À quoi pense la littérature de jeunesse ? Portée philosophique de la littérature de jeunesse et pratiques à visée philosophique au cycle 3 de l'école élémentaire

Introduction à la soutenance

Quand j'ai terminé la rédaction de cette thèse, j'ai tenu à partager avec mes proches la joie (au sens spinoziste) d'être parvenue au bout de cette aventure intellectuelle. Et mon ami l'écrivain Claude Ponti m'a alors envoyé un mail avec cette simple petite phrase : "Une thèse qui se finit, c'est une Tour Eiffel qui part enfin se promener".

J'ai donc choisi pour cette soutenance de filer cette métaphore (puisque mon sujet s'y prête...) et propose le cheminement suivant :

Dans un premier temps, je rappellerai et clarifierai les objectifs, les hypothèses, la méthodologie et les conclusions principales de cette recherche. Le tout constituant ainsi ma tour Eiffel. Dans un second moment, j'évoquerai les champs de recherche à explorer, qui sont autant de promenades qu'il reste à effectuer (à ma tour Eiffel...) pour poursuivre ce travail. Alors, comme je l'écrivais dans ma conclusion, il faudra continuer l'analyse et le classement philosophique du corpus de littérature de jeunesse (parce que cela me semble utile pour les praticiens et les chercheurs). Mais, et c'est sur ce point que j'insisterai ici, il faudra également, et surtout même, poursuivre l'analyse des séances et réfléchir particulièrement sur le cas des élèves qui ne prennent pas ou peu la parole lors des débats. C'est pour cela que je pointerai un aspect qui n'a pas été travaillé : celui du rôle de la trace écrite.

I) L'architecture de la tour Eiffel

A) Les hypothèses

Comme je l'ai souligné dans l'introduction de mon travail, ma problématique est venue suite à la découverte de deux continents : celui de la "philosophie avec les enfants", et celui de la "littérature dite de jeunesse". Cette découverte fut pour moi déconcertante, car elle bouleversait des représentations bien ancrées concernant le statut et l'enseignement de la philosophie, ma discipline. Mon travail est ainsi parti des hypothèses suivantes :

D'une part de la conviction qu'il existe une l'alliance profonde entre la littérature et la philosophie. Au-delà des relations spécifiques qu'elles entretiennent avec le langage, elles sont toutes les deux des discours qui nous éclairent sur l'existence et la réalité. Or, permettre au petit d'homme d'avoir accès à ce patrimoine culturel et d'intégrer par là la condition humaine est une des misions fondamentales de l'école républicaine. Elle doit permettre de faire vivre cette alliance en provoquant une rencontre initiatique entre un sujet et ces textes. Mon travail partait aussi de l'idée que l'enfance, la petite enfance est, justement, le pont, le moment privilégié, de la conjonction de ces deux discours, parce qu'elle constitue l'apogée de deux expériences humaines fondamentales : celle (pour la philosophie) de l'"étonnement devant le monde", et celle (pour la littérature) du " consentement euphorique à la fiction". Il y a là pour l'éducateur un moment à saisir.

Les hypothèses de ma problématique s'appuient essentiellement sur une définition particulière de la littérature (celle de Paul Ricoeur ou de Jérôme Bruner), en laissant de côté, dans la réflexion théorique, mais aussi dans la pratique des séances analysées, l'aspect plus formel du texte littéraire.

Je m'arrête un peu sur ce point, car il me semble très important de préciser ce parti pris qui a sous-tendu mon travail. Les séances menées et analysées ne sont pas à proprement parler des séances de "littérature". D'abord parce que j'interviens en ma qualité de professeur de philosophie dans les classes et aussi et surtout parce que "la langue" des oeuvres lues, le style pour le dire globalement, ne fait pas l'objet d'un travail spécifique. Les illustrations aussi, qui participent pourtant, souvent de façon essentielle, à la qualité littéraire des oeuvres, ne sont pas non plus analysées. Il est donc laissé de côté des aspects essentiels de ce qui fait pourtant la littérarité des oeuvres choisies pour ne s'intéresser qu'au "sens", qu'à la "Fabula" du texte.

C'est explicitement un choix pédagogique, qui a pour objectif principal de développer une lecture particulière de l'oeuvre littéraire (la lecture philosophique). Cela veut-il dire pour autant que la qualité de la langue serait étrangère à la pensée qui l'accompagne, qu'il suffirait, par exemple, de résumer un livre pour engager, de la même façon, le travail de pensée chez les enfants ? Je ne le pense pas. Je suis persuadée que la langue littéraire est indissociable de la richesse du sens, et que la beauté, la subtilité et la singularité de la langue participent à l'appropriation de la pensée du récit. Mais je reconnais que c'est une question que j'ai mise de côté, pour me concentrer sur ma problématique précise.

Alors, pour montrer justement en quoi le programme de littérature au cycle 3 pouvait être une occasion à saisir par tous ceux qui souhaitent une initiation précoce à la philosophie, il me semblait important de montrer que le discours de l'herméneutique moderne (la littérature comme "expérience de pensée") est transposable au continent de la littérature dite de jeunesse, genre longtemps méprisé et qui doit toujours gagner en légitimité.

Mais aussi d'interroger les frontières entre ce que l'on nomme communément le "débat interprétatif" et le "débat réflexif", et de montrer comment de façon à la fois théorique mais aussi et surtout pratique, dans les scripts des séances analysées, la littérarité du texte, la réflexion sur ses blancs, ses mystères, ses implicites, pouvait être, dans le même temps, l'occasion d'une réflexion de type philosophique sur ses enjeux.

L'illustration de l'album de Wolf Erlbruch, Remue ménage chez madame K, où l'envol de l'héroïne, sorte de madame Bovary, permet par exemple d'interroger les notions de bonheur, de liberté, d'émancipation, de réalisation de soi et même de suicide.

Toutes ces hypothèses se résument dans le "pari de l'éducabilité philosophique" de l'enfant, et de sa capacité à saisir la pensée d'un texte littéraire pour mieux se connaître et comprendre le monde.

B) La méthodologie

Pour vérifier toutes ces hypothèses, je me suis fixée la méthodologie suivante :

- L'étude philosophique d'un corpus de littérature de jeunesse - pour montrer la transposition possible du discours de l'herméneutique à ce continent littéraire particulier. Cela a été fait par l'historique de la reconnaissance universitaire et institutionnelle de ce genre, et par l'analyse notamment des programmes de littérature au cycle 3 (à partir de 2002), et le classement par notions philosophiques des albums, contes et fables des listes de référence ;

- L'étude de scripts de séances que j'ai pour une grande part menées à partir du dispositif de mise en réseau d'albums. Et pour analyser ces séances, comme grille de lecture et vérifier les hypothèses, je me suis servi du triptyque de Michel Tozzi : "problématiser, argumenter, conceptualiser", qui caractérise les exigences intellectuelles propres au philosopher. Mais en prenant aussi en compte, par rapport à ma problématique spécifique, les différentes postures d'appropriation du texte littéraire (dont "l'identification" ou les "réactions axiologiques" portant sur des jugements de valeurs). J'ai ajouté une cinquième posture repérée au fil des séances et que j'ai nommé "les réactions ontologiques", concept qui me semble être un des apports forts de ce travail de recherche.

Ces moments de "réactions ontologiques", sorte de "kaïros" (cet avènement, ce temps suspendu qui crée de la profondeur dans l'instant), qui ont été repérés dans les différents scripts et chez différents élèves au profil scolaire très divers, témoignent que de jeunes élèves sont capables de saisir la "pensée" du texte pour construire leur propre réflexion sur une notion. Ce moment de rencontre (entre les élèves membre de la "communauté de recherche" et la pensée du texte) constitue alors ce que j'ai nommé "la pensée fantôme" (en référence à l'expression de "texte fantôme " de Françoise Demougin), qui naît de la lecture philosophique d'un texte par les enfants. L'analyse de ces différents scripts nous a ainsi confirmé l'hypothèse que des élèves entre 8 et 11 ans sont capables, si le dispositif et l'étayage de l'enseignant le permettent, de construire une posture réflexive par rapport au texte littéraire et de commencer par là à apprendre à penser de façon rigoureuse.

Je donnerai pour illustrer un exemple de "réaction ontologique" significatif. Il s'agit de l'intervention d'une élève de CM1 lors d'une séance sur le thème "Grandir", à partir de la lecture de l'album d'Anaïs Vaugelade, Laurent tout seul.

Je contextualise l'intervention : Laurent, un petit lapin curieux, veut découvrir le monde. Il va toujours " un petit peu plus loin " que ne le lui autorise sa mère, jusqu'à se perdre dans la nuit. Par cette désobéissance, il découvre la liberté mais aussi la solitude, le doute, l'euphorie de l'indépendance et des nouvelles rencontres. Au delà de la question de l'autonomie, Laurent tout seul pose toute une série de questions existentielles sur les relations humaines, la nécessité de la transgression à certaines conditions et dans certaines circonstances, la nécessité de se créer un cercle d'amis pour vaincre la solitude. Le cheminement qui mène à devenir une " grande personne " est présenté, de façon toujours implicite et symbolique, comme un chemin complexe, où se mêlent les plus grandes joies et les plus grandes angoisses.

Lors de ce débat, la question qui "travaillait" intensément les élèves était la suivante : "Faut-il désobéir pour grandir ?" et "Quelles sont les transgressions légitimes et/ou illégitimes ?". Au moment, où Inès va intervenir, la communauté de recherche s'est lancée dans un catalogue de comparaison des différents interdits parentaux et sur la différence entre "grand en taille" et "grand dans sa tête".

C'est alors qu'Inès prend la parole en faisant spontanément référence à l'album :

184 : Inès : Laurent aussi, il y a l'exemple de sortir de la maison parce que si on reste à la maison, on va jamais découvrir. Il va jamais découvrir le monde.

Nous voyons qu'Inès s'appuie spontanément sur la métaphore du récit ("l'exemple de sortir de la maison", c'est-à-dire "sortir des jupes de sa mère", "couper le cordon" au sens figuré, prendre ses responsabilités et son autonomie) pour relancer la discussion sur la définition du concept de "grande personne". Ce recours à la métaphore permet la problématisation de la question, car elle apporte de la complexité aux échanges. On remarquera aussi que pour Inès la fiction littéraire a valeur d'argument (ou plutôt ici de contre argument), et cela par sa fonction référentielle évidente, ce que Jérôme Bruner appelle son "droit à la réalité"1. Puis Inès généralise à partir de cet exemple ("on") pour assimiler "grandir" et "découvrir" et affirmer que l'autonomie et l'accomplissement de soi nécessitent forcément une prise de risque salutaire. Il y a bien une démarche de conceptualisation car elle détermine un attribut au concept de "grande personne".

Dans cette intervention, la fiction littéraire permet ainsi des démarches de problématisation, d'argumentation et de conceptualisation. Il s'agit bien ici d'une "réaction ontologique", d'une lecture spécifiquement philosophique de l'album qui va permettre non seulement à Inès, en tant que sujet, mais aussi à la communauté de recherche dans son ensemble, d'approfondir le concept de "grande personne".

C) Les conclusions

Voilà, très brièvement, les conclusions auxquelles je suis parvenue :

L'appel fait aux textes littéraires peut garantir la rigueur philosophique des échanges : La littérature facilite chez les élèves la construction d'une pensée de type philosophique, car elle permet effectivement :

  • l'investissement du sujet dans la réflexion (l'identification aux personnages permet cette "nécessité intérieure" inhérente à tout engagement authentique dans la pensée) ;
  • l'argumentation, grâce à sa "fonction référentielle", qui semble évidente chez les enfants, tant leur rapport à la fiction et à l'imaginaire est constitutif de leur condition. Prenons l'intervention de Florian, toujours sur la question de "Grandir", quand il fait référence spontanément à la figure de Peter Pan pour contre-argumenter, alors que l'ensemble de la communauté de recherche semblait s'accorder sur le fait que "tout le monde a envie de grandir") ;
  • la problématisation (par le dispositif de mise en réseau et le rôle de contre-exemple que peut jouer le texte) ;
  • la conceptualisation (quand les élèves saisissent la pensée du texte et déterminent par là certains attributs du concept travaillé. Comme "Etre grand" c'est être responsable, grandir c'est découvrir et devenir autonome. )

En ce sens, la "bonne distance" qu'instaure la littérature entre l'expérience personnelle et le concept permet bien à de jeunes sujets de s'engager dans la difficile aventure de la pensée.

Mais tout cela n'est possible que par le rôle du maître. La posture réflexive n'est construite chez les élèves que si l'enseignant, par le dispositif qu'il met en place et par la nature de ses interventions récurrentes, permet cet apprentissage long et patient.

Alors, de mon point de vue, l'originalité de cette thèse se situe dans la construction de cette grille d'analyse, le repérage de ces postures spécifiquement philosophiques, ce qui permet de projeter une lumière nouvelle sur la question traitée et sur ces pratiques, en leur apportant une légitimité supplémentaire. Enfin, la détermination d'inducteurs, de gestes professionnels de l'enseignant, facilitant cette démarche réflexive et cette lecture spécifiquement philosophique, pourra être un outil pour la formation.

II) Les promenades de ma Tour Eiffel

Les champs de recherche à explorer

Je vais surtout ici insister sur l'analyse des séances qu'il faudra poursuivre et affiner. Je voudrais en particulier revenir sur ce qui semble être la plus grande difficulté auquel s'est heurté mon travail : comment évaluer les progrès effectués réellement par chacun des élèves, et en particulier par ceux que l'on n'entend pas parler ?

J'avais déjà souligné dans ma conclusion que l'analyse du corpus des monographies constitué sera sûrement très instructive pour comprendre comment se construisent progressivement et individuellement, grâce à la littérature (c'est la grille de lecture spécifique à cette recherche), les compétences réflexives propres au philosopher.

Mais peut-être faudra-t-il aussi, au moins pour certains débats, choisir un certain nombre d'élèves et avoir des entretiens individuels avec eux sur la discussion, pour savoir comment ils sont capables justement de se réapproprier la réflexion collective. Effectivement, ce qui pêche souvent dans ce genre de travail, c'est l'évaluation individuelle. Or, il est important de montrer comment les élèves peuvent, individuellement, profiter de ces débats collectifs. Dans son travail sur les fables, Michel Fabre a déjà proposé un certain nombre de modèles dont je voudrais me servir à l'avenir.

Un élément peut être déterminant : la trace écrite, et notamment les écrits dit "intermédiaires". Le "cahier de philosophie", par exemple, serait un très bon outil pour analyser à la fois ce que peuvent produire comme pensée ceux qui justement ne prennent pas la parole ; et les progrès effectués à long terme par chacun des élèves.

La place de ces moments d'écriture individuelle doit être davantage mise en avant. Car, parce que l'écrit oblige à la prise de distance par rapport à l'expérience immédiate et les émotions, il est une médiation indispensable qui permet la réflexivité. De l'investissement personnel à l'enjeu métacognitif, l'activité d'écriture a un rôle essentiel dans la structuration et l'appropriation des apprentissages et de la pensée. Comme le soulignent Jean-Charles Chabanne et Dominique Bucheton : s'interroger sur les écrits intermédiaires conduit à "mettre sous la lumière les traces labiles et inaperçues de l'activité dans les séquences de classe"2. Il s'agit bien pour le chercheur de se doter d'outils d'observation qui portent sur la dynamique invisible des échanges, ses aboutissements mais aussi ses impasses.

L'analyse de ces cahiers de philosophie permettra ainsi de repenser le rôle fondamental de la trace écrite, et de mettre en lumière le cheminement réflexif de chacun. Ce travail apportera un nouvel éclairage essentiel sur cette question. C'est ici une piste de recherche immense à explorer. Beaucoup de promenades donc en perspective pour ma Tour Eiffel... (Je continue à filer jusqu'au bout la métaphore de Claude Ponti).

En conclusion je résumerai une dernière fois quels sont, de mon point de vue, les apports de cette thèse pour la recherche :

  • avoir montré à l'oeuvre, concrètement dans les séances, l'alliance de la philosophie, de la littérature et de l'enfance ;
  • avoir donné une légitimité à ces pratiques (en montrant que les enfants sont capables d'une lecture philosophique des oeuvres) ;
  • avoir donné des outils pour les praticiens et les chercheurs (par le classement philosophique des oeuvres au programme, par la constitution d'un corpus de scripts et de monographies, par la construction d'une grille de lecture inédite des scripts, par la mise en lumière de gestes professionnels déterminants, par les bibliographies constituées) ;
  • contribuer, même modestement, à la démocratisation de la culture par une pédagogie qui sait redonner la "saveur des savoirs", qui sait rétablir le lien entre la raison et le sensible, entre la beauté et l'intelligence.

Thèse obtenue avec mention très honorable, et félicitations du jury à l'unanimité


(1) J. Bruner. Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au fondement de la culture et de l'identité individuelle. Paris : Retz, 2002, p. 21.

(2) In Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire. L'oral et l'écrit réflexifs, Paris : PUF, 2002, p. 21