De la fiche à la pratique de classe réelle en maternelle : adaptations et innovation

Cet article nous montre comment une enseignante de l'école maternelle, sans formation philosophique - dont on trouvera ici les commentaires entre guillemets - peut cependant se lancer dans la pratique d'activité à visée philosophique dans sa classe, en s'appuyant sur les supports et aides proposés par une revue adaptée à de très jeunes enfants : Pomme d'Api (Bayard Presse).

Il n'existe pratiquement pas en France de formation pour permettre à des enseignants de l'école maternelle de développer des activités à visée philosophique dans leurs classes. Ces enseignants manifestent leurs craintes, souvent légitimes, face à cette activité nouvelle et qui n'est pas au programme, de se lancer sans que les compétences professionnelles correspondantes soient développées, sans maîtrise suffisante des contenus philosophiques, sans qu'ils disposent d'aides et supports adaptés. Ils n'ont par ailleurs pour seule représentation de la philosophie que leur pratique d'élèves en terminale. Une expérience de cours magistral peu adaptée à ce contexte, la pratique de classe centrée sur l'oral étant en soi souvent une pratique professionnelle relativement nouvelle : ""Philosophie" , lorsque j'ai entendu ce mot dans l'école maternelle de ZEP où je travaille, cela m'a rappelé de mauvais souvenirs de lycée, car à l'époque, j'avais l'impression que ce que j'entendais pendant les cours de philo allait à l'inverse de ce que je pensais ! L'envie de nouvelles expériences m'a tout de même incité à mettre en place un projet d'atelier d'échanges philosophiques avec ma classe. Encadrée par le support et la démarche proposés par le journal, j'ai engagé des élèves de 4 /5 ans dans l'aventure...".

Penser l'aide

S'appuyant sur ses savoir-faire traditionnels, la revue s'est d'abord intéressée à la question du support. Prenant en compte d'une part, l'idée que les jeunes enfants ont spontanément une représentation plutôt "binaire" et contrastée du monde, et d'autre part, la situation de communication collective en classe, le choix a été fait d'insérer dans le journal, après la bande dessinée, deux grandes images pour réfléchir. Elles illustrent une question ouverte, porteuse de problématiques proches de celle-ci, et servent de premier support concret à la réflexion des élèves. Mais comment aider les enseignants à développer les compétences nécessaires pour pratiquer, leur permettre d'ouvrir les perspectives évoquées par la question pour enrichir la situation globale ?

Une première réponse globale s'est rapidement présentée : elle passait par l'idée d'utiliser le médium Internet pour proposer des accompagnements pédagogiques spécifiques. Cette réponse s'est ensuite précisée dans le cadre d'une réflexion novatrice, par l'échange entre les responsables de la rubrique, le didacticien et les enseignants expérimentateurs.

Une réponse globale

La revue n'est pas en charge de la formation des enseignants. Sa diffusion importante la contraint à ne pas pouvoir assurer un suivi particulier pour chacun. La pratique d'ateliers est par ailleurs difficile : fallait-il éditer un ouvrage encyclopédique, charger chacun de le lire, puis l'encourager par ailleurs à poursuivre des études philosophiques, avant de commencer ? Le choix s'est porté sur l'idée d'un double niveau de propositions. Seraient produits :

- d'une part, le document "papier" intégré au journal : une bande dessinée, puis une image double avec une question pouvant inspirer un travail d'échange familial aussi bien qu'un travail pédagogique ;

- d'autre part, des fiches d'accompagnement, à destination spécifique des enseignants et accessibles gratuitement par internet2, avec un site spécifique (www.pommedapi.com).

Permettre une pratique réelle

L'idée consiste plutôt à penser qu'un enseignant ne pratiquera correctement le travail demandé que s'il a intégré les perspectives du travail qu'on lui propose, de façon à gérer correctement les situations inattendues qui ne vont pas manquer de se produire dans la réalité du fonctionnement de la classe, et qui ne sont évidemment pas prévues dans les aides proposées.

La situation particulière et nouvelle - essayer de favoriser ce processus à distance, sans contact même virtuel avec l'énorme majorité des enseignants concernés, sans s'inscrire dans une situation d'échange - ne semblait pourtant pas conduire à oblitérer une règle de base d'un processus de formation. Loin d'être un processus de rupture (comment, à de rares exceptions près, accepter d'abandonner ce que l'on fait, ce que l'on est ?), former consiste surtout à s'appuyer sur des points forts, des connaissances, des pratiques déjà intéressantes, pour les faire évoluer. On a cherché, avec ces fiches, à partir de l'enseignant même, de ses préoccupations professionnelles, de ce qu'il est, ce qu'il sait, de ses propres représentations, pour l'aider à s'inscrire dans ce processus d'évolution progressive, à développer ses compétences, pour les inscrire dans la maîtrise de cette nouvelle activité.

Pourquoi des fiches ?

La forme fiche a été retenue pour sa facilité et sa rapidité de lecture. Non qu'on laisse croire à l'enseignant que, les ayant lues, il dominera suffisamment l'activité. L'idée est plutôt double :

1/ lui permettre de se lancer, de commencer, en ayant en tête des points de repère qu'il pourra mobiliser dans la pratique réelle ;

2/ que cet essai - c'est primordial - ne se fasse pas au détriment des élèves, confrontés à un enseignant perdu, au détriment de la qualité d'éducation à laquelle ils ont droit.

Prenant en compte ces éléments, deux types de fiches ont été élaborés, l'une concernant l'activité en général, l'autre, le support proposé chaque mois.

"Afin de prendre conscience des enjeux d'un atelier philosophique, j'ai pris connaissance des divers outils que propose le magazine Pomme d'Api, à savoir les fiches d'accompagnement pédagogique qui cadrent la préparation d'un atelier, définissent le rôle de l'enseignant pendant les ateliers et les compétences développées par la pratique. J'ai ensuite préparé ma séance à l'aide des fiches d'accompagnement pédagogique qui posent l'enjeu d'un atelier sur le thème proposé ; définissent les principales notions abordées par les grandes images et proposent des questions pour lancer ou relancer l'échange pendant l'atelier. Cela permet de créer un cadre à la séance. Cela est sécurisant et permet à tous de tenter l'aventure. Je me suis donc, dans un premier temps, imprégnée de la démarche que proposait le journal Pomme d'Api...".

Les fiches générales

En plus d'un texte explicatif général permettant aux enseignants de se repérer dans le fonctionnement du site, des fiches s'appuyant sur ce qu'il connaît professionnellement sont proposées. Il s'agit de donner des points de repères simples :

- Comment l'activité s'inscrit-elle dans les attendus institutionnels ?

L'enseignant doit légalement inscrire son action dans le cadre des attendus institutionnels auxquels il a été formé. C'est donc un souci réel que de permettre aux enseignants de positionner institutionnellement ces activités. Comment faire dans le cas d'ateliers novateurs qui ne sont pas au programme ? Que ces ateliers ne soient pas au programme signifie-t-il qu'ils n'ont pas leur place dans la classe ? Une première fiche ("Les compétences travaillées") vient positionner institutionnellement ce travail, en lui indiquant ce repère familier et en lui montrant l'éventail des possibilités ouvertes. On a identifié les compétences travaillées par domaine d'apprentissage, en les hiérarchisant par ordre d'importance ;

- Comment préparer le travail ?

Une deuxième fiche permet de clarifier la nature du travail de préparation qui sera proposé chaque mois. De fait, la position adoptée dans ce travail s'inscrit immédiatement entre deux conceptions possibles du travail, dans des ateliers à visée philosophique : une première conception qui, par respect pour l'élève comme "interlocuteur valable3" ne souhaite pas l'intervention du maître. Une seconde conception voudrait, par souci de progrès "conceptuel" des élèves, des préparations fortes et philosophiques, mises en oeuvre par un maître formé à la philosophie pour guider la démarche4. La position retenue dans le cadre de l'accompagnement par fiche, pour guider le travail de préparation, est plutôt médiane. C'est celle d'un maître médiateur5, s'appuyant sur des perspectives socio-constructivistes6 de l'apprentissage, qui laisse d'abord ses élèves s'exprimer, peut intervenir ensuite, essentiellement sous forme de questions (solliciter des exemples pour expliquer ce qu'ils veulent dire et commencer à le justifier), pour leur permettre de se questionner à nouveau (problématiser les propos) et progresser dans l'identification de notions (par opposition ou comparaison), leur ouvrir de nouvelles pistes, leur permettre de construire des liens avec ce qu'ils connaissent pour que cela prenne sens.

Les questions proposées dans les fiches d'accompagnement ont donc des statuts différents, des objectifs multiples qu'il s'agit de faire saisir à l'enseignant. Le but est finalement qu'il fasse de ses interventions l'objet d'un choix pédagogique qui réponde au mieux au souci de permettre à ses élèves de s'inscrire dans une activité ouverte (en posant des questions plus qu'en proposant des réponses) qui répondra à ses objectifs, en fonction de la diversité des situations en classe, des élèves (des questions plus descriptives pour des élèves qui auraient des difficultés à s'exprimer, des questions plus implicantes pour des élèves plus familiers de l'oral, par exemple), des problématiques abordées spontanément dans la classe (des questions orientées selon des thèmes différents).

- Quelle peuvent être la place et le rôle du maître dans la classe ?

Une troisième fiche va permettre d'identifier six rôles possibles du maître : préparer la séance, organiser le cadre de la séance dans la classe, organiser la réflexion, organiser la prise de parole, permettre à chaque élève de ressaisir ce qui a été dit, faire le lien. Chaque rôle, présenté par son intitulé pour être mémorisé, sera ensuite détaillé pour qu'il prenne sens.

La fiche générale permet de répondre à un risque posé par les fiches spécifiques : laisser penser aux enseignants que tout est prêt, qu'il ne reste plus qu'à appliquer, suivre pas à pas, sans aucune réflexion. Il s'agit plutôt qu'ils comprennent qu'elle est là pour les rassurer, mais ne doit pas conduire à rigidifier leur travail : "Je me suis aperçue que les enfants ne suivaient pas cet ordre logique de raisonnement, qu'ils extrapolaient. (...) Les idées fusaient mais, voulant rester très proche de la démarche proposée, je ne les exploitais pas forcément, attentive à n'oublier aucune question. Après quelques séances et ayant acquis un peu plus d'assurance, j'ai donc créé un cadre bien délimité, toujours empreint des notions et questions essentielles proposées par Pomme d'Api, mais suffisamment souple dans l'écoute de la parole de l'enfant. J'étais ainsi moins frustrée d'avoir oublié une question, d'avoir peur qu'ils n'entrent pas dans la réflexion, si je ne suivais pas la démarche. Je permettais aux enfants de créer du lien avec leur vie de tous les jours en classe et dans leur famille. Cela m'a donc permis de faire des va-et-vient, de rebondir, de créer des interactions et surtout de prendre du plaisir...".

La brièveté de ces fiches générales, au regard de la complexité des pratiques, nous indique qu'elles ne sont pas suffisantes. Elles n'ont pour rôle que d'introduire à la pratique en en indiquant les points essentiels de façon brève, pour pouvoir être mobilisées dans l'action. Elles trouvent directement écho dans les fiches proposées chaque mois. L'enseignant, ayant bien identifié son rôle, peut développer un cadre de travail.

Créer un cadre de travail

"J'ai d'abord cherché à créer un rituel en symbolisant le temps à l'aide d'une bougie. Une bougie permet de marquer le passage à une situation de classe particulière, une bougie crée une atmosphère, une bougie apporte la lumière... Elle a une fonction symbolique et donne un repère aux enfants en différenciant un atelier d'échange philosophique d'un atelier de langage traditionnel. (Cela dit, c'est l'atelier de philosophie qui devrait devenir un atelier de langage dit traditionnel, car les compétences développées à travers cet atelier sont très riches et structurées). Une bougie pour engager l'enfant sur le chemin de la réflexion autonome et reconnue.

Puis j'ai cherché à créer un espace propice aux échanges et à l'écoute. Un espace pour que les enfants puissent visualiser les supports. Il fallait également que je puisse écrire ce qu'ils disaient et gérer la parole de chacun ; donc penser leur place et la mienne.

Enfin, j'ai choisi une organisation qui permette de nous installer dans un angle, les élèves assis sur les bancs et au sol, car en rond, le lieu ne s'y prêtait pas, cela était trop différent de leurs habitudes, donc beaucoup trop de nouvelles règles à imposer et la visualisation du support était impossible. La séance ne pouvait être qu'orale et non visuelle et auditive. Je me suis donc assise face à eux, au milieu de l'angle, avec un tableau mobile à côté de moi.(...) L'espace était plus intime et la lumière atténuée pour accentuer un cadre propice à l'atelier."

L'organisation du travail d'aide par les fiches : l'exemple du travail sur l'amitié

Plutôt que de proposer des fiches qui ne feraient qu'exposer des "réponses" qu'on voudrait à toute force transmettre aux élèves, l'aide s'est orientée vers la proposition d'éléments exploitables, adaptables par chaque maître en fonction des particularités des élèves, pour permettre leur réflexion en leur posant des questions. On a donc proposé des fiches adaptées à chaque image, conçues selon un modèle spécifique, répondant par des propositions aux questions que l'enseignant est susceptible de se poser pour pouvoir aider ses élèves. La fiche d'accompagnement d'une image concernant l'amitié nous permettra d'en saisir les modalités.

Qu'est-ce qui se joue dans cette thématique ?

L'idée est qu'un enseignant qui ne saisit pas les enjeux d'une pratique risque de ne pas s'y investir pleinement. Pour autant, si les enjeux sont importants dans l'absolu, une école centrée sur le progrès de l'élève doit plutôt lui permettre qu'il se centre immédiatement sur les objectifs possibles pour l'élève. Concernant l'amitié : "mettre des mots sur un ressenti, de façon à progressivement l'identifier en le nommant " ; "exprimer la difficulté de cette mise en mots (particulièrement concernant ce sujet affectif)" ; "découvrir ou mettre en évidence qu'il n'est pas le seul à éprouver ce sentiment" ; "préciser ce sentiment en le nuançant au regard d'autres sortes d'amour (l'amour familial : parental, filial, fraternel), le sentiment amoureux, l'amitié, le copinage, l'attachement aux animaux, aux objets) ; en le problématisant : l'amitié se conclut-elle d'un raisonnement ?" ; "travailler en continuité pour approfondir le travail déjà réalisé précédemment sur l'amour (pas nécessairement mesurable en terme de quantité, mais il y a pourtant des niveaux d'amour)".

Quelles sont les principales notions abordées par les grandes images ?

Il s'agit de permettre à l'enseignant de pouvoir utiliser au mieux le support proposé, d'ouvrir la lecture qu'il pourrait avoir a priori de ces images. L'image sur l'amitié montrait deux aspects apparemment contradictoires de l'amitié : la recherche de celui avec qui je peux partager, parce nous avons des points communs, des proximités, et dans le même temps le partage avec celui qui est différent.

Il s'agit également de permettre à l'enseignant de comprendre les premières bases philosophiques sur lesquelles elles ont été construites, qui ont guidé le choix de certains détails, pour qu'il puisse "mieux" (de façon plus riche) pouvoir les faire lire, si la nécessité se présente, mettre éventuellement en évidence un élément qui viendra réinterroger les conceptions des élèves, mieux maîtriser ces points de repère (des concepts, des problèmes, des argumentations brièvement indiquées). Il ne s'agira évidemment pas qu'il fasse ensuite un cours, mais qu'il comprenne d'"où" viennent les questions qu'il pourra proposer, leur "sens". Concernant la fiche sur l'amitié, on insistera sur les différentes formes de l'amour, l'idée d'intérêt pour l'autre, la proximité. On précisera par ailleurs des éléments concernant la ressemblance et la différence. L'amitié : une ressemblance absolue ? On rappellera que se ressembler n'est pas être identique, qu'une différence n'est pas non plus nécessairement source d'une rupture. L'affiche conduira plutôt à penser en termes de tendances à l'identité ou à la différence, dont on identifiera avantages et inconvénients, tout en interrogeant l'idée d'un calcul (ou d'une réflexion, d'un choix) à la source de l'amitié.

L'affiche concrétisera la présentation de différences ou ressemblances "externes", que l'échange permettra de développer par l'évocation du sentiment "interne", profond, avec des expériences, des goûts, des objectifs, des analyses qu'on a plaisir à échanger.

Comment peut-il utiliser son expérience pour préparer l'échange ?

L'enseignant ne part pas de rien par rapport au sujet posé, et comme personne, et comme enseignant. Comme personne, le statut de ses "acquis" peut être problématique, s'ils ne sont pas identifiés comme tels : soit que l'enseignant s'appuie implicitement dessus pour intervenir, sans s'en rendre compte, au risque d'enfermer les élèves dans ce qu'il pense, soit qu'il n'identifie pas qu'il a ces acquis et ne voit pas en quoi ils peuvent l'aider à comprendre ou interroger ses élèves. Des questions vont donc lui permettre de se saisir du sujet, au regard de son expérience propre, qu'elles amèneront à préciser ou interroger. Par exemple, pour l'amitié, on lui demandera de réfléchir à partir de ses amitiés : leur origine, comment les comprendre, leur nature. À l'opposé, si la source de l'amitié est difficile à identifier, la source d'une inimitié est peut-être plus facilement rationalisable : qu'est-ce qui condamnerait l'amitié ? Son expérience professionnelle va être sollicitée, parce qu'elle peut l'amener à identifier des situations de classe en écho avec le sujet, qui seront parlantes pour les élèves.

Quels types de questions pourra-t-il poser ?

La fiche générale concernant les compétences travaillées lui a permis de saisir l'intérêt pédagogique de types de questions possibles, en fonction des élèves. On lui en donne ici des illustrations, pour qu'il puisse organiser facilement des interventions pertinentes. Il ne s'agit pas de le laisser penser qu'il doit absolument suivre toutes les questions et ne suivre que ces questions.

Deux grands axes guident ces propositions :

- par rapport aux facilités des élèves pour s'engager dans la parole, on proposera d'abord des questions descriptives, s'appuyant sur l'observation de l'image-support, peu implicantes pour la personne. Par exemple, pour l'amitié : "Qu'est-ce qui est dessiné sur l'affiche ? Que fait tel personnage ?". Viendront ensuite des questions qui l'amènent à s'impliquer davantage, à émettre un jugement, à donner une appréciation ou à faire des hypothèses, par exemple : "Qu'est-ce que tu penses de cette affiche ? De tel personnage ? Aimerais-tu plutôt jouer avec les personnages de droite ou avec les personnages de gauche ?".

- par rapport aux axes "conceptuels" possibles, on ira de questions portant directement sur l'affiche ("Que font les deux personnages ? Pourquoi les deux personnages sont-ils contents à ton avis ? Est-ce que tu aimerais toi aussi avoir des amis qui te ressemblent beaucoup ? Pourquoi ?"), en passant par des questions faisant le lien entre ce thème et la vie personnelle et scolaire de l'élève ("As-tu un ami hors de l'école ? Comment es-tu devenu ami avec lui ?"). Il peut arriver sur certains sujets qu'on soit conduit à réinterroger les pratiques de classe ou familiales, par exemple, dans un sujet sur l'erreur ("Et la maîtresse (le maître), fait-elle (il) parfois des erreurs ? Et les papas et mamans ?"). Les questions chercheront ensuite à s'inscrire dans les logiques de pensée d'un enfant, faire un premier pas vers le concept, dans la logique d'une construction par contraste7, des questions procédant essentiellement par opposition stricte ou plus nuancées, par comparaisons : "C'est quoi la différence entre un ami et quelqu'un que tu détestes ?".

Comment conclure le travail ?

L'enseignant doit permettre aux élèves de ressaisir l'échange. Cela se fera, d'une part par des propositions d'activités collectives et/ou par une ressaisie individuelle, par exemple, par le dessin : "Chacun va dessiner son meilleur ami", par un jeu sur la notion de ressemblance, à partir d'un des personnages de l'affiche, et d'animaux découpés (photocopie) : "Ce personnage ne veut être ami qu'avec ceux qui lui ressemblent ; à ton avis, avec quel personnage pourra-t-il peut-être être ami ? Colorie les animaux possibles, entoure ce qui fait qu'ils se ressemblent".

Dans les faits : le déroulement d'une séance type

- "Présentation de l'affiche : silencieuse.

- Un questionnement en deux temps afin de questionner pour décrire l'affiche, puis questionner pour amener les enfants à anticiper la question importante que pose l'affiche de Pomme d'Api.

- Lecture de la question de l'affiche.

- L'affiche mise de côté, une réflexion collective et interactive peut être enclenchée : les enfants se contredisent, recontextualisent, se confortent, répètent, rebondissent, argumentent, se libèrent et écoutent.

- Une prise de note s'effectue pendant la réflexion sur un tableau mobile.

- Un bilan conclut la séance : bilan en deux temps : relecture des réflexions des enfants inscrites sur le tableau, puis utilisation de la bande dessinée qui par ailleurs m'a longuement interrogée quant à son utilisation".

Les fiches générales et spécifiques aident à développer la pratique de classe. Pour autant, tous les problèmes ne sont pas résolus. Ainsi, comment faire entrer les plus jeunes dans la réflexion ? Là encore, l'enseignant peut innover...

"Comment faire entrer les plus jeunes dans la réflexion ? J'ai utilisé la bande dessinée pour résumer l'échange et permettre aux enfants de le garder en mémoire. J'ai effet opté pour la création de marionnettes, à partir des personnages illustrés dans la bande dessinée. Les enfants se sont très vite identifiés aux héros constants dans chaque histoire et révélateurs des différents types et caractères d'élèves que nous rencontrons dans nos classes. L'un est fort et leader, l'autre est introverti et timide. Une autre encore est séductrice et conciliante. Les enfants s'y retrouvent. Cela leur permet de comprendre de façon moins abstraite les notions philosophiques développées et de résumer l'essentiel.

Je lis la bande dessinée sans leur montrer les images et je soulève la bonne marionnette au moment où le personnage intervient dans l'échange. Pour que les enfants réinvestissent et continuent leur réflexion, j'ai mis à leur disposition, dans un coin "philo", les marionnettes, la bande dessinée et des albums parlant du sujet développé. La construction de la pensée se poursuit donc en dehors du cadre de l'atelier, les enfants peuvent ainsi échanger, revenir sur des certitudes.

L'enfant doit prendre conscience que sa parole a de l'importance, qu'il n'est pas jugé.

Un climat particulier d'écoute s'instaure peu à peu avec moins de moquerie. La parole de l'enfant se suffit presque à elle-même, les altercations se régulent et le non-respect des règles de collectivité est discuté, et les règles ensuite mieux respectées".

Conclusion

Des réunions de concertation montrent que les enseignants de maternelle manifestent leur intérêt pour cet accompagnement, qui semble bien répondre aux questions qu'ils se posent en les guidant pour une pratique effective. Ils se lancent, et poursuivent leur effort.

"Cette expérience a trouvé un écho chez des enfants de notre ZEP que l'on dit fatigables, sans respect des règles, ne faisant que trop peu d'efforts ; où la parole de l'enfant est peu entendue au sein de la famille ; où les enfants ont des difficultés pour entrer dans les apprentissages ; vivent dans un monde de fiction et de violence ; où les parents parlent peu et ont du mal à entrer en communication avec l'école...

Elle a trouvé écho effectivement en permettant à mes élèves de donner de l'importance à ce qu'ils disent ou pensent, en leur offrant de regagner confiance en eux, de retrouver l'estime d'eux-mêmes. En retrouvant le goût de l'effort, montrant de l'importance à certaines situations de leur vie qu'ils ne comprennent pas, en répondant à leurs questions qui restent souvent sans réponse. En les faisant grandir et devenir autonomes"8.

Il n'y a pas que les enfants qui changent, l'enseignant aussi dans sa pratique de classe, dans le regard qu'il porte aux enfants, dans son temps de parole et dans son écoute.

"Cette démarche a, je peux le dire, révolutionné ma pédagogie, car elle se justifie à elle seule et est transposable aux autres domaines d'apprentissages. C'est une démarche applicable dans plusieurs domaines : plastique, scientifique, langagier et philosophique... qui permet d'atteindre les compétences attendues par les programmes institutionnels, et qui met au centre les enfants, leur pensée, leurs choix, leur identité, afin qu'ils deviennent des élèves autonomes, réfléchis, engagés et responsables. C'est une réelle prise de conscience, un regard de l'élève et du maître qui change. En ce qui me concerne, le chemin ne s'arrête pas là, car il est important de mesurer l'impact d'une telle pratique dans les années à venir".

Quelques paroles d'enfants

"Je recevais une amie de ma fille à la maison qui est en classe de CE2. Je couvrais les cahiers de philosophie de mes élèves et cette petite fille me dit : "Qu'est-ce que c'est ?". Je lui réponds que ce sont des cahiers de philosophie, et je lui explique ce qu'est la philosophie car elle ne connaissait pas. Là, elle me dit : "Tu as quoi comme classe ?" Je lui réponds : "Des petits, moyens" et elle me dit avec un air surpris et interrogateur : "Tu te rends compte, moi, je suis au CE2 et je n'en ai jamais entendu parler !".

Un élève de ma classe me demande : "Quand allons-nous commencer les ateliers philosophiques ?" Alors, je lui demande s'il sait ce que c'est qu'un atelier philosophique. Il me répond : "Oui, c'est quand on devient intelligent !".

Avons-nous eu raison de nous lancer dans cette aventure ?

Il faut y croire et mettre tout en oeuvre pour y arriver !


(1) Les auteurs tiennent à remercier madame Isabelle Duflocq, directrice d'école d'application au Mée sur Seine, pour la force de son engagement et l'aide constante qu'elle leur a apportée.

(2) L'intérêt des enseignants pour ces fiches a conduit nombre d'entre eux à souhaiter recevoir par courrier les fiches et le poster des grandes images tout imprimées. Depuis cette année, il est donc possible pour les enseignants de s'abonner aux fiches et aux posters avec le magazine Pomme d'Api.

(3) L'expression admirable est de J. Lévine. Les quelques lignes descriptives d'un atelier, sans intervention du maître cherchent à préciser ce qu'il propose dans le cadre de l'atelier de philosophie de l'AGSAS. Qu'il nous pardonne d'en traiter si superficiellement !

(4) Cette seconde position, en particulier concernant la nécessaire formation du maître et son rôle de guide, nous semble proche de celle défendue par A. Lalanne.

(5) Cette perspective est pour une part importante guidée par la réflexion sur le rôle du médiateur dans les programmes de remédiation cognitive du type du "Programme d'Enrichissement Instrumental" de Feuerstein.

(6) En particulier Vygotski (1987).

(7) On fait ici référence aux remarquables travaux de B.-M. Barth (1987) concernant l'induction guidée par contraste.

(8) Un travail précis permettant de préciser concrètement l'ensemble des éléments de progrès est en train d'être réalisé.