Comment la réflexion vient aux enfants ?

Cela commence toujours dès le début de l'année, avant même que l'on soit dans un projet avec la classe, dès que l'on dit à un enfant : "Mais, pourquoi as-tu dit cela ?", et aux autres : "Qu'est-ce que vous pensez de ce qu'il a dit ?". Une réflexion (selon les cas, individuelle ou collective), va commencer, qui pourra aller très loin parfois, et parfois non, mais qui, au moins habituera tout de suite les enfants à l'idée que leur parole est importante et qu'elle est attendue.

Quelques exemples

1) Le plus simple

Dans une classe de "grands" (5 à 6 ans) et de "moyens"(4 à 5 ans), au cours d'un projet, la maîtresse écoute ce que les enfants, parlant les uns après les autres, disent. Elle en prend rapidement note, pour garder une trace qui pourra être utile pour la suite de la construction du travail et pouvoir, s'il y a lieu, rappeler à la classe ce que chacun aura dit. Tout à coup, le plus petit intervient : "Maîtresse, j'ai quelque chose à dire". "Oui - dit la maîtresse - que veux- tu dire ?" et Christophe répond, très sérieux : "J'ai l'idée d'avoir une idée".

Cette réponse aurait pu :

- être rapidement écartée, comme une interruption inutile dans la discussion en cours ;

- être considérée comme drôle et gentille, comme un de ces mots d'enfant qui peuvent faire sourire et penser : "Comme ils sont mignons à cet âge-là !" ;

- conduire à l'idée : on voit bien qu'il est trop petit pour participer à ce que l'on fait à ce moment avec les plus grands.

Mais ici, la réponse (qui marque bien une certaine manière, choisie, d'écouter les enfants) a été tout autre : "Avez-vous entendu ce que Christophe vient de dire ?", a demandé la maîtresse aux autres enfants ? "Il ne sait pas encore ce que son idée va être, mais il l'attend déjà... et vous allez pouvoir l'attendre avec lui ; et vous- mêmes, avez-vous pensé à toutes les idées qui vont vous venir dans les jours prochains ?". Et toute la classe de se mettre à rêver aux idées à venir, à leur richesse, à leur abondance, et à les attendre. D'où, dès le lendemain, une plus grande envie de tous de participer aux échanges.

2) Autre exemple : réflexion sur la mort (à propos de la lapine Capucine).

C'était le début de la matinée, l'heure de l'accueil. Les enfants, comme tous les jours, avaient choisi leur activité, avant qu'il ne soit temps de se réunir pour travailler ensemble. Les uns terminaient une peinture commencée la veille, ou en commençaient une. D'autres jouaient, ou modelaient, ou regardaient des livres...

J'annonçai aux enfants que la lapine, qu'ils avaient appelée Capucine, et que nous avions eue longtemps dans la classe puis envoyée à la campagne, avait eu des petits. Et tous de penser un instant, sympathiquement, à ces bébés lapins, tout en continuant les différentes activités en cours et en en discutant tranquillement.

Soudain, une petite voix très claire et très nette traversa la classe, détachant bien les mots : "Maîtresse, quand quelqu'un naît, est-ce que ça veut dire qu'un jour il devra mourir ?".

Un silence immédiat, prolongé, s'étendit sur la classe. Tous s'étaient immobilisés. Les pinceaux des dix enfants qui étaient debout devant les chevalets étaient par terre. Ils leur étaient tombés des mains. Et tous les enfants, tournés vers moi, me regardaient intensément, attendant une réponse.

Je leur dis que la question était très importante, que je comprenais leur attitude, mais qu'on était vraiment mal installés pour en parler et que ce serait mieux de tout ranger (jeux, peinture...), et de se réunir ensuite pour voir ensemble ce que chacun aurait à dire. Ce qui fut fait. Ce temps d'action, de rangement et d'installation permit aux enfants de sortir de cette espèce de stupeur qui les avait saisis.

Nous nous installâmes en cercle, chacun pouvant voir les autres, bien les entendre et se sentir près d'eux. Puis chacun de parler à son tour et d'exprimer avec ses mots d'enfant ses peurs, ses croyances, les idées qui lui venaient, ce qu'il savait vraiment, ce qu'on lui avait dit chez lui, etc.

Pour ma part, après avoir laissé à chacun tout son temps de dire, j'insistai sur tout ce qui allait se produire avant la fin de la vie, sur tout ce qu'il serait possible de ressentir, d'inventer, de faire, d'apprendre, de rêver...

Je fus interrompue par un enfant qui me dit : "Oui, ça c'est pour nous. Mais toi, tu es née avant nous, alors, tu vas mourir avant". Comme il est étrange, par un matin tranquille de printemps, dans une classe d'école maternelle, de se voir présenter sa mort à venir par de tout petits enfants, très sérieux, et qui ont à la fois besoin de comprendre, de savoir ce qui est vrai, mais aussi d'être rassurés. Car c'est tout cela qu'ils attendent de l'adulte qu'ils interpellent, que celui-ci soit ou non préparé à leur répondre.

Je leur répondis donc qu'il était bien probable que je mourrai avant eux, que c'était dans l'ordre des choses, qu'on ne pouvait pas savoir quand, mais qu'il n'y avait pas à s'en inquiéter. Je leur dis que j'avais déjà eu beaucoup de temps de vie, très plein, et je leur en parlai. Je leur dis que je pensais en avoir encore beaucoup, et je leur racontai tout ce que j'avais envie de faire avec eux cette année, ce que je pensais faire l'année prochaine avec une autre classe, et l'année d'après, etc. Je leur parlai de projets personnels, de mes envies de voyages, de lectures, de choses toutes simples que je voulais faire chez moi, de ce que j'avais encore envie d'apprendre et de voir...

Et je leur dis que je ne pouvais pas savoir si je ferais tout cela, si le temps m'en serait donné, mais que de toute façon, j'en ferais bien une grande partie et que j'avais tout ce temps de vie à venir dans ma tête et que c'était pour moi très important.

Et ce récit d'un temps actif leur parlait de celui de leurs parents et du leur, et c'est vrai qu'il les rassurait par une toute simple plénitude imaginée à l'avance mais pouvant s'inscrire dans ce réel à venir.

Il est bien évident que je n'aurais pas choisi ce thème de la mort avec des enfants de cet âge (classe de "moyens", 4 à 5 ans), sans raison nécessaire. Mais la question, telle qu'elle avait été posée et telle que tous les enfants avaient aussitôt montré par leur attitude à quel niveau profond elle les atteignait, ne pouvait pas être éludée. Il y avait obligation de la prendre en compte, et c'est donc ce que j'ai essayé de faire.

3) La recette pour inventer les choses

C'est dans une classe de "grands" enfants de 5 à 6 ans, avec un enfant de plus de 6 ans, Philippe, en maintien à l'école maternelle en raison de très grandes difficultés de langage, d'attention et de comportement.

La situation : il y avait une classe-cuisine dans l'école, où les enfants allaient parfois tous ensemble, mais aussi très souvent par groupes. Quelques enfants de la classe des grands, de la classe des moyens et de la classe des petits s'y trouvaient réunis pour la matinée avec la directrice, Mademoiselle Clad.

Un jour, le groupe de six enfants venant de ma classe est revenu de la cuisine en annonçant : on a inventé un "gâteau polichinelle".

Utilisation de la situation :

- rappel le lendemain des circonstances heureuses de cette invention ;

- mise en lumière du caractère nouveau de ce travail : beaucoup d'enfants, à ce moment, ne voyaient pas de nette différence entre ce qu'ils faisaient d'habitude à la cuisine et ce qui s'était produit la veille, jour du gâteau polichinelle. Mon action a été de montrer que quelque chose d'inhabituel et qui pouvait nous étonner s'était produit : la recette, ce jour-là, n'avait pas été donnée par Mademoiselle Clad ; elle n'avait pas été tirée d'un livre... et pourtant, un gâteau réussi avait pu être réalisé. Comment les enfants avaient-ils fait ? Question d'abord sans réponse, mais qui devait par la suite, prendre toute son importance.

- Provocation à l'action, à l'extension de cette expérience vécue par quelques-uns par une question posée aux enfants : seriez-vous tous capables d'inventer ainsi quelque chose qui puisse être réalisé à la cuisine ? Un gâteau, par exemple, ou un autre plat nouveau ?

- Raison d'être de cette manière d'intervenir auprès des enfants : le caractère qui avait été celui de cette classe à la rentrée de septembre. Les enfants m'avaient paru à ce moment très passifs, gentils, mais prenant peu d'initiatives. Certains s'exprimaient assez peu et attendaient que tout vienne de l'adulte. J'avais donc estimé que, pour cette année-là, l'essentiel de mon action devait être de les aider à entrer dans une perspective plus dynamique de leurs possibilités personnelles.

- Réponse des enfants très affirmative : "Oui, je peux", "je suis sûr que je peux", "je saurai très bien"... Aucun n'a marqué d'incertitude. Cette réponse m'a fait plaisir - étant donné la nature de cette classe - car elle me prouvait que les enfants avaient plus d'assurance qu'en début de l'année.

Quelques projets d'inventions de gâteaux :

- le gâteau qui pleure parce qu'il ne veut pas être mangé, et qui devait avoir des larmes de sucre ;

- le gâteau pendule : gâteau rond, portant des chiffres en bonbons et des aiguilles en pâte d'amande, destiné à apprendre à lire l'heure aux petits, et devant dire l'heure à laquelle il voulait être mangé ;

- le gâteau escalier, qui devait conduire au château du roi ;

- le gâteau chat à moustaches ;

- le gâteau soleil...

Après tous ces projets, un choix a été nécessaire, pour savoir quel serait le premier gâteau que l'on irait réaliser ensemble à la cuisine : le gâteau de Philippe fut choisi, parce que c'était la première fois que Philippe faisait un projet construit, parce que c'était facile à faire et que ce dessert, qui n'était pas vraiment un gâteau mais plutôt un dessin qui se mangerait, intéressait toute la classe.

La recette dite par Philippe était celle-ci :

"Gâteau cuisinier. A peur à four, moi, four méchant. Pas cuit, cuisinier.

Mets de la crème. Mets du sucre. Mets chocolat en miettes. Un peu d'eau. Mélangez.

Coupez mandarine en deux, parce que, entière, a roule, a tombe par terre. La mandarine tête, tête cuisinier.

Epluchez bananes, coupez en comme ça. Bananes pour le cou, les jambes, les épaules, bras. Dessin bananes corps. Mets de la crème dans le ventre, yeux en bonbons. Chapeau en crème sans chocolat : a blanc. Oreilles en marrons à glace".

S'ensuivit un travail collectif nécessité par la prise en compte de ce projet : traduction de la recette dite par Philippe en langage complet ; écriture de cette recette ; calcul des quantités de bananes, de crème, de chocolat etc. ; commande écrite de ces projets à Mademoiselle Clad ; dessins-projets du cuisinier.

La réalisation a été l'occasion d'une fête à la cuisine. Le dessin du cuisinier en bananes a été fait par Philippe, puis modifié et complété par les autres, avec son accord. Puis Philippe les a servis, s'est occupé d'eux, allant les voir pour leur demander : "toi ; content ?", "Philippe, bien fait ?". Les autres lui ont improvisé un chant de célébration de l'événement, l'ont admiré, lui ont apporté des cadeaux (petits jouets, bonbons, dessins, etc.) dans les jours suivants.

Ma réflexion à partir de cette réalisation faite en développant collectivement le projet de Philippe : tout cela a pris beaucoup d'importance dans la vie de la classe. Il n'est donc pas étonnant qu'un enfant ait ensuite demandé : "Maîtresse, comment il a fait, Philippe, pour inventer tout ça ?", et que les autres se soient posé la même question.

Ma réponse à leur interrogation : " Je n'en sais rien. Je ne suis pas dans la tête de Philippe, et lui, à qui vous avez aussi posé cette question, ne vous a rien répondu. Mais vous-mêmes, comment avez-vous fait pour inventer vos recettes, que nous n'avons pas encore réalisées à la cuisine, mais que vous avez déjà dites ou écrites ? Vous demandez comment Philippe a fait, mais sauriez-vous déjà dire comment vous-mêmes, vous avez fait ?".

"Moi, dit Laurent, je sais. Je pourrais faire une recette pour inventer les choses, pas seulement pour Philippe, pour tout le monde".

Je leur dis : "Et si vous aidiez Laurent à faire cette recette, qui n'a pas l'air si facile à faire ?".

Le travail s'organise collectivement : les enfants parlent chacun à leur tour. Ils me dictent la recette. Si un enfant n'est pas d'accord avec ce qu'un autre vient de dire, il peut intervenir : "C'est pas tout à fait ça..." ; "On n'a pas dit que..." ; "On a oublié de dire que...".

Très souvent, ils me demandent de relire depuis le début ce qu'ils ont dit.

Plusieurs très longues séances de travail, faites sur une suite de matinées, les enfants étant tous réunis autour de moi.

Certains enfants interviennent beaucoup, soit pour proposer une suite à ce qui vient d'être dit, soit pour demander une modification, introduire un doute : "Je ne suis pas sûr que c'est ça..." ; "On pourrait dire mieux" etc.

D'autres parlent très peu et pas souvent. Je leur propose alors, s'ils trouvent ce travail trop long, de quitter le groupe momentanément et de choisir d'autres activités, étant, bien entendu, qu'on les tiendra ensuite au courant de ce qui se sera fait. Aucun n'accepte. Tous veulent rester : "Non, ça m'intéresse" "Je veux savoir tout de suite, pas après".

Philippe est très intéressé, reste très présent, et ponctue ce qui se dit de : "Oui, oui, c'est ça." ; " Oui, Philippe, encore, demain, penser des choses" ; "Philippe, encore venir idées". Et surtout, il nous interrompt parfois pour demander des explications : "Philippe pas compris". Et il écoute avec beaucoup d'attention ce que les autres lui répondent. Nous ne continuons à chaque fois que quand il donne son accord : "ça va. Philippe, oui". "Philippe un peu compris".

Résultat : "La recette pour inventer les choses"

- Avoir une idée dans la tête.

- La garder longtemps.

- La faire tourner longtemps dans la tête.

- La faire sortir de la tête en la disant, en la répétant, en l'écrivant, en la dessinant, en la dansant.

- La rentrer dans sa tête pour bien la voir et la sortir souvent pour la voir autrement et la montrer aux autres enfants, aux enfants de la grande école, aux maîtresses, aux mamans, aux papas et à tout le monde.

- Vérifier si tout le monde a compris. Les explications pour bébés peuvent se dessiner. Les explications pour grands se font en écrivant. Les explications pour tout le monde se parlent.

- Vérifier si rien ne manque, si on a bien tout pensé et si tout le monde a compris.

- Jeter l'idée si elle est mauvaise et en refaire une meilleure. Si elle n'est pas encore assez bonne, jeter encore et refaire.

- On s'arrête quand on est content de l'idée.

- Quand tout est prêt et quand on a tout bien décidé, vérifier avec les yeux et les mains si l'idée est bonne en faisant ce qu'elle dit de faire.

- Se faire aider par Madame la Directrice, par la maîtresse, par les autres enfants pour faire tout ce qu'on a décidé de faire.

- Réfléchir en faisant les choses et réfléchir après, pour savoir si on fait bien. Réfléchir beaucoup, beaucoup, beaucoup.

- Choisir ce qui est réussi dans ce qu'on a fait. Jeter ce qui ne va pas.

- Refaire une autre idée meilleure avec ce qui était bien la première fois et ce qu'on a trouvé en plus.

- Si on s'est trompé la deuxième fois, réfléchir encore, trouver mieux et recommencer mieux.

- Si on a réussi la première fois, recommencer la même chose une deuxième fois, pour voir si c'est toujours pareil. Si c'est toujours pareil, c'est qu'on a réussi pour de vrai.

- Si on réussit mieux la deuxième fois que la première, c'est bien.

- Si on ne réussit pas la deuxième fois, on réfléchit mieux que la première et que la deuxième fois et on recommence.

- On ne recommence que quand on a trouvé ce qui n'allait pas.

- Quand on a tout réussi, on est content, on dit à tout le monde ce qu'il faut faire. On ne refait plus pour essayer, mais on peut refaire quand on veut parce qu'on sait.

- On écrit l'idée pour la garder toujours.

- Si elle ressort de la tête, on la relit.

- Si elle ressort de la tête des autres, on la redit, on la relit.

- C'est tout. C'est comme ça qu'on fait les choses.

Les trois extraits de vie de classe que j'ai donnés ici montrent comment aider les enfants à développer leur pensée à partir de quelque chose dit par eux ou par l'un d'entre eux. Il est bien évident que les points de départ de la réflexion de la classe peuvent être tout autres. Par exemple, il peut s'agir d'un conte, dont on aura raconté le début aux enfants. Mais là aussi, c'est le questionnement aux enfants qui fera avancer la réflexion et qui parfois, la déclenchera : "Est-ce que vous agiriez comme le personnage de ce conte ? Que choisiriez-vous de faire à sa place ?". Et il y aura toujours ces arrêts réflexion, indispensables pour que la pensée se précise : "Où en est-on de ce que l'on a entrepris ensemble ? Qu'est-ce qu'on en pense ? Pourquoi le fait-on ? Comment va-t-on continuer ? etc.".

Devant ce type de travail, la réaction de beaucoup de nos collègues a assez souvent été de dire : "Ce n'est pas possible. La preuve, c'est que les enfants de ma classe ne disent jamais des choses comme celles-là ...". Bien sûr qu'ils ne les disent pas : c'est parce qu'en effet, comme je l'ai indiqué au début de ce texte, un certain type d'écoute et d'attente préalable est indispensable pour que cela se produise, que la parole de l'enfant nous soit donnée, nous permettant ensuite de l'aider à développer sa pensée.