Nouvelles pratiques philosophiques : quelle place pour la question ?

À l'école comme dans la cité, avec des enfants comme avec des adultes, les pratiques nouvelles de la philosophie offriraient à la question la place qui lui revient, lui restituant tout son éclat et sa profondeur. Quand le poids des années et les influences reçues pourraient altérer peu à peu les capacités d'étonnement et de questionnement d'un individu ("les enfants sont spontanément philosophes : ils posent des questions. [...] les adultes sont spontanément idiots : ils répondent", lit-on chez Eric-Emmanuel Schmitt1), les multiples nouvelles approches de la philosophie - et plus précisément du philosopher - font place à la problématisation et au questionnement, sans jamais prétendre épuiser l'interrogation. Si "la réponse est le malheur de la question" (Maurice Blanchot), la question quant à elle fait le bonheur de la philosophie et de ses pratiques nouvelles, qui le lui rendent bien... Loin de toute forme de saturation et d'étouffement de la pensée, et à partir de textes (Blanchot, Freud, Schopenhauer, Vaneigem, etc.) que nous poserons en vis-à-vis de textes liés aux nouvelles pratiques philosophiques (Beck, Brenifier, Tozzi, etc.), nous tenterons de mettre en lumière ce nécessaire souci de la question, qui laisse entrevoir tous les possibles...

"Les enfants sont spontanément philosophes : ils posent des questions"

Le point de départ pourrait être ce dialogue exquis imaginé par Eric-Emmanuel Schmitt dans la pièce intitulée Le visiteur ; dialogue au cours duquel le personnage de Sigmund Freud dit à sa fille Anna, qui l'assène de questions :

"- Tu es restée une petite fille. Les enfants sont spontanément philosophes : ils posent des questions.

- Et les adultes ?

- Les adultes sont spontanément idiots : ils répondent."2.

Voilà une idée généralement admise qui voit dans les questions inlassables des enfants, souvent pertinentes en ce qu'elles peuvent toucher au fondement, à l'essence des choses et de la vie, l'attitude du philosophe qui toujours - tout au moins selon Platon et Aristote - s'étonne comme s'il découvrait pour la première fois.

Quant à la première partie du dialogue ("Les enfants sont spontanément philosophes : ils posent des questions."), bien des auteurs ont souligné déjà cette attitude investigatrice de l'homme dès sa plus tendre enfance, inscrivant la plupart du temps cette même attitude dans le cadre plus large d'un désir de connaître inhérent à la nature humaine - à supposer que le désir, et celui de connaître en particulier, puisse se limiter à un cadre ; mais encore qu'une nature humaine existe.

Aristote entamait le texte La Métaphysique par cette affirmation : "Tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître." ; un désir, une "faculté désirante" dont il faisait, dans son Traité de l'âme, "le seul principe moteur".

Dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci3, Sigmund Freud s'interrogeait à propos de ce désir de savoir, de connaître, cette poussée - ou pulsion - d'investigation qui a animé et caractérisé l'artiste. Selon Freud, cette pulsion surdéveloppée prendrait naissance dans la toute première enfance de l'individu, sa suprématie étant "scellée par des impressions de la vie infantile"4. De plus cette pulsion aurait, selon lui, "attiré, en vue de son renforcement, des forces pulsionnelles, sexuelles à l'origine, si bien qu'elle peut plus tard représenter une partie de la vie sexuelle."5.

Il ajoute ensuite que :

"La pulsion sexuelle est tout particulièrement propre à fournir de telles contributions puisqu'elle est douée de la capacité de sublimation, c'est-à-dire est en état d'échanger son but immédiat contre d'autres, non sexuels, éventuellement placés plus haut sur l'échelle des valeurs."6.

Pour Freud, cette attitude investigatrice pourrait s'apparenter à celle du petit enfant qui questionne insatiablement l'adulte qui "ne comprend pas que toutes ces questions ne sont que des détours et qu'elles ne peuvent avoir de fin, puisque l'enfant ne veut par elles que remplacer la seule question que pourtant il ne pose pas."7. Plus loin, il précise :

"Beaucoup d'enfants, peut-être la plupart, en tout cas les plus doués, à partir de trois ans environ, traversent une période qu'il est permis de désigner comme celle de l'investigation sexuelle infantile. Chez les enfants de cet âge, l'avidité de savoir, pour autant que nous le sachions, ne s'éveille pas spontanément, mais est éveillée par l'impression due à un important évènement vécu, par la naissance d'un petit frère ou d'une petite soeur, soit advenue, soit redoutée à la suite d'expériences extérieures, et dans laquelle l'enfant entrevoit une menace pour ses intérêts égoïstes. L'investigation se porte sur la question de savoir d'où viennent les enfants, exactement comme si l'enfant cherchait des moyens et des voies pour prévenir un évènement à ce point indésirable."8.

C'est donc, selon Freud, par cette question fondamentale - "D'où viennent les enfants ?" - que prendrait vie l'activité investigatrice, appelée aussi "pulsion épistémophilique"9. Sa propre constitution sexuelle ne permettant pas à l'enfant de procréer, Freud avance l'idée que cette période d'investigation sexuelle infantile pourrait prendre fin avec une poussée d'énergique refoulement sexuel. S'ouvriraient alors trois destins possibles pour la pulsion d'investigation : l'inhibition, partageant ainsi le sort de la sexualité (avec forte propension au déclenchement d'une affection névrotique) ; la rumination compulsive (avec risque de sexualisation de la pensée et de l'investigation) ; la sublimation de la libido en avidité de savoir (renforcement de la puissante pulsion d'investigation qui peut dès lors agir au service de l'intérêt intellectuel). Dans son travail sur Léonard de Vinci, Freud s'évertue à démontrer qu'il est un "cas exemplaire du troisième type"10. Soulignons au passage que ce "troisième type" est, toujours selon Freud, "le plus rare et le plus parfait"11. Commentant cette théorie freudienne, Sylvie Queval nous dit de la première issue possible de la pulsion d'investigation, à savoir l'inhibition, qu'elle "n'a guère été étudiée par Freud", mais qu'elle est "celle dont les conséquences scolaires sont les plus lourdes"12.

Si c'est la question sexuelle de l'origine qui fonde chez Freud la pulsion épistémophilique, Schopenhauer13 explique les interrogations existentielles des êtres humains par leur conscience de la mort. La mort est le fait de tout être vivant, mais l'homme est sans doute le seul à en avoir conscience ; ce qui fait de lui un être profondément métaphysique, capable de s'étonner de son existence propre et de l'interroger. Conscient de sa mort, en tant que disparition individuelle, l'homme apparaît comme le seul animal métaphysique qui s'étonne de son existence et cherche un sens, une explication au monde dans lequel il vit.

Karl Jaspers quant à lui, avance qu' "un signe admirable du fait que l'être humain trouve en soi la source de sa réflexion philosophique, ce sont les questions d'enfants. On entend souvent de leur bouche des paroles dont le sens plonge directement dans les profondeurs philosophiques."14. Sans doute pouvons-nous entendre tout cela lorsque Oscar Brenifier écrit que "la philosophie [...] est inhérente à l'homme"15 ; avant d'ajouter : "mais les uns et les autres auront, selon les circonstances, développé plus ou moins ces facultés naturelles"16. De la même manière, pour introduire le sujet "Sommes-nous tous hilosophes ?"17, Christophe Lamoure rappelait que "beaucoup n'ont jamais fait de philosophie et n'en feront jamais"18, imputant ce fait "aux circonstances qui, pour certains, n'ont pas ménagé de rencontre avec la philosophie ou bien, pour d'autres, à une absence d'intérêt pour la chose philosophique ou, pour d'autres encore, à un rejet de ce qu'ils pensent être la philosophie. On sait même qu'il existe une forme de haine suscitée par la philosophie et qui porte le nom de "misologie" (détestation de la raison)."19. Puis, Christophe Lamoure prend le contre-pied de son affirmation en proposant la formule suivante : "Nous sommes tous philosophes, même si parfois c'est sans le savoir"20.

Reste à se demander quant à ces questions d'enfants que Michel Tozzi décrit comme étant "spontanées, massives, indissolublement affectives et cognitives, syncrétiques" 21, ce qu'elles ont de "philosophique" à proprement parler. En d'autres termes, et avant d'en venir aux adultes : "L'enfant est-il philosophiquement questionneur ?" 22, comme se le demandait Clémence Beck dans son mémoire de maîtrise de Sciences de l'éducation (Montpellier 3), convoquant à la fois Karl Jaspers, pour qui la question philosophique naîtrait chez l'homme des trois facteurs que sont l'étonnement, le doute et le bouleversement.

Michel Tozzi, pour lequel serait philosophique "toute question qui pose le problème du sens, de la finalité, de la valeur d'une situation ou d'un phénomène pour l'homme qui ne peut se réduire à l'explication scientifique des faits ou à la modification technique de la réalité."23 ; Oscar Brenifier qui, dans l'article cité précédemment24, assimile "l'art philosophique, ou art du questionnement", à ces autres arts "de ne rien savoir" ou "de vouloir savoir", avant de poser pour "premier critère d'une bonne question [celui] de ne rien vouloir démontrer ou enseigner directement" ; enfin Olivier Maulini25 pour qui la question philosophique serait "joyeuse souffrance", au-delà de ces questions simples (ex : "Où est le sel ?") ou même plus complexes ("Quelle est la composition chimique du sel ?"), dont le vide peut être "comblé par le plein de la réponse" ("sur l'étagère" pour l'une, "du chlorure de sodium" pour l'autre), "[laisserait] moins l'âme en paix".

Pour Michel Tozzi, il relèverait des adultes d'entendre philosophiquement (plutôt qu'affectivement ou scientifiquement) une question d'enfant pour l'accueillir comme il se doit, ce dernier ne faisant pas encore de distinction entre les différents statuts des nombreuses questions qu'il pose :

"L'enfant ne fait pas encore ces distinctions, il pose ses questions dans une entièreté originaire, parce qu'en tant qu'homme, il a besoin de comprendre, de construire du sens face à l'inconnu, l'ignorance, l'absurde. Et il ne va commencer à entrevoir la portée de son interrogation que par l'écho que d'autres hommes, et d'abord ses parents, ses maîtres vont lui renvoyer, en l'amenant symboliquement dans l'humanité questionnante, en recherche de sens. Face à la question de l'enfant, l'éducateur choisit, spontanément ou avec réflexion, le registre de sa propre réaction"26.

"Les adultes sont spontanément idiots : ils répondent."

"Les enfants sont naturellement philosophes au sens où les questions leur viennent facilement à l'esprit. À un âge où ils ont tant à découvrir sur le monde et sur eux-mêmes, l'étonnement, l'émerveillement et la stupéfaction, caractéristiques importantes d'un esprit philosophe, jouent encore assez pleinement. Bien que l'on puisse objecter qu'il ne soit pas totalement conscient du contenu des questions qu'il formule : prenons comme exemple le pourquoi qui peut être articulé de manière très mécanique sans aucun souci réel de la réponse. Néanmoins, comme pour tout ce qui a trait à la nature humaine, cette tendance peut être maîtrisée ou encouragée, interrompue ou développée. Ainsi, dès l'âge de sept ou huit ans, nous observons comment un certain principe de réalité, que nous pouvons nommer également principe de certitude, aussi légitime soit-il, envahit l'esprit de l'enfant, ce qui a pour effet d'étouffer l'interrogation métaphysique qui jusque-là constituait la majeure partie de sa vie intellectuelle."27

Si les enfants sont spontanément philosophes, "quelques-uns seulement le demeurent", ajoute le philosophe Michel Onfray ; comme si le poids des années et les influences reçues avaient ce pouvoir d'altérer peu à peu les capacités d'étonnement et de questionnement d'un individu.

Dans son Avertissement aux écoliers et aux lycéens28, Raoul Vaneigem évoque cette présence dès "l'âge tendre" d'une avidité de savoir, pointant cependant une évolution "brutalement interrompue" :

"La curiosité a été étouffée à une époque où elle participait du développement ludique de l'enfance, quand elle était amusante et jetait pourtant les bases d'un gai savoir [...] Souvenez-vous des mille questions que l'enfant pose sur lui et sur le monde qu'il découvre avec un émerveillement sans fin. Pourquoi pleut-il ? Pourquoi la mer est-elle bleue ? Pourquoi mon frère m'arrache-t-il mes jouets ? Les réponses qu'il recevait n'étaient le plus souvent que propos évasifs et rebuffades. Si bien que lassé d'une démarche dont on lui faisait ressentir l'inconvenance, il se laissait pénétrer par l'impression de n'être ni digne ni capable de comprendre.

[...] Lorsque, rebuté enfin par tant d'interrogations jugées sans intérêt, il entre dans le cycle des études, on lui assène des réponses dont il a perdu le désir. Ce qu'il avait souhaité passionnément connaître quelques années auparavant, il est contraint de l'étudier par force et en bâillant d'ennui."29.

Cela ne semble donc faire aucun doute pour Raoul Vaneigem : par les innombrables questions qu'il pose à l'adulte, le jeune enfant témoigne d'un véritable intérêt pour le savoir, d'une pulsion épistémophilique - ou pulsion de connaître. Mais cette avidité de connaître s'essouffle devant la lassitude exprimée par des adultes peu compréhensifs. Plus tard, le désir de l'élève est porté à saturation lorsqu'on lui impose pléthore de savoirs pour lesquels il n'a pas encore eu l'occasion d'éprouver ni de manifester le moindre intérêt. Pour l'auteur, l'élève est forcé d'apprendre sans le désirer ; et "apprendre sans désir, c'est désapprendre à désirer"30. Selon lui, "le savoir filtré par les programmes scolaires porte la marque d'une blessure ancienne : il a été castré de sa sensualité originelle. La connaissance du monde sans la conscience des désirs de vie est une conscience morte."31.

"La réponse est le malheur de la question"32, peut-on lire dans L'entretien infini de Maurice Blanchot. Il faut sans doute entendre par-là que le dévoilement de la réponse met à mort tous les désirs, toutes les interrogations que la question était susceptible de faire émerger. De la même manière qu'un "je vous ai compris" peut clore une discussion, la divulgation de la réponse clôt tous les possibles33 :

"La question replace dans le vide de l'affirmation pleine, elle l'enrichit de ce vide préalable. Par la question nous nous donnons la chose et nous nous donnons le vide qui nous permet de ne pas l'avoir encore ou de l'avoir comme désir. La question est le désir de la pensée. [...] Ainsi, dans le Oui de la réponse, nous perdons la donnée droite, immédiate, et nous perdons l'ouverture, la richesse de la possibilité. La réponse est le malheur de la question."34

Parce qu'ils ont encore toute leur innocence - étymologiquement : état de pureté de celui qui n'est pas encore souillé (nocere) et ne peut donc penser le mal ; dont les moeurs sont irréprochables - et l'insouciance de l'âge non encore altéré et tourmenté par les questions d'apparence et de représentation, les enfants affichent sans retenue leur ignorance face aux questions fondamentales. Plus avancés, plus impliqués, plus engagés dans la vie sociale, les adultes semblent moins s'autoriser cette spontanéité qu'ils reconnaissent pourtant chez les enfants et admirent (regrettent ?) même. Les enfants semblent, de toute évidence, se comporter comme s'ils n'avaient rien à perdre mais plutôt tout à gagner.

"En raison de leur attitude naïve, pas encore trop conditionnée, ni fermée à l'originaire, moins effrayée par les vérités générales et leurs implications, moins soucieuse de l'approbation de la société, moins calculatrice et cynique, ils [les enfants] peuvent produire ces trésors de sagesse et de vérité que nous, adultes, aimons tant entendre : " La vérité sort de la bouche des enfants " dit-on."35.

Reste à se demander alors "qu'est-ce que l'on vise quand on répond à une question d'enfant ? Avoir la tranquillité "pour qu'il arrête avec ses questions", faire cesser la question? Le sécuriser psychologiquement, pour apaiser l'inquiétude de l'ignorance, de l'inconnu, de la peur exprimée par la question, quitte à abandonner tout rapport de la réponse à une exigence de vérité, l'objectif de pacifier prenant le pas. Ou contribuer à ce qu'il se construise une perception du réel plus adéquate pour comprendre le monde, considérer la question comme un désir de savoir ?"36.

La question au sein des pratiques nouvelles de la philosophie

La philosophie est souvent présentée en tant que questionnement intrigué devant une énigme ; elle cultiverait le secret, le mystère, la perplexité... Quel rôle les nouvelles pratiques philosophiques pourraient-elles jouer pour que de l'enfant à l'adulte la flamme ne s'éteigne pas ? De l'école primaire au café philo, en passant par les ateliers pour enfants et pour adultes dans les universités populaires, sans oublier les entreprises ni les institutions hospitalières, etc., quelle doit être la place de la question - et de son corollaire la réponse ?

Une place essentielle sans doute pour la question. Nous pourrions considérer que la problématisation y contribue largement. Par ailleurs il semble inévitable de clore toujours une séance non pas parce que le sujet est solutionné, ou épuisé, mais parce que l'heure l'impose. Ne jamais conclure en somme..., la difficulté étant alors d'encourager les attitudes questionnantes sans inciter pour autant à une sorte de suspension du jugement (cf. l'epochè grecque), qui ne serait tout au mieux qu'émerveillement béat et stérile. S'il semble souhaitable - et même nécessaire - de considérer et de cultiver la question en tant qu'elle offre l'éventail de tous les possibles, une contemplation estimée suffisante pourrait se révéler inféconde. Songeons à cet âne dit "de Buridan", mort de n'avoir su choisir - et donc renoncer - entre un picotin d'avoine et un seau d'eau. Paradoxe logique et cruel à la fois, qui pousse le dilemme jusqu'à l'absurde pour ne montrer que mieux les limites d'une attitude contemplative ; voire même sceptique.

Doit-on, pour philosopher, s'en tenir à une attitude questionnante, tout au plus problématisante ? Et ne faut-il pas en passer aussi par la conceptualisation et l'argumentation ? Une place essentielle sans doute pour la question, disions-nous, mais peut-être pas au point de ne privilégier qu'elle...

"Si l'on devait résumer le rôle du professeur de philosophie par une fonction unique, nous dirions que c'est d'initier l'élève à l'art du questionnement, acte fondateur et genèse historique du philosopher", écrit Oscar Brenifier37. Si "l'art philosophique, ou art du questionnement, est l'art de ne rien savoir"38, il est aussi et paradoxalement "art de vouloir savoir"39. Socrate ne clamait-il pas haut et fort qu'il ne savait rien, sinon précisément cette ignorance même... Loin d'être naïve, "cette ignorance [...], consciente d'elle-même, est négation de ce qui se tient pour être la vérité aux yeux de tous car cette vérité ne l'est aucunement", écrit Jean-Bernard Paturet40. Selon Socrate, ceux qui croient savoir ne savent rien. Et ce d'autant plus que croire n'est pas savoir...

"Il se peut que ni l'un ni l'autre de nous ne sache rien de bon ; seulement lui croit qu'il sait, bien qu'il ne sache pas ; tandis que moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir quelque chose.

Il me semble en somme que je suis tant soit peu plus savant que lui en ceci du moins que je ne crois pas savoir ce que je ne sais pas."41.

Socrate se défend par-dessus tout de céder au fantasme d'omniscience, de polymathie. En cela il s'oppose aux sophistes qui, à son époque, suscitaient l'admiration de foules entières par l'usage d'habiles procédés rhétoriques qui donnaient l'illusion d'un savoir totalisant, encyclopédique. Condition de possibilité de la recherche du savoir, l'ignorance socratique ouvre à tous les possibles. Refusant toute position magistrale et dogmatique ("Je n'ai jamais [...] été le maître de personne", peut-on lire dans l'Apologie de Socrate42), il ne rougit pas de chercher à apprendre et ne cesse de questionner. Postuler a contrario que l'on sait, comme le font les sophistes, empêche d'apprendre : "Se donner comme détenteur du savoir, c'est convenir que rien n'est à chercher puisque tout est déjà connu"43.

"Aucun des dieux ne philosophe ni ne désire devenir savant, car il l'est ; et en général, si l'on est savant, on ne philosophe pas ; les ignorants non plus ne philosophent pas et ne désirent pas devenir savants ; car l'ignorance a ceci de fâcheux que, n'ayant ni beauté, ni bonté, ni science, on s'en croit suffisamment pourvu. Or, quand on ne croit pas manquer d'une chose, on ne la désire pas."44.

Pour ces raisons-là, nous dirons de Socrate qu'il se positionne entre la question et la réponse. Platon ne disait-il pas du philosophe qu'il est l'intermédiaire entre le savant et l'ignorant ?45 Car son ignorance, nous dit Jacques Lacan, n'est pas inscitia (ignorance brute) mais "inscientia, c'est le non-savoir constitué comme tel, comme vide, comme appel du vide au centre du savoir"46. Socrate est l'eiron, celui qui interroge en feignant l'ignorance, ou qui en dit moins qu'il ne pense. Feignant l'ignorance, il amène ses interlocuteurs à douter et à s'interroger. Plutôt que de leur adresser une "parole pleine" (qui, au sens lacanien, ne laisse aucune place à l'autre comme sujet désirant), ou l'illusion d'un savoir encyclopédique, il leur fait prendre conscience de leur manque, éveillant alors le désir. Sans doute est-ce en ce sens-là que nous devons comprendre Oscar Brenifier lorsqu'il écrit que "notre artiste [celui qui pratique l'art philosophique, ou art du questionnement] ne peut être un ignorant, mais seulement pratiquer l'art de l'ignorance."47.

Si une attitude incessamment questionnante semble ouvrir tout le champ des possibles jusqu'à autoriser à penser l'impensable ; si un rapport non dogmatique au savoir paraît souhaitable ; s'il ne peut y avoir - en philosophie notamment - de réponse ferme et unique pour les questions essentielles, ... il apparaît fondamental de toujours essayer de répondre tout en sachant - ou parce - que précisément on ne le peut. Selon cette formule attribuée à Bernard Le Bovier de Fontenelle : "Il est vrai qu'on ne peut trouver la pierre philosophale, mais il est bon qu'on la cherche". Répondre non par cette réponse pleine qui se proposerait de combler un vide occasionné par la question, mais pour explorer la plupart des horizons entrouverts, probables ou non probables. Ainsi il s'agirait de chercher, tout au moins d'esquisser par la réflexion quelques pistes. Nulle autre certitude que celle de n'en avoir pas. D'être en tant qu'être qui pense (le cogitans cartésien), à des fins heuristiques. Et si - puisque - des questions demeurent sans réponse, c'est tant mieux ! Voilà qui garantit aux nouvelles "communautés de recherche" (selon l'expression de Matthew Lipman), d'enfants ou d'adultes, à l'école comme dans la cité, matière à discuter et à réfléchir, collectivement et de façon nouvelle.


(1) Voir infra.

(2) Schmitt Eric-Emmanuel, "Le Visiteur", in Théâtre, Paris, Albin Michel, 1999, p. 131.

(3) Freud Sigmund, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard - Collection "Connaissance de l'inconscient", 1987. Traduit de l'allemand par Janine Altounian, André et Odile Bourguignon, Pierre Cotet et Alain Rauzy. Edition originale publiée en 1910 sous le titre :Eine kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci.

(4) Ibidem, p. 80.

(5) Ibidem.

(6) Ibidem, p. 81.

(7) Ibidem.

(8) Ibidem, p. 82.

(9) Terme formé à partir des vocables grecs epistemè : la science, la connaissance ; et philos : l'ami de.

(10) Ibidem, p. 85.

(11) Ibidem, p. 84.

(12) Solere-Queval Sylvie, "Savoir", in Questions pédagogiques, coordonné par Jean Houssaye, Hachette Education, 1999, p. 513.

(13) Schopenhauer Arthur, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 2004, traduit en français par A. BURDEAU (titre original : "Die Welt als Wille und Vorstellung").

(14) Jaspers Karl, Introduction à la philosophie, Paris, Plon, 2001.

(15) Brenifier Oscar, "Le rôle du maître : l'art du questionnement", in Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, SCEREN - CRDP Académie de Montpellier, n°19, novembre 2003

(16) Ibidem.

(17) Première séance de la saison 2004/2005 du Café Philo "La Coupole" à Biarritz : "Sommes-nous tous philosophes ?", introduite par Christophe Lamoure. Introduction et extraits du débat sur : [http://www.chez.com/superadis/pages%20ddp/tsphilosophes.htm].

(18) Ibidem.

(19) Ibidem.

(20) Ibidem.

(21) Tozzi Michel, "Entendre philosophiquement une question d'enfant", in Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, SCEREN - CRDP Académie de Montpellier, n°14, juin 2002.

(22) Cette interrogation a servi de titre à un mémoire de maîtrise de Sciences de l'éducation rédigé et soutenu par Clémence BECK en 2004 à l'Université Paul VALERY Montpellier 3, sous la direction de Michel Tozzi, Professeur des Universités.

(23) Tozzi Michel, Penser par soi même. Iinitiation à la philosophie, Lyon, Chronique sociale, 2002. Cité par Beck Clémence, op. cité précédemment, p.18.

(24) Brenifier Oscar, "Le rôle du maître : l'art du questionnement", cité précédemment.

(25) Maulini Olivier, "Demande de savoirs, questions et réponses", 1997, disponible sur [http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/maulini]. Cité par BECK Clémence, op. cité précédemment, p.18.

(26) Tozzi Michel, "Entendre philosophiquement une question d'enfant", cité précédemment.

(27) Brenifier Oscar, "Comment éviter les questions des enfants", in Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, SCEREN - CRDP Académie de Montpellier, n°20, janvier 2004

(28) Vaneigem RAOUL, Avertissement aux écoliers et aux lycéens, Paris, Editions Mille et une nuits, 1995.

(29) Ibidem, p.28.

(30) Ibidem, P. 27.

(31) Ibidem, P. 30.

(32) Blanchot Maurice, L'entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 15.

(33) Mais qu'en est-il au juste de la question et de la réponse, du point de vue des termes ? : - Du latin "quæstio, onis", la question renvoie à un état de recherche, une quête ("quærere"). Pour sens premier, nous trouvons ceci dans le dictionnaire Trésor de la Langue Française : "Demande adressée en général oralement à quelqu'un, soit sous la forme d'une phrase incomplète qui appelle un complément, une confirmation, ou une dénégation, soit sous la forme d'une interrogation, pour en apprendre quelque chose, en obtenir une réponse, en connaître l'opinion". Deuxième sens : "Sujet sur lequel on a des connaissances qui prêtent à confusion, pouvant donner lieu à discussion ; centre d'intérêt considéré comme matière à réflexion". De manière générale et même étymologique, c'est le sens d'un "point sur lequel on a des connaissances imparfaites" qui domine ; un point "à examiner ou à discuter". Mais l'idée d'une "demande qu'on adresse à quelqu'un en vue d'apprendre quelque chose de lui" (enquête, interrogatoire, etc.) vaut aussi à la question le sens plus inquiétant de torture. Le quæsitor, vocable sur lequel se fonde celui d'inquisiteur, est au sens premier "celui qui cherche". Comment ne pas entrevoir alors les fondements d'une crainte de l'interrogation et surtout d'une nécessité de répondre à "la question". La question que l'on infligeait aux accusés ou aux condamnés pour leur arracher des aveux : "La question ! On serre ses membres avec des cordes pour le faire parler.", lit-on chez Alfred de Vigny. - Dérivée du latin classique "respondere", la réponse est adressée en retour de ce qui est écrit, dit ou demandé, sous forme de paroles, d'écrits, gestes symboliques ou mimiques. Un second sens en fait une justification ou réfutation opposée aux attaques, aux critiques de quelqu'un, aux défis venant de quelqu'un ou de quelque chose. Enfin une troisième acception la pointe en tant que solution apportée à une question par la déduction, le raisonnement, la réflexion, le dogme ou la science. (Source : Dictionnaire Trésor de la Langue Française).

(34) Ibidem.

(35) Brenifier Oscar, "Comment éviter les questions des enfants", cité précédemment.

(36) Tozzi Michel, "Entendre philosophiquement une question d'enfant", cité précédemment.

(37) Brenifier Oscar, "Le rôle du maître : l'art du questionnement", cité précédemment.

(38) Ibidem.

(39) Ibidem.

(40) Paturet Jean-Bernard, De Magistro : le discours du maître en question, Toulouse, Erès, 1997, p.117.

(41) Platon Apologie de Socrate, 21d.

(42) Ibidem, 32c - 33c.

(43) Paturet Jean-Bernard, De Magistro : le discours du maître en question, cité précédemment, p. 118.

(44) Platon, Le Banquet, 203 e.

(45) "Il est nécessaire que l'Amour soit philosophe, et, s'il est philosophe, qu'il tienne le milieu entre le savant et l'ignorant". PLATON, Le Banquet, 204 b.

(46) Lacan Jacques, Le Séminaire, livre VIII : Le transfert, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Editions du Seuil, 2001, p. 190.

(47) Brenifier Oscar, "Le rôle du maître : l'art du questionnement", cité précédemment.