Argentine : la philosophie en lycée polymodal, présentation d'un manuel pour les 15-16 ans

L'enseignement obligatoire de la philosophie dans les Lycées Polymodaux, À raison de deux heures par semaine pendant deux ans, appartient À la tradition éducative argentine depuis plus d'une trentaine d'années. Face À des problèmes scolaires et sociaux, la pertinence de cet enseignement devient aujourd'hui un sujet d'actualité. En France, ces deux années de formation correspondent respectivement aux classes de Seconde et de Première du Lycée.

L'objet de cet article est de montrer comment s'organise cet enseignement, quels sont ses principes didactiques et quelle est la méthodologie proposée pour enseigner la philosophie aux 15-16 ans. Nous avons choisi de travailler À partir de manuels scolaires pour Lycées Polymodaux écrits par Ivana Costa, professeur de Philosophie À l'Université de Buenos Aires, et Marisa Divenosa.

Depuis 1980, les travaux de Paolo Freire1 n'ont cessé d'insuffler À l'enseignement de la philosophie en Amérique Latine de nouvelles perspectives. En quoi consiste la "pédagogie Freire" ? Cette pédagogie, appelée "pédagogie de la libération", consiste essentiellement À développer l'esprit critique et civique de tous grâce À la "contextualisation" de la connaissance2. Autrement dit la connaissance est asservie aux exigences pratiques de la vie quotidienne et À la compréhension de la réalité. Chaque citoyen devant notamment prendre part À la vie politique, il est essentiel que l'éducation lui fournisse les moyens d'y participer. L'apprentissage en milieu scolaire a donc une destination éminemment concrète, voire éthique et existentielle.

Les travaux de Paolo Freire nous permettent de comprendre le sens de l'enseignement de la philosophie en Lycée Polymodal. En effet, l'enseignement de "Philosophie" ne consiste pas À transmettre une somme de connaissances relatives À l'histoire de la philosophie. Conformément À la "pédagogie Freire", la connaissance est "contextualisée", c'est-À-dire qu'elle est assujettie À l'éducation. Cet enseignement se propose donc d'aborder des problèmes sociaux de manière critique, par des réflexions au cours desquelles certaines connaissances, de tout horizon possible, pourront être exposées et mobilisées.

Les directives gouvernementales de l'enseignement de philosophie

Le Curriculum que reçoit le professeur de philosophie en Lycée Polymodal ne comprend aucun programme scolaire obligatoire3. L'utilisation d'un corpus en histoire de la philosophie relève du choix personnel du professeur et des besoins de ses élèves. Les professeurs sont donc libres de choisir le manuel scolaire qui leur semble le plus approprié, tout en sachant que les différents manuels contiennent chacun un corpus différent en histoire de la philosophie : ainsi certains manuels aborderont la pensée de Sartre et d'autres n'auront pas de chapitre sur l'esthétique.

Au lieu d'un programme constitué en une énumération de notions et d'auteurs obligatoires comme en France, les directives de ce curriculum sont autres : la formation de philosophie doit favoriser le développement de l'esprit critique ainsi qu'une sensibilisation À des valeurs démocratiques. Il est donc impératif que les élèves sachent lire, résumer un texte et repérer son idée principale, mais ces directives n'interviennent que dans l'optique de développer l'autonomie des élèves. Dès lors, le professeur est libre de choisir les moyens qu'il compte mettre en œuvre pour apprendre À ses élèves À philosopher et À devenir citoyen. Et l'histoire de la philosophie n'est qu'un moyen parmi d'autres.

La seconde exigence de ce curriculum concerne l'interdisciplinarité : chaque discipline doit s'efforcer de montrer la complémentarité qui la lie aux autres. Les différentes disciplines doivent collaborer entre elles, et le but de cette collaboration est d'aborder plusieurs fois un même sujet selon divers point de vue. Par la pluralité des perspectives, l'interdisciplinarité cultive ainsi l'esprit critique. Or, s'il est très difficile pour beaucoup de matières, notamment les mathématiques ou encore la physique de développer cette interdisciplinarité, la philosophie semble, elle, bénéficier d'un statut privilégié parce qu'elle offre justement la possibilité d'engager une réflexion critique sur tous les sujets. L'interdisciplinarité permet déjÀ de mettre en évidence la spécificité de cette formation philosophique : sa flexibilité, tant À l'égard de l'éventail des sujets qu'elle peut aborder qu'À l'égard des besoins et des intérêts des élèves.

La méthodologie de travail des manuels d'I. Costa et de M. Divenosa

Nous voyons que ce curriculum exclut l'idée d'un cours magistral. L'enseignement de la philosophie apparaît davantage comme un apprentissage du philosopher au cours duquel certains éléments d'histoire de la philosophie peuvent éventuellement être utilisés. Cette conception de la philosophie rejoint une tradition de pensée comptant notamment des penseurs comme Socrate4 ou encore Montaigne5 : la philosophie, c'est avant tout philosopher, c'est-À-dire, À travers des échanges discursifs, apprendre À réfléchir pour mieux vivre et mieux vivre ensemble.

Mais comment apprendre À philosopher ? D'après ces manuels, une séance se déroule généralement de la façon suivante : dans un premier temps, la séance consiste À "présenter" un support : lecture d'un texte par la classe, écoute d'une chanson, observation d'une photographie, etc. Puis dans un second temps, la classe s'engage dans des activités visant soit À discuter des problèmes philosophiques que le support a fait émerger, soit À familiariser les élèves aux rudiments de la logique. On retrouve donc dans ce "programme" argentin développé indépendamment des travaux de Matthew Lipman6 aux U.S.A. ou de Michel Tozzi7 en France, des éléments qui leurs sont communs : on apprend À philosopher aux enfants en organisant régulièrement une discussion philosophique dans la classe.

C'est précisément parce que cette formation prétend apprendre À philosopher que ces manuels présentent différents thèmes de philosophie sous forme de problèmes. Par exemple, le deuxième chapitre du manuel destiné À la seconde année, intitulé "Le problème anthropologique", aborde les problèmes suivants : "Qu'est-ce que l'homme ?" ; "Unité et dualité" ; "Essence et existence" ; "Nécessité et liberté" et, enfin, "La transcendance"8. Bien sûr, pour traiter ces problèmes, les manuels proposent une introduction dans laquelle seront expliqués les concepts importants et, éventuellement, un courant de pensée ayant répondu À ce problème. Par exemple, pour poser le problème "Essence et Existence" le manuel que nous avons choisi de présenter ne retrace pas l'histoire de ce problème, il n'expose qu'une position philosophique, l'Existentialisme. Outre la sélection des données, celles-ci ne sont qu'un prétexte pour s'engager dans une activité de recherche ou une discussion philosophique en classe. Le but n'est donc pas tant que les élèves retiennent en quoi consiste l'Existentialisme, mais comment s'articule le problème "Essence et Nécessité". Pour faciliter l'assimilation des nouveaux concepts exposés dans l'introduction, les manuels d'I. Costa et de M. Divenosa l'accompagnent de deux "rubriques" : la première "Comme il l'a dit" présente l'extrait d'un texte philosophique où apparaissent ces concepts et qui est accompagné de questions pour guider la compréhension et la recherche ; la seconde rubrique est l'"Aparté", qui fonctionne comme un mini-dictionnaire du vocabulaire philosophique.

Suite À cette introduction, les manuels présentent de multiples supports dont le but est de relancer et d'exercer la réflexion sur un même problème : des extraits de bandes-dessinées humoristiques (notamment de Mafalda et de Garfield), des articles de journaux, des interviews de personnes célèbres, des chansons, des citations ou encore des situations imaginées par les rédacteurs des manuels. Tous ces supports sont accompagnés de questions destinées À être débattues en classe et d'exercices dont le but est de faire prendre conscience de la logique du discours argumentatif (comme par exemple, faire des tableaux visant À classer les arguments, faire une synthèse ou encore produire des définitions). Enfin, À la fin de chaque chapitre, ces manuels suggèrent quelques "Activités d'intégration", c'est-À-dire des activités destinées À vérifier que les concepts et les problèmes importants soulevés par un thème ont bien été assimilés. Ces activités consistent en des sujets de réflexion, des explications de textes ou de citations, ou encore des recherches personnelles. La constitution même de ces manuels montrent que le philosopher s'apprend et s'exerce.

La spécificité de cet enseignement : la flexibilité

Cette présentation met au jour les deux éléments majeurs de la didactique de la philosophie pour enfants (quand bien même ces enfants auraient 15-16 ans) : réfléchir ensemble. On ne peut apprendre À raisonner que dans une situation d'échange où la pensée est interpellée et mise en mouvement par celle des autres9. Mais la condition pour qu'une telle situation de communication émerge réside dans la liberté dévolue À l'enseignant quant au choix des thèmes abordés et des supports utilisés.

En effet, le fait que cette formation de philosophie ne comprenne pas de programme scolaire autre que l'objectif de développer l'esprit critique et l'autonomie des élèves, quels que soient les supports utilisés, révèle la spécificité de cette formation, et un argument essentiel explique pourquoi cet apprentissage de la philosophie est irréductible À d'autres disciplines : il s'agit de la flexibilité de cet enseignement. En effet, on attend du professeur de philosophie qu'il s'adapte aux besoins et aux intérêts de ses élèves. Contrairement aux autres disciplines, le professeur de philosophie n'est pas seulement un médiateur entre les élèves et un savoir déterminé, car il se met au service de leurs problèmes pour les aider À y faire face. Dans une tradition toute socratique, nous pourrions dire que le professeur de philosophie s'adapte À son auditoire, tant au niveau des thèmes abordés que des supports utilisés, et des connaissances convoquées.

Prenons un exemple : M. Divenosa a été amenée À enseigner la philosophie dans des milieux extrêmement pauvres où les enfants étaient confrontés À des réalités très dures, puisque certains enfants étaient obligés de voler pour manger. Il est alors évident que certains thèmes de philosophie, comme par exemple "la globalisation", ne présentent aucun intérêt pour ces élèves lÀ. Par contre, problématiser "le vol" peut les aider À comprendre les différentes catégories de vols, leurs différentes portées morales, le regard de la justice, et surtout, comprendre comment cette notion s'articule (malgré tout) avec l'idée de liberté, de droit et de justice. A l'inverse, dans des milieux favorisés, les problèmes de "la mode" et de "la consommation" intéressent généralement davantage les élèves.

La spécificité de la philosophie est d'être une discipline assez "flexible" pour pouvoir aborder les problèmes qui concernent les élèves, les traiter philosophiquement, et ainsi avoir une efficacité sur leurs raisonnements et leurs comportements. Ici, la philosophie est au service des élèves et elle n'intervient que pour les aider À comprendre une réalité complexe.

L'étude de ces manuels de philosophie destinés À des élèves de Lycées Polymodaux montre que l'enseignement de la philosophie qui prétend apprendre aux élèves À philosopher respecte un principe didactique de base : organiser régulièrement une discussion philosophique dans la classe. Autour de ce principe didactique gravitent des éléments que nous pourrions qualifier de "périphériques", éléments sélectionnés par l'enseignant pour organiser au mieux cette discussion philosophique au sein de la classe. Parmi ces éléments périphériques, on compte les romans de Lipman, mais aussi tout autre roman, tout autre support textuel ou visuel, dont précisément les manuels d'I. Costa et de M. Divenosa que nous venons de présenter.

Ces manuels ne sont donc pas des instruments visant À imposer un programme scolaire À l'enseignement de la philosophie, ce sont des outils au service d'un apprentissage du philosopher, "outils" qui, si la situation l'exige, s'effacent au profit de supports plus adaptés aux besoins des élèves.

Si réfléchir et vivre en société s'apprennent, le recours systématique À la discussion philosophique au sein de la communauté de recherche, comme le préconise le principe didactique À l'œuvre dans ces manuels, apparaît en effet comme le lieu privilégié de cet apprentissage. A condition, toutefois, que l'enseignant assume et la responsabilité et la liberté méthodologique qui lui incombent.

Annexe : sommaire du manuel scolaire

Filosofia, Ensenanza Media y Polimodal (2° Ano Polimodal)

Chapitre I : La philosophie.

Philosophe de profession.
La philosophie À la maison.
La philosophie avec les mots des autres.
Vers la définition.
Menu philosophique.
Ni science, ni idéologie... c'est de la philosophie.
Préhistoire philosophique.
Racontons l'histoire.
La période antique.
La période médiévale.
La période moderne.
La période contemporaine
Que fait-on aujourd'hui avec la philosophie ?
L'importance de la bioéthique.
La philosophie À l'école, au café, en consultation ?

Chapitre II : La logique.

Langage et argumentation.
Argument et raisonnement : le raisonnement non formel et le raisonnement formel.
La structure basique du raisonnement.
La forme logique.
Le carré logique.
Critique moderne du carré logique.
Syllogisme catégorique.
Le concept de validité formelle.
Règles du syllogisme correct.
Logique symbolique.
Vérité et fausseté.
Valeur de vérité et tableaux de vérité.
Comment confectionner des tableaux de vérité.
Quelques règles d'inférence.
Les raisonnements fallacieux et la pratique de l'argumentation.

Chapitre III : L'éthique.

Ethique et morale.
Conscience morale et vertu.
D'où viennent ces plantes ?
L'éthique socratique.
Platon et l'éthique.
L'éthique d'Aristote.
Conceptions de l'éthique.
Ethiques déontologiques et théologiques.
Quel est le fondement de la morale ?
Les dilemmes éthiques.
Les problèmes éthiques et les dilemmes de notre temps.
Ethique et politique.

Chapitre IV : Théorie de la connaissance.

La définition de la connaissance : croyance, vérité et fondement.
Vérité, cohérence et vérification.
Types de fondements.
Quelques problèmes gnoséologiques.
Possibilités et limites de la connaissance.
D'où vient ce que nous savons ?
La connaissance scientifique.
Caractéristiques de la science. Dimension sociale de la connaissance scientifique.
La connaissance scientifique et technologique.
La méthode scientifique et les méthodes pour faire avancer la connaissance en sciences formelles et pratiques.
Aspects éthiques de la pratique scientifique et technologique.

Chapitre V : Le problème anthropologique.

Qu'est-ce que l'homme ?
Un peu d'histoire.
Unité et dualité.
Essence et Existence.
Nécessité et liberté.
La transcendance.

Chapitre VI : Débats philosophiques relatifs À des problèmes contemporains.

La globalisation.
La pauvreté mondiale. La "fin du travail".
Globalisation et philosophie politique.
Textes pour continuer À penser.
1) L'empire.
2) Lutte nationale et mondiale.
3) Une théorie sans réalité.
Globalisation et communication.
La construction des "sujets" de l'information dans un monde global.
La détermination par rapport À la vie.
Quand commence la vie ?
Texte 1) Quand commence la vie ?
Texte 2) L'avortement, un problème de santé publique.
Filiation, identité et vie.
Violence sociale et insécurité.
Qu'est-ce que la violence ?
L'insécurité dans les sociétés modernes et contemporaines.
Guerre et course À l'armement.
Problématiques environnementales : violation de l'équilibre écologique.
Le protocole de Kyoto et l'équilibre écologique.


(1) Ce pédagogue brésilien (1921-1997), nommé secrétaire de l'éducation À la mairie de Sao Paulo en 1989, a lancé un programme d'alphabétisation des adultes dans le Nordeste (L'Education, pratique de la liberté, 1973).

(2) P. Freire, Pédagogie de l'autonomie, savoirs nécessaires À la pratique éducative, 2006.

(3) Ce curriculum suggère quelques des thèmes (Philosophie, Logique, Théorie de la connaissance, Epistémologie, Anthropologie, Ethique, Débats contemporains), mais le choix des problèmes et des auteurs qui seront abordés pour traiter ces thèmes n'est pas précisé. Pour plus d'informations voir Espacio Curricular Filosofia sur le site : http://abc.gov.ar/LaInstitucion/SistemaEducativo/Polimodal/Programas

(4) Le choix du dialogue socratique (Monique Dixaut, Platon, métamorphose de la dialectique, 2001).

(5) Montaigne, Les Essais, De l'éducation des enfants, I, 26.

(6) M. Lipman parlera de la "logique des bonnes raisons" interpellée dans par la discussion au sein de la "communauté de recherche" (A l'école de la pensée, 1995).

(7) M. Tozzi a proposé une matrice didactique (problématiser, argumenter, conceptualiser) pour comprendre la spécificité de la discussion À visée philosophique (Penser par soi-même, 1994).

(8) Cf. en annexe le sommaire de l'ouvrage d'I. Costa et de M. Divenosa, Fileci, filosophia y formacion etica y ciudadana, II.

(9) Didactique soutenue par les études sur le développement du raisonnement de l'enfant de J. Piaget qui montrent que seule la socialisation verbale, donc dans une situation de communication, permet À la pensée de l'enfant de sortir de son "égocentrisme" et ainsi de découvrir et la logique du discours et l'empathie, c'est-À-dire la capacité de "se mettre À la place d'autrui" (Le jugement et le raisonnement chez l'enfant, 1993).