Bouleversements économiques, sociétaux, managériaux : la réponse des philosophes

"Quiconque fait de la philosophie veut vivre pour la vérité. Il aime mieux échouer dans sa quête de vérité qu'être heureux dans l'illusion."

Karl Jaspers

La crise financière et économique que traverse le monde occidental et par effet de ricochet, le monde tout court, a une vertu imprévue : elle livre aux philosophes - sur un plateau d'argent - une opportunité historique de prouver l'intérêt de leur discipline. Propos excessif ? Probablement pas. Le journaliste spécialisé depuis des années dans l'économie et la banque, doublé du passionné de philosophie que je suis, discerne dans la situation actuelle une concomitance de circonstances très particulières.

D'abord, une crise financière d'une rare ampleur : sans entrer dans le détail des mécanismes du secteur financier, elle est due pour partie à une série de dysfonctionnements touchant au management des institutions financières, au manque de rigueur dans les politiques de contrôle, de supervision, de régulation, à la prolifération d'outils informatiques sophistiqués au-delà du raisonnable. Mais aussi, pourquoi ne pas le dire, aux ravages endémiques de la délinquance financière (blanchiment, corruption, paradis fiscaux). Pour une fois, le vocable de "crise systémique" est justifié : la débâcle de l'automne 2008 se lit en filigrane dans la surchauffe des "subprimes" du printemps 2007, mais on pourrait également évoquer le chambardement de la finance asiatique en ...1997, et d'autres soubresauts encore.

Ensuite, une crise économique à facteurs multiples dont nul ne semble pouvoir prédire la fin : en un mot, la mondialisation bouleverse nos sociétés. Les économistes multiplient les analyses, les avertissements. D'où une impressionnante littérature d'un niveau inégal.

Enfin et surtout, une crise spirituelle, intellectuelle et morale majeure : elle lamine la conscience occidentale depuis les catastrophes guerrières du vingtième siècle. L'atome reste une bombe à retardement, mais désormais, nous sommes également confrontés, individuellement et collectivement, au défi immense de la sauvegarde de la planète. Or, nos économies ne sont tout bonnement pas préparées aux échéances inévitables (réchauffement climatique, raréfaction des matières premières, évolution démographique, flux migratoires...). Tous sujets sur lesquels les scientifiques et les philosophes contemporains s'expriment pourtant largement avec un rare luxe d'argumentation et de documentation.

Dans ce qui nous arrive, il y a donc un incroyable empilement de facteurs conjoncturels, structurels, sociétaux, existentiels. Conséquence : nous ne sommes pas dans une énième "crise", mais bel et bien aux prises avec une Krisis. D'où une gravité certaine dans l'atmosphère des temps présents. Chacun le ressent, du politique au "simple" citoyen. Sans céder aux allégories faciles, affirmons tranquillement que l'heure du philosophe a sonné. Non qu'il soit un Messie des concepts, dressé sur les ruines fumantes d'une civilisation en "perte de repères", mais plutôt parce qu'il sait donner de la perspective. Dans ce travail, les penseurs ne manquent pas de ressources, autrement dit de textes. Un seul exemple: la conférence donnée en 1935 par Edmund Husserl intitulée La crise de l'humanité européenne et la philosophie, dans laquelle il assigne à la philosophie la mission d' "exercer de manière constante sa fonction d'archonte de l'humanité entière."

Si la philosophie se définit en grande partie comme l'art de poser les (bonnes) questions, osons celle-ci : que peut le philosophe dans un monde soumis aux impératifs économiques et financiers et aux crises cycliques, dont les retombées pour des millions d'individus sont terriblement concrètes, terre-à-terre, volontiers aliénantes ?

Réponse : pas grand-chose, sinon rien. À ceci près, toutefois.

Le philosophe peut mettre en avant plusieurs idées :

1) le libéralisme n'incarne aucune loi naturelle des rapports économiques entre êtres humains;

- à l'instar de toute doctrine économique, il lui arrive souvent de dégénérer en idéologie (d'où, au passage, la nécessaire critique de la théorie de la "main invisible", trop souvent acceptée sans examen) ;

- l'articulation entre puissance privée et puissance publique doit être repensée. En outre, une moralisation des affaires - sans "moraline" -, s'avère cruciale.

2) Il peut également pointer quelques dérives liées aux dévastations produites par le déchaînement de l'hubris dans le monde de l'argent. D'ailleurs, en ces périodes troublées où l'on cherche des boucs émissaires, les politiques ne s'en privent pas... après y avoir largement contribué, consciemment ou non. Critique à produire donc, mais "à la philosophe", c'est-à-dire avec les outils de la raison, sans imprécation, ni fulmination.

3) Sur un plan à la fois plus profond et opérationnel, prôner l'application de la technique philosophique au management. Car, disons-le, la crise actuelle est aussi celle de la gestion des entreprises dans les sociétés dites développées. Ici, j'ouvre une parenthèse personnelle mais, je le crois, généralisable à toutes les organisations. En tant que manager de presse, j'ai toujours été frappé par le caractère opérationnel, efficace, concret, justement, de la "philo". Pour qui a fréquenté Aristote, Descartes, Kant, Hegel, Husserl, etc., il y a une grande facilité, et un extrême plaisir, à penser par concepts et à effectuer quotidiennement plusieurs opérations de l'esprit : analyser et synthétiser, isoler et relier, "ramener le divers de l'expérience sous l'unité du concept" pour paraphraser Kant, poser un raisonnement, définir, préciser...

Du reste, peut-on valablement communiquer sans cela ? Or, curieusement, les philosophes professionnels insistent peu (à tort) sur cette dimension technique. Peut-être par crainte d'intimider et de décourager leur public. Et pourtant, chez les décideurs (bancaires), l'attente plus confuse qu'exprimée, d'une authentique pensée est patente. Plutôt que de redouter une instrumentalisation de leur discipline - écueil possible mais nullement inévitable - les philosophes doivent se confronter aux réalités de l'entreprise. Avec leurs principes et leurs méthodes, et en démontrant une grande ouverture d'esprit.

L'avènement du manager-philosophe aura-t-il lieu ?

Au cours des derniers mois, m'entretenant avec des consultants spécialisés dans le secteur banque-finance-assurance, des responsables bancaires ou des politiques, j'ai entendu fuser des propos de pure philosophie. Certes, l'avènement d'une génération de managers-philosophes incarnant le rêve platonicien du roi-philosophe n'est pas en vue. D'ailleurs, Platon ne se faisait guère d'illusions sur le pouvoir transformateur de la pensée en matière de politique, ce qui ne l'a pas empêché, néanmoins, de tenter l'aventure de conseiller du prince. Mais aujourd'hui, le climat général se fait plus propice aux lumières de la réflexion. Adressés à mon moi-journaliste, ces propos furent reçus in petto par mon moi-philosophe.

Verbatim:

  • "Dans le fond, la crise actuelle nous ramène à cette question centrale : finalement, le risque, pour un banquier, c'est quoi ?"
  • "On a mis en place des outils technologiques pour superviser le risk management mais sans en définir le contenu."
  • "Je m'aperçois qu'on ne pourra plus diriger demain comme on a dirigé hier, je ne saurais pas dire pourquoi, ni ce qui a radicalement changé (...) Cependant, il faut autre chose."
  • Et puis, pour la bonne bouche, il y a cette réflexion d'un des principaux ministres de notre gouvernement qui a bien failli me faire tomber de ma chaise: "Aujourd'hui, nous avons besoin d'un philosophe capable de penser le temps politique, le temps médiatique et celui des marchés financiers [...] Je crois que cela nous aiderait à mieux comprendre ce qui nous arrive."
  • Ces réflexions glanées au détour d'une conférence de presse, d'un déjeuner, ou entre deux avions, produisent deux effets d'une égale intensité:
  • Elles plongent dans la franche consternation ("Dire qu'il aura fallu des désordres économiques retentissants, des dizaines de milliers d'emplois supprimés aux Etats-Unis comme en Europe et une lourde hypothèque sur la croissance des années à venir pour parler, enfin, avec le langage de la raison").
  • Elles font naître une lueur d'espoir ("Les décideurs pétris de certitudes s'interrogeraient-ils réellement sur le sens du sacro-saint business, le moment serait-il donc venu de recourir à d'authentiques idées au lieu de reproduire compulsivement les recettes éculées du global management ?"). Bref, un doute s'exprime, et par conséquent une possibilité de progrès. Quelle aubaine pour les philosophes !

Antisthène et Leibniz au pays des traders

Face à cette situation inédite, les philosophes, me semble-t-il, doivent écarter la tentation - forte et compréhensible - de l'ironie féroce à la Antisthène (le "Socrate devenu fou" selon Platon). Ils doivent repousser la posture du "sourcil hautain" fustigée par Epictète, au profit de la critique constructive et de la prise de hauteur englobante. Pour s'appuyer sur un exemple, il serait bon de s'inscrire dans une visée à la Leibniz, soucieuse de relier différentes disciplines, de dégager des lignes de force et des points de convergence, sans aplatir les différences, en un mot, de "penser profondément pour réorganiser sérieusement".

Convoquer le théoricien de la monade n'a rien de fortuit : ses intuitions scientifiques ont inspiré, directement ou non, les développeurs d'algorithmes dont sont truffés les logiciels encodés dans les systèmes d'information déployés par l'industrie bancaire et financière. Son optimisme sans naïveté s'oriente vers le progrès, l'amélioration. Oh certes, avec lucidité, modestie, en ne perdant jamais de vue la politique des petits pas. Mais, au bout du compte, progrès quand même. Telle est l'énergie (autre concept cher à Leibniz), que les philosophes peuvent et doivent mobiliser au bénéfice, in fine, de la collectivité. Comment agir ?

1- En proposant une articulation entre défis écologiques, économiques et sociétaux (l'avenir de la notion de développement durable est à ce prix).

2- En prenant appui sur les projets de RSE (Responsabilité Sociale de l'Entreprise). Beaucoup reste évidemment à accomplir, mais c'est là une clé d'entrée concrète permettant de relier pensée, entreprise, société. Il y aura des erreurs, des échecs, parfois de l'hypocrisie, pas mal de poudre aux yeux, mais de réelles avancées également. Des philosophes s'impliquent, actuellement, dans ces chantiers.

3- En intervenant directement auprès des directions générales et des services de ressources humaines, en vue de reconsidérer la place du travail humain dans la double perspective de son sens et de sa signification. La souffrance au travail, dans la finance comme partout, n'est pas une lubie de psychosociologue en mal de sujet d'étude. Ses effets sont économiquement quantifiables. Ce coût humain élevé, sacrifice consenti à la loi d'airain du profit exponentiel, a largement discrédité l'orthodoxie du management, flanquée de son imbuvable sabir. A l'instar de celui de "communication", le terme de "management" est devenu suspect, odieux à la plupart, cadres compris. Parfois à l'excès, car la tentation rageuse de tout jeter à la rivière masque souvent l'incapacité de penser du nouveau. Donc, là aussi - là surtout - la réflexion doit être remise à l'honneur.

Une reconfiguration générale

Dans cette vaste entreprise, les philosophes n'ont aucune raison de se sentir complexés face aux décideurs. Ainsi, aux esprits railleurs opposant stupidement les vaines abstractions des penseurs, aux réalités concrètes, tangibles, quantifiables, bref, sérieuses de la haute finance et de l'économie mondiale, je conseille aux manieurs d'abstractions, justement, de rappeler ce fait brut : si au mois de janvier 2008, un expert avait prophétisé une vague de nationalisation bancaire (temporaire, partielle, mais réelle) aux Etats-Unis, pour le mois de novembre, ces mêmes esprits railleurs, auraient gentiment conseillé à Monsieur l'Expert de prendre sa retraite. Or, aujourd'hui, on voit des bataillons de traders réclamer à grands cris... l'interventionnisme étatique pour sauver leurs jobs. Eux qui, avant l'été encore, ne juraient que par le laissez-faire. Spectaculaire retournement de situation.

Aujourd'hui, la donne a changé d'échelle : plusieurs grandes institutions financières n'ont pas survécu à la crise, des équipes de dirigeants ont été remerciées, des poursuites judiciaires sont en cours, suite à d'énormes fraudes, notamment outre-Atlantique. Des réglementations contraignantes sont en gestation, des pratiques douteuses et autres dérives sont ouvertement montrées du doigt, alors que les politiques, maladroitement ou non, reviennent dans le jeu du business.

Au sein de cette reconfiguration générale, la parole des philosophes n'a rien du superflu. Elle pourrait bien s'avérer hautement nécessaire.