrait indépendante des autres disciplines. Et Socrate d'avancer, face à Calliclès (dans le Gorgias), que pour justifier que l'on fait de la philosophie on ne peut faire autrement que d'en faire. À propos de la question "qu'est-ce la philosophie ?", Georges Canguilhem semblait dire que la justification de la philosophie était à chercher dans l'acte de philosopher lui-même : "pour la philosophie, la question de son sens et de son essence la constitue, bien plus que ne la définit une réponse à cette question. Le fait que la question renaisse incessamment, faute de réponse satisfaisante, est, pour qui voudrait se dire philosophe, une raison d'humilité et non une cause d'humiliation"5.

Mais revenons au "pourquoi" adressé au café philo. Dans un entretien radiophonique consécutif aux retentissements suscités par son initiative (enregistrement disponible sur le site du Café Philo des Phares, en page d'accueil6, Marc Sautet expliquait qu'il avait voulu "faire sortir la philosophie des ghettos des universités et des lycées". Reprenant les termes de Nietzsche, il disait avoir emmené "la fiancée" en ville. Selon lui, la situation vécue en 1992 était très proche de celle vécue par Socrate : "une situation de crise". Marc Sautet disait avoir "l'impression qu'une sorte de fatalité pèse sur nous et que la guerre civile est à l'ordre du jour, et que par conséquent, nous sommes tout au bord d'une guerre du Péloponnèse, la nôtre, et que l'angoisse monte ; et que par conséquent, il est temps d'essayer de garder raison". Et d'ajouter cette intuition : "J'ai l'impression que ça a été le travail, la vocation, la tentative de Socrate à cette époque. Il me semble qu'il y a de ça aujourd'hui et que par conséquent, d'une manière ou d'une autre - alors ça passera par le Café des Phares ou ailleurs - on va faire appel à la philosophie de nouveau pour essayer de ne pas devenir fou".

Il semble évident que ce besoin de philosophie, cet "appel" ne trouve pas satisfaction que dans le café philo. Et Marc Sautet de préciser : "ça passera par le Café des Phares ou ailleurs"; nous pouvons supposer qu'il avait au moins à l'esprit, parmi les autres voies possibles, le cabinet de philosophie qu'il essayait alors d'asseoir.

Près de 18 ans après, qu'en est-il donc du café philo ? De nouvelles pratiques philosophiques, plus ou moins dérivées, sont apparues. Mais la situation que décrivait Marc Sautet a-t-elle pour autant changé depuis 1992 ? S'il était question de crise et d'urgence, que dire aujourd'hui ? Et de quelle crise parle-t-on ?

La question de l'intérêt que nous posons quant au fait de discuter philosophiquement dans un café, vient interroger ce choix d'aller rejoindre un groupe dans un espace public, alors qu'il serait sans doute envisageable de satisfaire un besoin de philosophie tout seul et chez soi : à travers les livres, sur internet - encore que la question d'être seul sur internet peut se discuter.

Notre hypothèse principale est qu'il pourrait y avoir un lien entre notre question ("pourquoi un café philo ?") et cette belle phrase de Yannis Youlountas : "l'humanité est une question pour laquelle chaque être humain est une réponse"7. C'est sans doute la richesse - et quelque part sa faiblesse - de l'être humain que de pouvoir apporter sa réponse sans que pour autant elle suffise ; sans que pour autant elle suffise à répondre de manière ferme et définitive. D'où sans doute la nécessité d'être plusieurs, de partager nos réflexions sur les sujets fondamentaux de notre existence, et tenter peut-être de construire des réponses communes, riches de la rencontre de singularités multiples et diverses. Il y a dans le café philo quelque chose de l'ordre du rapport au sens et à la vérité qui se joue, et que l'on vient mettre à l'épreuve de l'autre. Reste à se demander si ce besoin tient au caractère de plus en plus individualiste de notre société, où chacun est censé décider de sa vie individuelle mais aussi collective ; de tout ce qui donnera sens à sa vie. Des arguments avancés par les participants (cf. les deux séances narbonnaises - 1996 et 2006 - évoquées supra) ressort le plus souvent celui de se confronter à l'autre : à d'autres expériences, à d'autres idées, etc. Dans un monde de plus en plus précaire (en termes d'emploi, de relations affectives, de santé, etc.), et face à cette issue inéluctable et impénétrable qu'est la mort, notre recherche d'une forme de bonheur - sérénité, sagesse, etc. - semble exiger que l'on se frotte à la pensée d'autrui. Nous éprouvons sans doute ce besoin de nous confronter à d'autres expériences, à d'autres idées. Pour Michel Tozzi, "le café philo est ce lieu d'expression et de partage de l'angoisse métaphysique de l'homme, et de la recherche rationnelle de la vérité et de la joie."8.

Toutes ces questions, qui n'ont pas qu'une seule réponse parce qu'elles touchent à l'humain (cf. la phrase de Yannis Youlountas, citée supra), méritent sans doute aussi - c'est-à-dire au-delà d'une approche personnelle, individuelle - d'être appréhendées collectivement. Collectivement, c'est-à-dire pensées à partir de l'autre ; avec l'autre ; mais aussi dans l'autre. Penser dans l'autre ou "voyager dans la tête de l'autre", pour reprendre les termes de Günter Gorhan. Sans doute est-ce encore ce que Michel Tozzi nomme "empathie cognitive", précieuse notamment pour l'animateur qui tente de reformuler les propos de chacun. Nous retrouvons là l'idée de se frotter à la pensée de l'autre, quitte à le laisser altérer notre propre pensée, pour nous enrichir de la différence des idées et des singularités de chacun.

LA PHILO DANS UN CAFÉ...

Lieu public - et donc a priori accueillant et ouvert à tous, au-delà de toute appartenance religieuse, politique, etc. ("la mort n'est ni de droite ni de gauche", se plaît à rappeler Michel Tozzi) -, le café semble propice aux échanges. Beaucoup lui reconnaissent d'ailleurs cet avantage d'être autrement plus accessible que les endroits où bouillonne une culture intimidante (sans doute parce que ces "endroits" sont la plupart du temps institués comme tels). Le lieu dont nous parlons n'est que "café"9, et c'est peut-être le détail le plus important. Dans le choix exprimé par Marc Sautet de "faire sortir la philosophie des ghettos des universités et des lycées", d'emmener "la fiancée" en ville, il y avait cette volonté d'offrir la philosophie au plus grand nombre. Le choix du café - voulu ou fortuit - témoigne de cette volonté démocratique - Yannis Youlountas ne parlait-il pas de "démosophie" ? -, sans perdre pour autant la "visée philosophique" (pour le dire avec les mots de Jean-Charles Pettier). Le caractère philosophique demeure intact, dès lors que l'on se propose de chercher en ces lieux à "penser la condition humaine et les façons de l'assumer" (Michel Tozzi10 ? Marc Sautet, dans son ouvrage intitulé Un café pour Socrate (sous-titré : Comment la philosophie peut nous aider à comprendre le monde aujourd'hui ?)11, insistait d'ailleurs sur le fait que le café philo - tout au moins celui qu'il animait - n'était "ni cercle d'initiés, ni groupe de thérapie sauvage". Quand il est "philo", le café n'est donc ni "écolo", ni "femmes", ni "citoyen", ni "psycho", etc. La visée philosophique n'est pas visée cathartique. Il ne s'agit pas, dans un café philo, de mettre en mots une souffrance ni de faire éventaire d'une expérience personnelle. L'exigence est proprement philosophique, sans limiter pour autant les thèmes des discussions - dans l'ouvrage cité supra, Marc Sautet affirmait ceci : "tous les sujets sont susceptibles d'être traités de manière philosophique. La philosophie ne tient pas à ses sujets"12. Il ne s'agit pas non plus d'imposer des convictions personnelles : "On ne parle pas pour faire taire les autres mais pour réfléchir avec eux ; on ne parle pas de soi pour se raconter mais pour défendre une opinion et la soumettre à l'examen de tous"13 Faisant référence au Café des Phares (situé Place de la Bastille à Paris), Michel Tozzi dit qu'au café philo il s'agit de "prendre la Bastille des préjugés, des opinions de chacun, qui a des idées sans y avoir trop réfléchi, influencé par son milieu familial et social, la télévision, la publicité, etc."14.

Quoi qu'il en soit il semble possible de poser au café philo les questions que l'on ne pose pas forcément ailleurs ; ou pas de la même manière. Le café philo fait descendre la philosophie de son piédestal, sans doute pour mieux inciter à l'approcher. Pour reprendre les termes des participants du Café Philo de Narbonne15, le café philo nous sort à la fois de l'ennui d'une pratique isolée et purement livresque de la philosophie ; et de la nuit : celle des "Ténèbres" d'une part, et de nos idées les plus confuses et obscures d'autre part. L'exposition et la confrontation aux autres incitent les participants à faire un effort de clarification de leur pensée16. Espace de rencontre avec la pensée de l'autre - qui peut être "même" mais aussi "tout autre" -, le café philo interroge le rapport à l'autre comme le rapport à soi, au sens où il faut savoir parfois renoncer à une partie de soi, l'abandonner pour mieux intégrer les apports extérieurs et même, éventuellement (ou de surcroît !), dans l'intérêt du traitement collectif du sujet. La multiplicité et l'hétérogénéité des points de vue - qui se croisent, se mêlent et parfois s'opposent - constituent indéniablement la plus grande richesse du café philo. C'est une réflexion kaléidoscopique qui émerge de ce qu'Alain Delsol nommait "le voile du chaos des interventions disparates des discutants". Ce voile qui recelait selon lui "une polyphonie de pensées" susceptible de donner lieu à une "réflexion cohérente"17.

EN GUISE DE CONCLUSION ?

Le café philo semble autoriser à tout le monde cette entreprise philosophique qui consiste, comme le dit Michel Tozzi, à "tenter de comprendre le monde dans lequel on vit, pour savoir d'où l'on vient, qui l'on est et qu'est-ce qui vaut la peine d'être vécu ?"18, ajoutant que l'"on ne sera jamais trop dans ces questions pour essayer d'éclairer chacun"19 - et peut-être déjà soi-même... La phrase de Yannis Youlountas, citée supra, nous rappelle que nous sommes finalement très nombreux pour peu de questions - sinon une : qu'est-ce que l'homme ? -, ce qui à la fois nous interdit de nous arrêter à une seule réponse - la nôtre - et nous oblige à accueillir le plus de réponses singulières possibles. D'où la nécessité, face à ces questions communes et profondes, de réunir une multiplicité, une diversité des points de vue, au-delà de la pensée de chacun, mais aussi pour donner sa place à la pensée de chacun.

Nous aurions peut-être voulu trouver des différences ou des évolutions depuis 1992, mais c'est plutôt une continuité, un invariant qui se profile - écartant du coup l'idée d'un "phénomène de mode" - à travers ces questions communes qui nous caractérisent, nous rassemblent, et ne cesseront probablement pas de sitôt de nous réunir. De même que nous n'en finirons pas de poser cette question : pourquoi un café philo ?

Et de nous appuyer pour finir - ou ne pas finir - sur ces mots de Maurice Merleau-Ponty, prononcés à l'occasion de sa leçon inaugurale -intitulée "Éloge de la philosophie"20- au Collège de France : "Tout homme porte silencieusement en lui les déchirements de l'existence, mais le philosophe est l'homme qui s'éveille et qui parle de ces déchirements, qui énonce ces paradoxes, qui vendra la mèche... La philosophie, c'est le pari de tout dire, un pari sur la clarté".


(1) Professeur émérite des Universités à Montpellier III, Michel Tozzi est à l'initiative du Café Philo de Narbonne qu'il anime depuis 1996. Expert auprès de l'UNESCO à propos de la philosophie avec les enfants, il est également responsable du pôle "Philosophie" de l'Université Populaire de Septimanie, qu'il a cofondée à Narbonne en 2003. Pour plus de détails, voir le site internet de Michel Tozzi : http://www.philotozzi.com

(2) Animateur au Café des Phares, Günter Gorhan est l'une des figures du mouvement des cafés philo en France, dont il fut l'un des pionniers aux côtés de Marc Sautet. Professeur honoraire de l'Université Paris I (Panthéon - Sorbonne), il anime également des débats dans des foyers de jeunes travailleurs et s'investit en tant qu'écoutant au sein de la Fédération S.O.S. Suicide Phénix.

(3) À l'initiative des premiers colloques nationaux et de la première charte sur les cafés philo, mais aussi du festival "Philo-des-Champs", Yannis Youlountas a coordonné en 2000 un ouvrage collectif intitulé Comprendre le phénomène café-philo (préfacé par Edgar Morin), publié aux éditions La Gouttière. Pour plus de détails, voir le site internet de Yannis Youlountas : http://www.youlountas.net

(4) Aux côtés de Michel Tozzi dès la première séance du Café Philo de Narbonne, Alain Delsol était l'une des figures françaises de la philosophie avec les enfants et comptait parmi les cofondateurs de l'Université Populaire de Septimanie (Narbonne). Décédé au mois d'août 2009, il venait de coordonner et de publier La Caverne... des enfants philosophes, édité par l'Université Populaire de Septimanie.

(5) Canguilhem Georges, Etudes d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2002 (7ème édition ; 1ère édition en 1968), p. 365.

(6) Site internet du Café Philo des Phares : http://www.cafe-philo-des-phares.info (date de la dernière consultation : 15 janvier 2010).

(7) Youlountas Yannis, Qu'est-ce que l'homme ?, avec le photographe Vincent LUCAS, Durfort, La Gouttière, 2006.

(8) Propos tenus à l'occasion du dixième anniversaire du Café Philo de Narbonne (http://cafephilo.unblog.fr), le 9 octobre 2006.

(9) Notre propos vise là, bien entendu, les cafés philo dont les séances se déroulent précisément dans des cafés (bars, bistrots, etc.). Il va sans dire que le "café philo" n'est plus exactement "café" dès lors qu'il est organisé dans un restaurant, un foyer communal, un lycée ou une médiathèque, etc.

(10) Voir note 8.

(11) Sautet Marc, Un café pour Socrate. Comment la philosophie peut nous aider à comprendre le monde aujourd'hui ?, Paris, Editions Robert Laffont, 1995.

(12) Ibidem.

(13) Ibidem.

(14) Cf. note n°8.

(15) Cf. la synthèse de la séance du 9 octobre 2006, consultable sur internet : http://cafephilo.unblog.fr/files/2008/04/200611philinfo003.pdf

(16) Et l'on se souvient des mots de Marcel Proust : "chacun appelant idées claires celles qui sont au même degré de confusion que les siennes propres".

(17) Delsol Alain, "Rédiger un compte rendu de café philo", in Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, n°21, avril 2004, consultable en ligne :
http://www.crdp-montpellier.fr/ressources/agora/D021023A.HTM

(18) Cf. note de bas de page n°8.

(19) Ibidem.

(20) Cf. Merleau-Ponty Maurice, Eloge de la philosophie, Paris, Flammarion, 1989.