Le corps phénoménologique dans la discussion philosophique

Dans le cadre de notre recherche dans l'axe "Éthique et Éducation", nous nous sommes intéressée à l'importance de la conscience du corps à l'école. Le corps, emblème du soi, s'inscrit comme intercesseur entre l'individu et l'environnement. Une absence de conscience de son corps, si elle est prolongée, provoque l'absence de conscience d'autrui, et par conséquent l'absence de conscience morale, pouvant se manifester par des comportements marginaux et parfois même violents. La manière dont l'enfant, hybride d'être adulte en devenir, se conscientise au monde, lui permet de déployer de façon invasive de tentaculaires incidences éthiques.

En quoi la discussion philosophique conduit-elle au développement de la conscience du corps ? L'expression orale, véritable phénomène corporel, traduit une nécessité apodictique de l'individu. Aussi, pour traiter cette problématique, nous avons choisi de nous intéresser à la réponse apportée par la phénoménologie. L'expérience du corps est un "espace éminemment expressif1" et indissociable de l'expérience vécue dans le monde. Le monde et le corps concourent à un apprentissage similaire, nommée par la phénoménologie : "être au monde".

Pour comprendre l'apport de la phénoménologie aux pratiques philosophiques à l'école primaire, nous diviserons notre travail en deux parties.La première montrera comment philosopher en classe développe une conscience phénoménologique de soi. Puis nous montrerons comment philosopher implique obligatoirement le développement de notre conscience d'"être au monde2".

Philosopher développe la conscience de soi

Notre image intérieure, notre conscience de soi, résulte d'un questionnement intrinsèque. C'est par la parole et l'échange discursif, que l'enfant développe une pensée réflexive dans une logique d'appropriation toute personnelle. C'est pourquoi philosopher amène au développement de la conscience de soi. Mais quelle est la spécificité de la conception phénoménologique de la "conscience de soi" ?

1) Qu'entend-on par "conscience de soi" ?

Nous avons hérité d'une conception cartésienne de la conscience soi, marquée par la dichotomie corps/âme. Aussi, dans la tradition du dualisme cartésien, avoir "conscience de soi", c'est d'une part avoir conscience de nous-mêmes en tant qu'esprit, de ce qui fait la spécificité de notre caractère et de notre rapport aux êtres et aux choses ; et d'autre part avoir conscience de notre corps, c'est-à-dire de ce qui constitue les spécificités physiques de celui-ci. Le corps est spontanément considéré comme une entité matérielle, passive et instrumentée par l'esprit, seule source du sens de l'expérience. Dès lors, le corps finit par se voir exclu de la définition de la "conscience de soi", comme si notre identité ou ce que nous sommes pouvaient se passer de la considération de l'inscription corporelle de notre existence.

Or, c'est bien là le point de rupture entre le dualisme cartésien et la phénoménologie. Il s'agit de réintégrer le corps dans notre conception de la "conscience de soi", et de lever un dualisme qui ne correspond pas à l'expérience que nous avons de nous-mêmes. Pour montrer la non pertinence de la conception dualiste de la conscience de soi, la phénoménologie reprend et réinvestit la conception du corps comme simple instrument de l'esprit, en reconnaissant au corps une intentionnalité motrice. L'agir se fait par le corps, mais sa présence en tant que médiateur de toute action sombre dans l'oubli, le quotidien se vit sans prise de conscience de notre propre corporéité3. Le corps, concept complexe, est au coeur d'une dialectique intrinsèque : je réside dans mon corps et je me représente résidant dans mon corps. Le corps devient médiateur actif, incorporant le monde extérieur, "matrice de la relation au monde"4. Ainsi, la conscience que nous avons de notre corps se décline en une suite d'action, en une suite de "je peux"5, puisque tout ce que nous voyons, nous ne le voyons que parce que notre corps y décèle une action potentielle. Le corps se présente donc comme intercesseur des affects et épicentre de toutes les expériences : "Système de puissances motrices ou de puissances perceptives, notre corps n'est pas un objet pour un "je pense" : c'est un ensemble de significations vécues qui va vers son équilibre"6.

C'est pourquoi cette approche de la connaissance du corps via "l'intentionnalité motrice"7 permet à la phénoménologie de proposer une conception de la conscience de soi qui dépasse et le dualisme et la simple conception du corps comme instrument passif de l'action. La conscience phénoménologique de soi est une construction symbolique, non une réalité immuable où "mon corps est (...) un système synergique dont toutes les fonctions sont reprises et liées dans le mouvement général de l'être au monde, en tant qu'il est la figure figée de l'existence"8. Autrement dit, la phénoménologie soutient une conception de la conscience de soi où l'âme et le corps s'interpénètrent et forment une unité irréductible : je suis ce que j'ai vécu, c'est-à-dire un ensemble d'expériences ressenties par mon corps et éventuellement ressaisies ou réinvesties par ma réflexion.

La "conscience de soi" devient dès lors le résultat d'une construction propre et complexe qui s'élabore à partir de notre vécu et de notre appréhension de celui-ci. Ce qui explique pourquoi je ne me vois pas comme autrui me perçoit, et que cette conscience de soi évolue dans le temps : la conscience que j'ai de moi au temps T diffère de celle que j'aurai au temps T'.

2) Philosopher et conscience de soi

En quoi la discussion philosophique organisée en classe développe-t-elle cette conscience phénoménologique de soi ?

C'est en tant qu'exercice à l'expression que la discussion philosophique développe une conscience phénoménologique de soi. L'outil important de l'expression qui y contribue est le langage (verbal mais également gestuel). En effet, dans la parole convoquée lors de la discussion philosophique, le langage apparaît comme le médiateur du sens, il est au service de l'expression d'une pensée. Or, c'est là une appréhension originale du langage puisqu'il ne se présente plus comme un ensemble de règles formelles, mais comme l'expression corporelle de la pensée. De même que la parole, dans la discussion philosophique organisée en classe, la gestuelle revêt une signification de plus en plus consciente d'elle-même. Demander la parole en levant la main, choisir le ton que l'on adopte et l'ensemble des gestes qui accompagnent notre prise de parole deviennent à force d'exercice autant d'éléments où le corps fait sens. Le corps est médiateur de sens.

L'expression verbale et gestuelle nous montre que la pensée est indissociable du corps comme médiateur du sens, mais également comme condition d'émergence même de la pensée : le corps est expérience, "espace expressif"9. En effet, le corps est le lieu même où se joue la pensée. En tant qu'expression, il permet une maïeutique du sens. La pensée se dévoile à elle-même dans l'expression, elle devient consciente d'elle-même dans la parole et le geste, comme si c'était le corps en tant qu'expression qui accouchait de la pensée. Le philosopher permet l'élaboration de la coenesthésie10 au travers du corps.

Outre, cette expérience en acte de l'unité du corps et de la pensée dans l'expression, la discussion philosophique présente un autre aspect favorisant une conscience phénoménologique de soi : elle apprend à l'enfant à réfléchir sur ses expériences passées et à les ressaisir. En effet, l'enfant ne peut philosopher qu'à partir de ce qu'il sait, de ce qu'il a appris en classe ou expérimenté de lui-même au cours de sa vie. Autrement dit, de même que ce qui est pensé ne doit pas être dissocié du corps qui le pense, de même, ce qui a été vécu doit être réinvesti par la pensée pour progresser dans la connaissance de soi. Le retour réflexif sur soi-même à l'oeuvre dans le philosopher est donc l'occasion d'un retour réflexif sur notre vécu, c'est-à-dire un ensemble d'expériences corporelles dont nous renégocions le sens dans l'acte même du philosopher. Philosopher, c'est donc bien reconnaître l'intrication étroite de l'expérience et du sens. La discussion philosophique favorise ainsi l'incrémentation d'une intercession réflexive, s'appuyant sur nos expériences passées.

Si donc la discussion philosophique contribue à une prise de conscience phénoménologique de soi, c'est parce que nous y faisons l'expérience de notre unité dans l'acte même d'expression, et parce que la réflexion qui surgit lors de cette expression invite l'enfant à réinvestir ce qu'il a vécu pour étayer son opinion. La conscience phénoménologique de soi intervient donc dans l'expérience de l'expression d'une pensée philosophique et dans l'expérience du philosopher même (expérience de la réflexion). L'expression philosophique et la réflexion philosophique sont donc les deux moments où la discussion philosophique en classe favorisent le développement d'une conscience de soi phénoménologique.

Mais l'apport de la phénoménologie en faveur des pratiques philosophiques ne consiste pas uniquement dans le développement d'une conscience de soi qui restitue au corps sa place centrale et irréductible dans la connaissance soi. Cet apport nous permet de comprendre que ces pratiques favorisent également le développement de notre conscience d'"être-au-monde".

Philosopher et "être-au-monde"

Notre brève investigation dans une approche phénoménologique de la conscience de soi nous a montré que le sujet n'était pas clos sur lui-même, mais d'emblée mis en relation avec le monde environnant, puisqu'il ne se construit qu'à travers ses expériences. Aussi prendre conscience de soi, c'est prendre conscience de l'unité irréductible de notre corps et de notre esprit, et par conséquent de notre existence comme "être-au-monde"11. Pour expliciter ce que nous entendons par "être-au-monde", nous aborderons tout d'abord le développement de la conscience des autres occasionné par l'exercice de la discussion philosophique, puis celui du monde environnant.

1) Prendre conscience des autres

En quoi philosopher développe-t-il une conscience phénoménologique des autres ?

Une situation ordinaire de rencontre avec autrui n'implique pas forcément de communication. On peut placer les individus en situation passive d'observation : parler sans écouter, parler pour ne rien dire, ou encore rester indifférent, voire hostile à la présence d'autrui. Dans de telles situations, nul besoin d'implication. En effet dans ces conditions, l'individu soit ne se sent pas concerné, soit interprète de façon erronée les attitudes corporelles d'autrui, parce qu'elles ne correspondent ni à sa culture, ni à son éducation. Dans sa gestuelle quotidienne, le corps apparaît en effet comme un emblème de la culture à laquelle on appartient. Il suffit donc d'un geste mal interprété pour faire avorter toute communication.

La discussion philosophique est, elle, une situation de communication provoquée impliquant une non passivité des participants, non passivité qui nous conduit à apprendre à connaître autrui. Cependant cette connaissance relève surtout d'expérience vécue : "Qu'il s'agisse du corps d'autrui ou de mon propre corps, je n'ai pas d'autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre..."12. En effet le corps est indissociable de cette connaissance qui se constitue à travers l'échange. La discussion philosophique est la situation de communication par excellence : elle nous permet de comprendre une autre culture que la notre. Cette autre culture se manifeste par le corps de l'autre, corps médiateur d'une culture et d'un individu au préalable inconnu. C'est donc finalement de l'autre en tant que tout unifié que la discussion philosophique nous permet de prendre conscience. Rencontrer l'autre, c'est rencontrer un corps et pas seulement une âme. Nous nous accordons avec Lévinas13 pour dire qu'autrui est visage ; et ce visage symbolise et son étrangeté et son unité. La discussion organisée en classe nous permet d'appréhender autrui non plus uniquement en tant que sujet pensant d'une part ou en tant que corps inconnu d'autre part, mais en tant qu'une unité cohérente où le corps est l'expression vivante et en acte d'un sujet pensant.

La discussion philosophique développe donc une conscience phénoménologique d'autrui dans le sens où elle permet à l'enfant d'investir le corps d'autrui d'un sens et d'une cohérence légitime, bien que différente de la sienne. L'autre, l'inconnu, l'étranger, devient accessible par la communication. C'est pourquoi l'exercice du philosopher constitue la condition de possibilité d'une éducation à la citoyenneté : comment percevoir la différence d'autrui et en même temps la légitimité de cette différence, sans discuter avec lui et discuter philosophiquement, puisque c'est cette philosophicité de la discussion qui permet à l'enfant de s'élever à cette compréhension ?

Car philosopher, c'est aussi apprendre à écouter autrui, à solliciter des explications, à étayer son raisonnement dans une discussion, à considérer sa pensée et celle d'autrui. En discutant et en échangeant avec ses pairs, l'enfant apprend donc à considérer autrui dans toute sa singularité. D'où la dimension éthique de la discussion philosophique organisée en classe.

Cette prise de conscience phénoménologique d'autrui renvoie à l'enfant une image de lui-même qui favorise, en retour, la conscience de sa propre singularité et de sa propre unité. On peut donc reprendre l'idée de Merleau-Ponty selon laquelle je vais avec autrui, dans le sens où la discussion philosophique est le médiateur non seulement de la connaissance d'autrui, mais également et conséquemment de la connaissance de soi. La conscience de soi ne parvient à se développer que simultanément avec la conscience phénoménologique d'autrui et du monde.

2) Prendre conscience du monde

En quoi philosopher en classe développe-t-il la conscience phénoménologique du monde ?

Le monde, vu par la phénoménologie, est la résultante d'une construction personnelle impliquant l'ensemble de nos vécus : "le monde (...) est le milieu naturel et le champ de toutes mes pensées et de toutes mes perceptions explicites"14. Le corps n'existe qu'en interaction avec le monde : "Le corps est le pivot du monde"15. Notre présence au monde se fait par le corps, intercesseur de toutes nos activités. Le corps n'existe comme tel que parce qu'il se projette dans un monde par son intentionnalité motrice et inversement, ce monde n'existe comme tel que parce qu'il est visé par un corps qui le constitue. Nous sommes dans le monde, et réciproquement le monde est en nous : "Notre corps, n'est pas seulement un objet parmi tous les objets, un complexe de qualités sensibles parmi d'autres, il est un objet "sensible" à tous les autres, qui résonne pour tous les sons, vibre pour toutes les couleurs, et qui fournit aux mots leur signification primordiale par la manière dont il les accueille"16. Il en va de même pour ce que nous appelons le monde : ce que nous considérons comme le "monde" parce qu'il fait sens pour nous. L'énumération de "monde" et de personne est une relation biunivoque dont l'idée se réunit sous le même cardinal : il existe autant de "mondes" que de personnes. Le monde et le corps concourent ainsi à une expérience nommée "être-au-monde"17.

Cette conception du "monde" explique pourquoi la pensée du monde est ouverte à l'infini. En effet, si le monde n'existe que pour moi, en tant qu'être qui l'habite, alors celui-ci est toujours en devenir, et la connaissance que j'ai de lui ne fait que s'enrichir.

D'où la pertinence de la pratique de la discussion philosophique en tant que lieu d'une prise de conscience phénoménologique du monde : la discussion philosophique peut-être considérée comme une confrontation de plusieurs conceptions différentes du monde. L'enfant est ainsi amené à prendre conscience que chacun aborde le thème de la discussion en fonction d'une perspective différente, en fonction de sa propre conception du monde, elle-même issue d'un ensemble de vécus personnels. La discussion philosophique lui donnant la possibilité de comprendre cette multiplicité de perspective et de reconnaître leur légitimité, sa propre conception du monde gagne donc en complexité. Conscient de la relativité du concept de "monde", l'enfant pourra également agir de manière à la fois plus prudente et plus efficace.

Conclusion

La phénoménologie nous permet d'apporter un double fondement philosophique en faveur des pratiques philosophiques à l'école, dans la mesure où elles concourent au développement de la conscience de soi et de la conscience du monde environnant. Tout d'abord, la discussion à visée philosophique favorise l'acquisition chez l'enfant de la conscientisation de son propre corps à travers le développement de sa capacité d'autoquestionnement pour une pensée réflexive. La phénoménologie mettant en relief le rôle du corps comme générateur de sens, la discussion philosophique permet donc de développer une conscience de soi où corps et esprit s'interpénètrent en un diallèle monolithique.

De plus, le concept de "corps au monde" nous permet de comprendre l'importance de la discussion philosophique à l'école comme interface entre l'enfant, autrui et son environnement. Un rapport positif au corps décide de la relation à l'altérité, de l'intégration sociale, et concourt au respect de soi. La classe s'impose comme un lieu de dialogue où la philosophie instrumentée par le protocole de la discussion philosophique répond aux exigences d'une véritable éducation à la citoyenneté.

C'est donc à la fois en tant que condition de possibilité d'une réelle connaissance de soi et comme condition de possibilité de tout rapport éthique à autrui, que la phénoménologie nous permet de poser la nécessité des pratiques philosophiques à l'école primaire.


(1) Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, p.181.

(2) Concept fondamental de la philosophie de Merleau-Ponty , le corps propre est envisagé non pas telle une réalité purement biologique et factuelle, mais comme épicentre existentiel et manière d'être-au-monde.

(3) Sensation interne de la perception de son propre corps en - dehors de la perception sensorielle.

(4) Le Breton D., Anthropologie du corps et modernité, p.10.

(5) Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, p.271.

(6) Ibid, p.190.

(7) Ibid, p.127-183.

(8) Ibid, p.270.

(9) Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, p.182.

(10) Sensation interne de la perception de son propre corps en-dehors de la perception sensorielle.

(11) Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, p.13.

(12) Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, p.231.

(13) Lévinas E., Totalité et infini : essai sur l'extériorité.

(14) Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, p.10.

(15) Ibid, p.111.

(16) Ibid, p.183.

(17) Merleau-Ponty M., Le visible et l'invisible, p.51.