10e Festival philo-des-champs, Revel, juillet 2008

"Quand les prémices sont pluvieuses, la récolte est généreuse" affirme l'adage ; or, il ne suffit pas d'un printemps maussade et d'un été ensoleillé pour que la cuvée soit bonne, encore faut-il qu'elle s'appuie sur un savoir-faire, en l'occurrence de dix ans, et que la finalité soit voulue "corps et âme", telle la thématique de ce 10ème festival : "Corps-Esprit, une longue histoire de malentendus". D'autant, qu'aujourd'hui, le corps serait magnifié au point qu'il serait éternellement jeune, en bonne santé, voire sa finitude occultée. Quant à l'esprit, ce serait davantage l'opinion, la conviction, l'émotion qui ferait vérité ... Tandis que nos us mettent en évidence nos contradictions, les sciences modernes démontreraient que cerveau et activité cérébrale ne feraient qu'un.

Pour la dixième fois consécutive, ce rendez-vous estival de trois journées, en langue d'oïl au pays d'Oc, est devenu indispensable aux animateurs de cafés-philo, banquets-philo, consultations-philo, ateliers-philo, universités populaires de philosophie. Ici se rencontrent, hors institution, enseignants titularisés, formateurs vacataires, auteurs d'ouvrages philosophiques, amateurs de sagesse, autodidactes es philosophie et simples curieux venus de Béotie. On s'y rencontre, s'y désaltère et s'y alimente, on y discute entre amis à la terrasse d'un café ombragé par les arcades qui encadrent la place centrale du beffroi de Revel, sous la charpente médiévale de la halle du marché aux victuailles, sur la fraîche pelouse s'immergeant dans l'onde cristalline du lac de Saint-Ferréol, retenue au terme noir de l'éperon cévenol, à la tiédeur du jardin rougeoyant d'une grange, embrasé par le soir, près du bruissement d'un cours d'eau traversant la minoterie d'un vieux moulin hydraulique. Non seulement on y vient, mais on y revient chaque année ; car l'addiction de l'auberge, fut-elle occitane - voisine de sa jumelle espagnole -, est plus chaleureuse que celle d'un estaminet, pourtant achalandé de vilains.

Cette philosophie conviviale, en marge de l'enseignement traditionnel, hors cadre institutionnel, se pratique en alternative ou en complémentarité de l'écriture. C'est donc principalement à l'oral que s'expriment et s'évaluent les idées à discerner des opinions ... Or, avoir un avis, une conviction, pour honorable qu'ils soient, n'est pas pour autant penser, et moins encore réfléchir et philosopher. Quelle serait alors cette relation entre affect et intellect, en autres termes, entre corps et esprit ? Telle est donc la thématique de ces trois jours d'expressions corporelles et orales, de travail collectif.

- La première journée approche lors d'un café philo la question des points de vues philosophique et artistique grâce aux animations de G. Gorhan (Paris) et F. Tolmer (Toulouse), à la mise en scène de clownanalyse philosophique de N. Garretta et aux acteurs F. Carrié, V. Clarysse et J. Noviant (Toulouse).

Le samedi matin, sur le marché de Revel, il y a théâtre de rue où un trio de clowns symbolise l'ambivalence du corps et de l'esprit, interpelle commerçants et chalands.

L'après-midi, sur la berge nord du bassin St.-Ferréol, Woodstock-Philo ouvre la conversation aux estivants : "Et la chair s'est fait verbe ..."

Le soir, une fontaine, remplie de blanquette de Limoux (où fut inventée la "champagnisation" ), arrose le 10ème Festival Philo-des-Champs ; puis, les convives se restaurent de plats régionaux ; enfin, une saynète, jouée par les acteurs, introduit un café philo animé : "Quand je pense, où est passé mon corps ?"

- La seconde journée examine la problématique par une approche didactique grâce aux animations de V. Clarysse, Georges Dru (Lyon), Romain Jalabert (Narbonne), B. Magret (Paris), Yves Pinel (Revel), M. Tozzi (Narbonne).

Le dimanche matin commence par un échange sur : "De Platon aux nouvelles pratiques philosophiques, quelle place pour le corps ?".

L'après-midi est occasion de tester la pensée avec un exercice corporel selon la tradition philosophique antique péripatéticienne. Par petits groupes de marcheurs autour du bassin St.-Ferréol, les festivaliers conversent lors d'une "rando philo" sur : "Quand je marche, qui de mon corps ou de ma pensée avance le plus ?".

Le soir, après que les commensaux aient dégusté des mets de tradition, une clown-analyste restitue sa perception des attitudes, comportements et propos des festivaliers afin d'introduire la question : "D'où sourd la parole ? Doit-on conceptualiser le "non-verbal" ?.

- La dernière journée soumet la thématique à l'épreuve pratique grâce aux animations de B. Magret et F. Tolmer.

Le lundi matin, on assiste à la démonstration de deux consultations philosophiques, où le "consulté" incite le "consultant" à examiner logiquement son propre questionnement.

L'après-midi ont lieu des ateliers en groupes restreints, pour des exercices visant à préparer le corps et l'affect à l'écoute et à la réflexion philosophique.

Au terme de ces trois jours, il semble acquis par nombre de festivaliers que corps et esprit, affect et intellect sont interdépendants. La pensée ne serait pas pure abstraction, tandis que l'action se serait pas pure concrétisation. Certes, l'affect serait à l'origine de beaucoup de nos décisions ; cependant, l'intellect viserait à justifier rationnellement leur fondement. C'est ainsi qu'il serait pertinent d'avoir conscience de son corps et de ses affects pour mieux exercer son intellect à des concepts.

Aucun enseignement du 10ème Festival Philo-des-Champs et des précédents n'aurait cependant été reçu si C. Blanchard n'accueillait les festivaliers, M. Galian ne leur offrait collations, V. et B. Galy-Fajou ne leurs accordaient l'hospitalité dans leur Moulin, A.-L. et C. Mabille ne comblaient d'aise leur estomac, et si J.-P. Blanchard n'était l'"homme-à-tout-faire".

Cette 10ème fête est pérenne depuis dix ans, riche d'une tradition d'organisation et de réflexion. Se félicitant des habitudes conviviales d'amitié philosophique (la philia des grecs), et des échanges féconds d'idées, les festivaliers décident de poursuivre en 2009 cette rencontre annuelle sur le thème : "Qu'est-ce qu'une philosophie pratique, qu'est-ce qu'une pratique philosophique ?".

ANNEXE - PHILO DES CHAMPS 2008

Thème

"Le corps dans les Nouvelles Pratiques philosophiques

(NPP : café philo, consultation philosophique etc.) :

son visage, son regard, sa voix, son écoute, ses gestes, ses émotions"...

Question

"Peut-on dans les NPP, parler d'un "corps réflexif" ?

À quelle(s) condition(s) peut-il le devenir ?"

Quelques éléments de problématique

(par Michel Tozzi)

Dans les NPP, la présence et l'altérité de la pensée sont incarnées. On n'y "contacte" guère comme dans la lecture d'un philosophe un corps absent, la plupart d'ailleurs déjà mort. Les échanges se font en présence des corps : la pensée se manifeste oralement dans la parole et le son d'une voix (timbre, débit, intonation, bref para verbal), qui s'écoute par des oreilles ; participants, animateurs croisent leurs regards dans l'appréhension de visages et de gestes ; avec les émotions d'un corps.

Quel est donc le statut du (de ces) corps dans les NPP ?

- Philosophiquement, la question est de savoir ce qu'il en est du rapport du corps et de l'esprit dans la pensée : le corps est-il un frein voire un obstacle à la pensée philosophique (une prison de l'âme dit Socrate ; de l'étendue, de la non-pensée dit Descartes) ? Ou faut-il s'engager dans une perspective non dualiste, moniste, qui veut en finir avec leur distinction ontologique, leur coupure et leur hiérarchisation (il y a une seule substance pour Spinoza, et la pensée chinoise unit sans opposer ni hiérarchiser) : faut-il alors aller jusqu'à dire que "le corps pense", ou parler par exemple de pensée incorporée ? Peut-on parler autrement que métaphoriquement du "corps d'une pensée" ? Pourrait-il y avoir une "sagesse du corps", et pas seulement ou uniquement de l'esprit ?

- Ces questions philosophiques sont la toile de fond de la question didactique, qui dans la perspective d'un apprentissage du philosopher par une pratique (du café philo etc.) est un peu différente : qu'en est-il du corps dans les NPP, en fait (dans la façon dont ça se déroule) ; comme en droit (au point de vue d'un idéal régulateur de ces pratiques) ? Quelles sont les conditions auxquelles le corps, dans ses sensations (ouie, regard...) et ses émotions (le corps "affecté") peut-il être facilitateur, et non inhibiteur, d'une part pour élaborer une pensée à visée philosophique et la communiquer, d'autre part pour comprendre celle d'autrui ? Y a-t-il des dispositions, des habitus, des exercices corporels qui favorisent?

Qu'en est-il du corps dans la parole qui pense et de la langue (corps social) qui exprime cette pensée? Qu'en est-il du corps dans une "écoute cognitive" ? Du visage, du sourire, du regard, des gestes, dans l'intersubjectivité d'interactions cognitives? Comment articuler au mieux ces différents canaux du corps ? Comment par exemple lier l'écoute (centrée sur le déroulement temporel d'une intervention), et le regard (centré sur une instantanéité spatiale) ?

Y a-t-il plus dans le regard que dans la simple écoute ? Le corps donne-t-il à "voir" (d')une pensée, et quoi ? Quel sens au face-à-face des corps dans la disposition en U, où animateurs et participants se voient mutuellement ? Ou du cercle, où l'animateur est "rangé" comme un participant ? Ou du face-à-face qui "met en regard" les corps dans la consultation philosophique, soigneusement évité dans la cure analytique ? Quel est le sens d'une écriture de ce que dit le consultant, qui décroche en posture de face à face du regard de l'autre ? Qu'en est-il des places des corps les uns par rapport aux autres dans les NPP, et leurs interactions, dans leur réel, leur imaginaire et leur symbolique ?

L'oral du café philo prend rarement en compte le geste de l'écriture. Les NPP passent généralement par des corps immobiles, assis, troncs : que signifie cette rupture avec la tradition debout et péripatéticienne d'un philosophe marchant-pensant (déambulant) en dialogue avec autrui ou en méditation solitaire? Quel est le sens de l'immobilité ou de la marche dans une dé-marche philosophique qui est concentrée mais circule ?

Quid du toucher dans l'éveil, l'activation, la compréhension d'une pensée ? Le toucher du consultant dans une démarche qui confronte à sa propre pensée serait-il tabou, comme dans la cure analytique ? Le regard et l'ouïe sont des sens à distance : la pensée ne peut-elle être que "distanciée" ? Y a-t-il dans la voix et les gestes ; dans l'écoute, le regard et le toucher des épistémologies (réflexion sur leur type de savoir) contradictoires, complémentaires, eu égard à l'expression et à la compréhension d'une pensée philosophique?

On s'interrogera pour savoir si, dans la pratique actuelle des NPP, le corps est le refoulé de la pensée, ou si l'on peut y éduquer à une "corporéité réflexive", une "réflexivité incorporée".