Deux protocoles possibles de discussion à visée philosophique (DVP) en CM2

Malgré une similitude et une certaine proximité, la DVP dans la classe, pour la période correspondant à notre travail de recherche1, s'est déroulée suivant deux organisations différentes. En effet, pour les années scolaires 2004/2005 et 2005/2006, ces moments de philosophie se vivaient en demi-groupes, alors que pour l'année scolaire 2006/2007, cela n'a pu être reconduit, et la DVP avait lieu en classe entière. A cela, la raison est simple et relève de la nécessaire adaptation aux ressources offertes par l'école en disponibilité de lieux et d'encadrement.
Comme notre intention première était et demeure de ne pas renoncer à la pratique de la philosophie avec les élèves qui nous sont confiés, il a donc été nécessaire d'opérer des modifications. Aussi, nous présenterons successivement notre pratique en demi-classe, puis celle en classe entière.
Dans tous les cas, le public visé a toujours été une classe de CM2 (10 ans).

Proposition de DVP en demi-classe

Fréquence : une fois par semaine durant toute l'année, sur une plage horaire impartie à l'emploi du temps, avec la classe répartie en demi-groupes2. Les deux groupes se succèdent en alternance. Pendant qu'une partie des élèves est en activité sous la responsabilité d'un intervenant, les autres sont en DVP.

Durée : discussion de 30 minutes.

1) Protocole

  • un matin de début de semaine, en classe entière, choix du sujet étudié lors de la discussion suivante: les enfants proposent les sujets. Tous les sujets sont consignés par écrit dans le classeur de philosophie de la classe. Le choix se fait parmi ceux-ci au moyen d'un vote à main levée, à la condition d'obtenir la majorité absolue. La liste des sujets n'est pas renouvelée tant qu'ils n'ont pas tous été étudiés ;
  • le sujet retenu est écrit sur affiche, et laissé à la vue des enfants, pour qu'ils puissent y réfléchir à leur guise ;
  • désignation par jeu du tour de rôle des présidents de séance et des secrétaires des deux groupes pour qu'ils puissent prendre le temps d'habiter leur responsabilité ;
  • le jour prévu à l'emploi du temps, en général le lendemain ou le surlendemain du choix du sujet, réalisation des deux discussions.

2) Organisation

  • changement de lieu : les discussions ont lieu en salle de garderie et non en classe ;
  • placement des enfants en "U" avec en bout de table le président de séance, et à ses côtés le secrétaire. Face à eux les participants, parmi lesquels se compte l'enseignant de la classe qui s'inscrit dans la discussion comme un participant au même titre que tous les autres, soumis aux mêmes règles ;
  • la discussion est filmée à l'aide d'un caméscope.

3) Rôles des élèves

  • le président de séance ouvre et ferme le débat par les formules "le débat est ouvert", "le débat est fermé" ; il se sert de la montre pour surveiller l'heure ; il donne la parole aux participants qui la demandent et en priorité à ceux qui ont le moins parlé ; chaque fois qu'un participant parle, il met une croix en face de son nom sur la feuille de prises de parole ; il est responsable du bon déroulement du débat ; il peut donner des avertissements qu'il marque sur la feuille des prises de parole dans la colonne avertissements ; au bout de trois avertissements le participant est exclu du débat ; il interroge le secrétaire une fois au milieu et une fois à la fin du débat ; il ne participe pas à la discussion ;
  • le secrétaire prend des notes à l'écrit sur ce que les participants disent pour entretenir la mémoire ; il ne note que le plus important ; il en fait un résumé ; il intervient au milieu et à la fin de la discussion à la demande du président de séance ; il ne participe pas à la discussion ;
  • les participants lèvent le doigt pour demander la parole ; ils n'interviennent qu'une fois que le président de séance leur a donné la parole ; ils interviennent en proposant leur pensée sur le sujet. Ils sont là pour penser non pas les uns contre les autres mais les uns avec les autres. Ce qui est important, c'est d'essayer de trouver une ou des idées qui mettent le plus possible de participants d'accord entre eux même s'il y a des désaccords ; au bout de trois avertissements, ils sont exclus du débat par le président de séance.

3) Chronologie

  • le maître rappelle les règles de fonctionnement a minima ;
  • ouverture de la discussion par le président de séance ;
  • discussion ;
  • intervention du secrétaire qui lit ses notes une fois au milieu et une fois à la fin ;
  • clôture de la discussion par le président de séance ;
  • à la fin de la discussion, analyse à chaud de ce qui vient de se vivre. L'enseignant anime cette phase sous deux angles : permettre aux premières impressions de s'exprimer, et laisser en priorité la parole à ceux qui n'ont pas parlé pendant la discussion ;
  • le lendemain, analyse en classe entière des discussions vécues par les deux groupes. Les présidents s'expriment, puis les secrétaires et les participants. C'est l'occasion de confronter ce qui s'est vécu et de faire des propositions pour améliorer les choses. Celles-ci sont choisies par un vote à la majorité absolue et consignées dans le règlement dont une nouvelle version est distribuée à tous les élèves à chaque modification ;
  • les notes des secrétaires sont placées dans le classeur philosophie laissé à disposition en classe.

4) Un dispositif adaptable

La description précédente de ce qui est proposé comme modalité formalisée de DVP dans la classe ne doit pas donner à penser que cette pratique est un produit fini, voire achevé et livré clef en main. Bien au contraire, celle-ci ne peut s'appréhender que dans une évolution qui l'a vue, et la voit régulièrement, ponctuée de changements et d'adaptations.

Certes, l'amorce vient chaque année d'une proposition que nous élaborons à partir de règles simples, concernant le président de séance et ses attributions, le secrétaire et ses modalités d'intervention, les participants et les règles qui régissent leurs prises de parole. Aussi, nous reprenons à notre compte ce que M. Tozzi établit pour ces trois fonctions : "le président de séance est garant de la loi. Il doit donner la parole aux discutants en évitant les choix sélectifs. Il doit rappeler à l'ordre ceux qui bavardent (Tozzi, 2001, p. 71)". "(Le secrétaire) doit écouter tous les élèves, retenir ce qu'ils disent, noter une partie de leur discours puis restituer au groupe ce qui vient d'être dit (Tozzi, p.72)". "Les discutants sont moteur de l'argumentation. Ils tentent de donner des définitions, expriment leurs opinions mais également argumentent leurs propos : pourquoi ils sont en accord ou en désaccord avec les autres propos (Tozzi, p. 76)".

La DVP a lieu en demi classe pour augmenter le temps disponible de participation de chaque discutant, mais aussi dans un lieu différent de la classe pour que le poids du savoir se fasse moins sentir, et que les élèves se sentent autorisés à prendre la parole.

Or, entre cette proposition initiale et ce qui se vit dans le courant de l'année, plusieurs différences sont à noter, en remarquant qu'elles concernent ce que les élèves ont fait remonter comme difficultés.

Au sujet du secrétaire : "Lorsqu'il(s) vive(nt) cette situation il(s) s'aperçoi(vent) que c'est plus difficile qu'il(s) ne le pensai(ent) et trouve(nt) qu'écrire des notes rapidement c'est très difficile (Tozzi, 2001, p. 72)". Aussi, après plusieurs séances d'analyse en classe entière, suite à ce que les secrétaires pensaient avoir été un échec dans la tenue de leur fonction, les élèves décident en général d'en créer une nouvelle, à savoir celle de reformulateur, qui sert à décharger l'attention du secrétaire en se plaçant comme moyen terme entre lui et les discutants. De fait, en lui demandant d'intervenir régulièrement, et en stipulant qu'il "ne s'agit pas d'une simple redite mais d'une microsynthèse (Tozzi, p. 72)", le reformulateur devient une aide précieuse, pour ne pas dire capitale, au secrétaire tout en permettant aux élèves qui sont confrontés à ce rôle de développer des compétences spécifiques : "confirmer que la parole d'un élève a été entendue et comprise, généraliser en résumant les énoncés, reformuler dans un style indirect ce qui a été énoncé dans un style direct (Tozzi, p. 72)".

Confrontés par ailleurs à un sentiment de frustration sur le fait de ne pas avoir pu dire tout ce qu'ils avaient à dire sur les sujets proposés à la réflexion, les élèves essayent de résoudre une équation complexe consistant à avoir plus de temps pour parler sans rallonger pour autant la plage horaire impartie à la DVP. Ils tentent donc de dégager ce qui leur fait perdre du temps inutilement et proposent des modifications d'organisation et de déroulement pour remédier à cette perte de temps. A titre d'exemple, ils ont pu choisir que le secrétaire n'interviendrait qu'à la fin du débat ou que le rappel des règles se ferait par chacun eu égard à sa fonction par une lecture silencieuse du règlement, etc.

À propos de l'équité dans la distribution de la parole par le président de séance, les élèves qui sont présidents se rendent compte très vite que lorsque plusieurs participants sollicitent en même temps la parole, alors qu'ils ont parlé un même nombre de fois, il est particulièrement complexe de ne pas faire entrer en ligne de compte une éventuelle préférence pour l'un ou l'autre des participants. De la sorte, ils prennent pied dans "cette situation tout à la fois anticipée et revendiquée par tout locuteur (...) que Habermas appelle la "situation idéale de parole" (Bouchindhomme, 2002, p. 11)", et qui est régie par des principes de symétrie, d'égalité et de réciprocité dans l'accès à la parole. Ils instaurent donc assez rapidement une règle de désignation au hasard, à l'aide de dés ou autre, qui s'applique dans ce cas et qui les prémunit de toute suspicion dans la gestion de leur rôle.

Qui plus est, si nous voulons être complets, il nous faut préciser, par exemple, qu'un cahier de philosophie personnel est parfois envisagé après quelques DVP, que les élèves peuvent émettre le souhait de rencontrer, après les discussions, des textes adaptés de philosophes de référence afin de poursuivre leur réflexion en se confrontant à ces écrits, que l'organisation générale portant sur le choix du sujet de réflexion, la discussion elle-même, et les phases d'analyses immédiates ou différées, subissent très souvent plusieurs modifications, en cherchant à répondre à différents impératifs rencontrés en cours de route, comme le temps de réflexion laissé aux élèves au titre de la préparation de la DVP, le nombre de discussions consacrées au même sujet etc.

Aussi, il est important de comprendre que ce qui se vit à un instant T n'est ni ce qui se vivait à T-1 ni ce qui se vivra à T+1, mais qu'il est le fruit d'un cheminement au travers de phases successives de déséquilibre et de rééquilibrage s'inscrivant dans une dynamique évolutive. Rien n'est jamais clos et tout est toujours ouvert.

Proposition de DVP en groupe classe complet

Fréquence : une fois par semaine durant toute l'année, sur une plage horaire impartie à l'emploi du temps avec la classe entière.

Durée : discussion de 50 minutes.

1) Protocole:

  • un matin de début de semaine, en classe entière, choix du sujet étudié lors de la discussion à venir: les enfants proposent les sujets. Tous les sujets sont consignés par écrit dans le classeur de philosophie de la classe. Le choix se fait parmi ceux-ci au moyen d'un vote à main levée, à la condition d'obtenir la majorité absolue. La liste des sujets n'est pas renouvelée tant qu'ils n'ont pas tous été étudiés ;
  • le sujet retenu est écrit sur affiche, et laissé à la vue des enfants, pour qu'ils puissent y réfléchir à leur guise ;
  • répartition des élèves en deux catégories : les participants et les observateurs de participants, et ce par un tirage au sort ;
  • désignation par jeu du tour de rôle à l'intérieur du groupe des participants, du président de séance et du secrétaire ;
  • attribution au hasard d'un observateur à chaque participant ;
  • le jour prévu à l'emploi du temps, en général le lendemain ou le surlendemain du choix du sujet, réalisation de la discussion.

2) Organisation

  • changement de configuration de la classe : les discussions ont lieu en salle de classe. Les animateurs (président et secrétaire) "cassent" la disposition ordinaire du mobilier scolaire et le réorganisent au moment de la DVP ;
  • placement des enfants en deux "U" concentriques. Dans le "U" intérieur, prennent place les participants, parmi lesquels se compte l'enseignant de la classe qui s'inscrit dans la discussion comme un participant au même titre que tous les autres, soumis aux mêmes règles. Face à eux, la table des animateurs avec le président de séance et à ses côtés le secrétaire. Dans le "U" extérieur qui entoure le premier se trouvent les observateurs des participants. Chaque observateur est en vis-à-vis du participant auquel il est associé ;
  • la discussion est enregistrée à l'aide d'un dictaphone,

3) Rôles, fonctions, "métiers" des élèves

  • le président de séance ouvre et ferme le débat par les formules "le débat est ouvert", "le débat est fermé" ; il surveille le temps en s'aidant de la montre ; il donne la parole aux participants qui la demandent et en priorité à ceux qui ont le moins parlé ; chaque fois qu'un participant parle, il met une barre en face de son nom sur la feuille des prises de parole ; il peut donner des avertissements aux participants et aux observateurs quand ils sont gêneurs. Il marque ces avertissements sur la feuille des prises de parole dans la colonne avertissements. Au bout de trois avertissements il exclut du débat le participant ou l'observateur gêneurs. Il interroge deux fois le secrétaire : une fois au milieu et une fois à la fin du débat. Il ne participe pas à la discussion pour se concentrer sur ses tâches ;
  • le secrétaire prend des notes à l'écrit sur ce que les participants disent pour entretenir la mémoire ; il ne note que le plus important, il en fait un résumé ; il intervient deux fois à la demande du président de séance : une fois au milieu et une fois à la fin de la discussion ; il ne participe pas à la discussion pour de consacrer à l'écoute de ses camarades ;
  • les participants lèvent le doigt pour demander la parole ; n'interviennent qu'une fois que le président de séance leur a donné la parole ; interviennent en proposant leur pensée sur le sujet. Au bout de trois avertissements, ils sont exclus du débat par le président de séance ;
  • les observateurs remplissent la fiche à propos du participant qui leur a été attribué. Ils présentent à leur participant ce qu'ils ont observé à la fin de la discussion. Au bout de trois avertissements, ils sont exclus du débat par le président de séance

4) Chronologie

  • chacun, qu'il soit participant, observateur, président ou secrétaire relit silencieusement au début de chaque discussion la fiche de règles de fonctionnement arrêtée ;
  • ouverture de la discussion par le président de séance ;
  • discussion ;
  • intervention du secrétaire qui lit ses notes une fois au milieu et une fois à la fin ;
  • clôture de la discussion par le président de séance :
  • à la fin de la discussion, chaque observateur fait un compte rendu au discutant qui lui a été attribué, et celui-ci peut réagir aux remarques de son observateur. S'ensuit une analyse à chaud de ce qui vient de se vivre. Les élèves se passent la parole les uns aux autres. Ce qui est visé ici, c'est que les premières impressions ressortent,
  • la semaine suivante se vit la DVP à partir du même sujet, à ceci près que les rôles sont inversés. Les participants deviennent observateurs et les observateurs participants. Précisons que le président et le secrétaire de la DVP de la semaine précédente sont obligatoirement participants. Ce qui signifie qu'à l'intérieur du groupe des nouveaux participants, un président de séance et un secrétaire sont à nouveau désignés suivant la même procédure que celle évoquée précédemment. À partir de là, s'effectue l'attribution d'un observateur à chaque participant, et la discussion peut avoir lieu,
  • le lendemain de cette seconde discussion, analyse des deux DVP par l'ensemble du groupe classe. Chacun s'exprime : les présidents, les secrétaires, et l'ensemble des autres élèves qui ont été observateurs et participants. C'est l'occasion de confronter ce qui s'est vécu et de faire des propositions pour améliorer les choses. Celles-ci sont choisies par un vote à la majorité absolue, et consignées dans le règlement sous forme de fiche de règles dont une nouvelle version est distribuée à tous les élèves à chaque modification,
  • les notes des secrétaires sont placées dans le classeur philosophie laissé à disposition en classe.

Les mêmes remarques que celles que nous formulions à propos d'une organisation en demi-classe, sur le caractère adaptable du dispositif, pourraient être reprises ici. Mais, pour éviter une répétition inutile, nous ne les reproduirons pas, préférant renvoyer le lecteur aux pages qui précèdent.

Toutefois, nous voudrions insister sur le fait que n'ayant pu réaliser les DVP dans une autre salle que la salle de classe, le réaménagement de celle-ci à l'occasion de chaque discussion nous a paru remplir la même fonction.

En effet, cela a été un moyen sur lequel nous avons joué pour que les enfants puissent identifier que les postures qu'il leur était possible de camper en philosophie trouvaient à s'exprimer dans un affaiblissement de l'hétéronomie à laquelle ils sont probablement assujettis dans un fonctionnement ordinaire de classe, à l'égard du poids du savoir.


(1) . Ce texte est extrait de la thèse soutenue par P. Usclat en Octobre 2008 à Montpellier 3 : Le problème du rôle du maître dans la discussion à visée philosophique : l'éclairage de Habermas.

(2) La constitution des deux groupes se fait par un tirage au sort en début d'année.