Philosophie pour enfants : modèle argumentatif ou herméneutique ?

Sans les opposer, l'auteur montre l'intérêt, en didactique du philosopher, par rapport à un modèle argumentatif et délibératif dominant en philosophie pour enfants, du modèle herméneutique qui s'est développé en philosophie depuis deux siècles. Celui-ci amène notamment à reconsidérer le statut de certains exemples dans les échanges, et à diversifier les démarches.

Si l'on observe l'évolution de la philosophie pour enfants depuis sa création par Lipman, il semble qu'on assiste à une prédominance croissante d'un modèle sur les autres : à savoir, le modèle argumentatif. Chez Lipman lui-même, ce dernier est présent à travers l'une des deux logiques qui, selon lui, encadrent la philosophie pour enfants : la logique formelle. Les lois de la pensée qui en dérivent, axées sur la conceptualisation, le jugement et le raisonnement, relèvent incontestablement de l'activité argumentative. Mais Lipman y adjoint une autre logique, la logique informelle, qu'il appelle aussi " pensée créatrice ", par opposition à la pensée critique qui constitue le modèle précédent.

Cette logique, contrairement à la logique formelle, n'a pas de règles fixes ; elle se manifeste par des capacités d'invention, de décentrement, de diversification des points de vue, des rapprochements inattendus, surprenants mais féconds ; ou encore en analysant les vécus fondamentaux de l'expérience humaine (amour, amitié, angoisse, bonheur, etc.). Elle n'est pas tenue, comme la précédente, à la rigueur formelle des enchaînements de pensée ou la cohérence de ses propos.

Le primat du modèle argumentatif

Pendant longtemps, cette dualité des modèles de référence a été respectée, donnant lieu à ce que certains ont appelé des " courants ", et que l'on doit plutôt considérer comme des approches complémentaires, non mutuellement exclusives. Mais depuis quelques années, le modèle argumentatif paraît s'imposer au point de constituer une sorte de paradigme implicite de base. Philosopher (ou apprendre à philosopher) consisterait à énoncer des thèses en réponse à des problèmes dits philosophiques, et à étayer ces thèses par des arguments relevant de divers principes : justification par la cohérence logique, la validité empirique, la finalité éthique, etc. On jugera le degré et la qualité de l'activité philosophante en fonction de ces critères : l'énoncé proféré par l'enfant est-il un véritable argument (et non pas simplement un exemple anecdotique, ou la reformulation d'une idée déjà avancée, ou encore un mixte confus et incohérent d'idées) ? Si oui, dans quelle mesure répond-il aux exigences d'un argument recevable (n'est-il pas contradictoire, ou non valable universellement, ou entaché d'une appréciation subjective non motivée, etc.) ?

Témoigne de cette prédominance du modèle argumentatif la référence quasi obligée à Socrate - au point qu'elle en devient un lieu commun de beaucoup de discours sur la philosophie pour enfants. Socrate serait celui qui, face à des affirmations péremptoires dictées par les préjugés, le conformisme ou l'égoïsme, débusque les sophismes, met à jour les contradictions, révèle, par son questionnement inlassable, les insuffisances logiques et les imprécisions conceptuelles. Pareillement, le philosophe d'aujourd'hui - et notamment l'enseignant, quand il adopte cette posture - devrait essentiellement veiller à ce que ses élèves conceptualisent et problématisent correctement, et à ce qu'ils produisent des arguments plutôt que des exemples ou des opinions. Conformément au schéma platonicien, philosopher consisterait à passer de la " doxologie " à la " théorie ", c'est-à-dire à dépasser l'expression des représentations spontanées vers l'énonciation de thèses sinon vraies au sens scientifique et démonstratif du terme, du moins vraisemblables au sens d'un consensus provisoire atteint par une communauté de personnes raisonnables et se reconnaissant mutuellement comme telles.

Cette conception est-elle conforme à la pratique effective de la philosophie, telle qu'elle se donne à travers son histoire, de Platon à Levinas ? Jusqu'à Kant, incontestablement oui. Pour ne considérer que la période classique, philosopher, pour Descartes et ses successeurs (Leibniz, Spinoza, Malebranche), consiste à formuler des définitions claires, aussi univoques que possible, et à en tirer des conclusions en suivant " l'ordre des raisons " tel qu'analysé dans le Discours de la méthode. En témoigne la préférence récurrente pour l'ordre " more geometrico ", dont L'Ethique de Spinoza constitue l'illustration la plus achevée.

La rupture kantienne

Mais à partir de Kant, tout change. Kant, dans la préface à la Critique de la raison pure, dénonce la métaphysique comme " Kampfplatz " (champ de bataille) - c'est-à-dire précisément comme activité argumentative opposant une thèse à une autre, chacune avec son arsenal d'arguments et de réfutations, donnant lieu à d'interminables controverses. La sortie qu'il propose n'est pas, comme on pourrait croire, l'énoncé d'une thèse qui, par la production d'arguments irréfutables, s'imposerait définitivement. Tout au contraire, Kant montre, dans la dialectique de la raison pure, que la démarche argumentative en philosophie est incapable d'atteindre une quelconque vérité, et que les débats auxquels elle donne lieu sont indécidables, donc interminables.

C'est là une rupture décisive avec le modèle socratique, compliqué et formalisé par Aristote. À ce modèle, Kant oppose le modèle critique : la philosophie ne consiste plus à argumenter vainement en faveur d'une thèse contre une autre, mais à dégager, expliciter les conditions de possibilité et les limites de l'expérience en général, et de la connaissance scientifique en particulier. Il ne s'agit donc plus de démontrer un énoncé (" Dieu existe ", " l'âme possède une réalité distincte du corps ", " l'homme est libre " - ou le contraire) en produisant des arguments. Il s'agit de scruter le vécu - non pas le vécu individuel et singulier de chacun, mais le vécu générique de l'homme en tant que sujet universalisant d'une expérience se donnant d'emblée comme normative, d'une appréhension du monde et d'autrui comportant des règles, des exigences, des caractéristiques valables a priori pour tout individu.

La tâche de la philosophie est alors de décrire cette expérience et cette appréhension pour en dégager aussi précisément que possible les caractéristiques. C'est donc une démarche herméneutique, puisqu'elle vise à déchiffrer ce qui est présent dans l'expérience, à expliciter ce qui est donné implicitement, à clarifier ce qui est perçu sans être encore réfléchi.

On le voit, la rupture avec le modèle platonicien est complète. Ce modèle opposait la doxa à la theoria. De l'opinion, c'est-à-dire de l'expérience immédiate ou spontanée, il n'y a rien à tirer de philosophiquement valable ; il faut tout au contraire s'en extirper par la pratique de l'argumentation et du raisonnement, pour passer du domaine des préjugés à celui des idées, des représentations aux concepts. Entre les deux il y a un hiatus, que Bachelard formalisera sous le nom de " coupure épistémologique ". Cette notion trouvera dans la philosophie scolaire un large écho, parce que justement elle correspond au modèle implicite auxquels se réfèrent la plupart des professeurs de philosophie.

Or le modèle qui se met en place avec Kant, bien loin de considérer l'opinion, l'expérience, le sens commun comme une source d'erreurs et de fausseté, en fait au contraire la base fondatrice de la réflexion philosophique. L'expérience commune n'a pas à être " dépassée ", mais seulement explicitée, clarifiée, décrite avec attention et rigueur. Pareillement dans le domaine pratique, la révolution kantienne consiste à ne plus tenter de " fonder " l'exigence morale, à ne plus vouloir en prouver le bien-fondé - car le devoir, dit Kant, s'impose de lui-même et n'a pas besoin d'être démontré comme un théorème de mathématiques - mais seulement à dégager le discours implicite qu'il comporte (le principe d'universalisation de la maxime) et les conséquences qu'il entraîne.

Et c'est au contraire l'argumentation sur des questions hors de portée de l'expérience - Dieu, la liberté, la finitude ou l'infinité du monde, etc. - qui est dénoncée comme source de " dégoût " et " d'indifférentisme ", de " tâtonnements aveugles " et de " divagations vaines ".

Après Kant, la philosophie ne cessera de développer et d'approfondir ce nouveau modèle. On ne trouvera pas, dans la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, la moindre trace d'une " argumentation ". Hegel s'attache essentiellement à analyser des situations à la fois individuelles et historiques - la servitude, la conscience malheureuse, la foi, la Terreur, etc. - pour en expliciter la signification radicale. Pour chacune de ces situations, philosopher ne consiste pas à la prendre comme objet d'un discours qui énoncerait des thèses à son propos, tenterait de démontrer la vérité ou la fausseté d'affirmations la concernant ; mais plutôt à la considérer comme le sujet d'un discours qu'elle tiendrait silencieusement, et que la philosophie doit rendre audible.

Hegel ne soutient aucune thèse, ne produit aucun argument. Il vise au contraire à montrer, dans la continuation de Kant, que toutes les thèses (et antithèses) soutenues et soutenables s'inscrivent dans un processus d'auto-explicitation de la conscience que la philosophie a pour tâche de décrire, ou plutôt avec lequel elle s'identifie.

Après lui, Nietzsche n'argumente pas davantage. La démarche généalogique ne vise pas à " démontrer " l'inanité de certaines croyances - comme la croyance en Dieu, ou en un monde des idées séparé de celui des phénomènes, ou dans le caractère impératif du devoir moral - mais à remonter jusqu'à leur origine, à en expliciter la signification inconsciente et à suivre le fil de leurs transformations au fil des siècles.

Bergson, comme je l'ai montré ailleurs, est un des plus véhéments critiques de la démarche argumentative en philosophie : il dénonce les pseudo-problèmes provoqués par une approche purement conceptualisante de l'expérience. Il montre par exemple que " le problème de la liberté " - problème philosophique classique s'il en est - est un " pseudo-problème né d'une confusion de la durée et de l'étendue ". Il affirme que " les vrais grands problèmes ne sont posés que lorsqu'ils sont résolus ". Il nie que la philosophie ait comme point de départ le doute méthodique, comme Descartes le pensait, et à sa suite tous les professeurs de philosophie ou presque. Il raille cet usage du doute en philosophie et l'apparente au comportement obsessionnel du névrosé qui ne cesse de vérifier la fermeture de sa fenêtre.

Husserl enfin veut faire de la philosophie une " science rigoureuse " ; mais bien loin que ce soit en produisant des chaînes argumentatives ou démonstratives, c'est par la description phénoménologique du vécu qu'elle le deviendra. L'épochè phénoménologique, la mise entre parenthèses de l'attitude naturelle constitue une disqualification radicale, à la fois inaugurale et définitive, de l'argumentation en philosophie. Si la philosophie renonce d'emblée à considérer le monde et l'homme comme des êtres " réels ", alors il n'y a plus de thèse à soutenir les concernant, puisqu'une thèse consiste toujours à affirmer un énoncé comme " vrai " (et son contraire comme " faux "), et que la vérité n'a de sens que par rapport à la réalité dont elle prétend rendre compte. La philosophie selon Husserl se place d'emblée en dehors de cette problématique du vrai et du faux, du réel et de l'illusoire. La tache de la philosophie n'est pas de soutenir une thèse contre une autre ; elle est de s'occuper " de la manière dont un objet d'expérience est donné " et " d'épuiser le contenu de son essence dans des procédés propres d'éclaircissement ". Elle vise à dégager " l'essence " des phénomènes, essence " adéquatement saisissable dans une vue immédiate ". Les termes employés - " éclaircissement ", " intuition ", ou encore " explicitation ", " approfondissement " - montrent bien que la démarche philosophique n'est pas de l'ordre du débat, mais d'une réflexion herméneutique. Assurément cette réflexion n'est pas purement individuelle (et Husserl la distingue soigneusement de l'introspection purement subjective et psychologique). Elle peut et doit être intersubjective, donc appelle le dialogue, l'échange, la confrontation. Mais ceux-ci ne sont aucunement " argumentatifs ". Ils ne consistent pas à opposer une raison à une autre, une justification à une autre, à trancher entre des thèses rivales, mais à conjuguer, entrelacer les réflexions des uns et des autres, à susciter des échos et des rebondissements dans une démarche qui évoque davantage l'oeuvre musicale que la démonstration mathématique.

On retrouve cette perspective chez Levinas, dont la démarche se situe du reste dans la lignée phénoménologique, même si elle ne s'y réduit pas. La réflexion de Levinas sur l'altérité d'autrui, sur la mort, sur l'exigence éthique ne procède ni par thèses, ni par arguments. Autrui tel qu'il l'analyse n'est pas et ne saurait être un " concept ". Il ne pose pas de " problème ". Il est simplement le noeud de toute une série d'intuitions et d'expériences patiemment exhumées de leur refoulement quotidien - le visage, le regard, la caresse, etc. - et qui appellent chez le lecteur, non pas une conviction argumentée, mais un écho, la reconnaissance d'une évidence incontournable.

On le voit, la philosophie a pris depuis Kant une orientation irréversible qu'elle n'a cessé de confirmer, même si avec chaque auteur la signification critique et herméneutique de la démarche prend un sens nouveau.

Or il semble bien que la philosophie scolaire, qui sur le plan des contenus connaît cette histoire et l'enseigne, en est restée, quant à sa démarche didactique, au modèle précritique platonicien et aristotélicien. Modèle que la philosophie pour enfants, largement influencée par la philosophie analytique anglo-saxonne, a repris sans examen.

C'est ainsi qu'Oscar Brenifier, après avoir remarqué que " le qualificatif de philosophique (est) très chargé " et " semble vouloir tout dire et n'importe quoi ", caractérise en fin de compte la démarche philosophique par son caractère " antinomique ". Il cite trois antinomies particulièrement significatives : un/multiple, nature/culture, être/apparaître.

Or définir la philosophie par la notion d'antinomie, c'est la réduire à un ensemble de thèses qui s'affrontent. Philosopher se ramène alors à " éclairer les divergences " en " produisant des arguments " qui " par le fait d'attribuer une raison à une opinion, nous éloigne déjà de la sincérité comme unique justification ". En fin de compte, il s'agit " d'émettre des jugements ", de " qualifier ses propos ", c'est-à-dire de les évaluer sous l'angle de la vérité et de l'erreur.

Certes, O. Brenifier fait par ailleurs l'éloge de la dialectique, considérée comme un " art ". La prise de conscience des antinomies débouche sur leur dépassement, car la discussion en vient à se poser le problème : " Comment penser simultanément une chose et son contraire ? ". Mais cet éloge de l'aporie et de la problématisation infinie contre le double écueil du dogmatisme et du relativisme ne remet pas en cause la prééminence du paradigme argumentatif. Aucune thèse n'est définitive ; tout énoncé, si valide qu'il paraisse, peut toujours être remis en question ; il n'empêche que le philosopher, dans cette perspective, procède toujours par énonciation de thèses, production d'arguments (ou raisons), problématisation et conceptualisation.

On ne saurait évidemment nier que la démarche philosophique comporte, au moins sur certains sujets, un aspect argumentatif. Sur une question comme : " L'imagination est-elle une qualité ou un défaut ? " (question débattue dans la classe d'Alain Delsol) , il est clair que la formulation même de la question appelle l'argumentation : " Oui parce que.... " / " Non parce que... ".

L'intérêt d'un modèle herméneutique, le statut de l'exemple

Mais si le débat doit permettre de clarifier (et pluraliser) la signification de concepts comme " imagination ", " qualité/défaut ", il peut cependant aussi déboucher, comme le montre bien le script, sur l'expression de vécus :

  • " Moi quand je lis un livre (...) je m'imagine dans ma tête comment il se déroule le film ".
  • " Des fois pour m'endormir, pour arriver à faire un rêve, la nuit, j'invente un truc, alors que je suis réveillée, comme ça pendant que je dors ça continue l'histoire ".
  • " Moi quand j'imagine, je fais jamais quelque chose qui n'est pas bien, je fais toujours des choses qui sont bien ".

Dans le paradigme argumentatif, de telles interventions ne peuvent être considérées que négativement, comme de simples exemples relevant de ce que M.-F. Daniel appelle le stade " monologique " et " anecdotique ", premier niveau à dépasser vers des stades supérieurs, et notamment le dernier, " dialogique critique ". En effet, elles ne constituent pas des arguments, elles ne défendent pas une thèse, et elles ne semblent pas relever d'une activité de conceptualisation, c'est-à-dire d'abstraction universalisante.

Et pourtant, peut-on vraiment affirmer que de tels énoncés ne relèvent que de l'exemple anecdotique et de l'introspection psychologique singulière, comme tendrait à le prouver l'usagé répété des tournures " Moi je... ", " Des fois... ", " Alors... " ? Si l'on examine ces énoncés dans la perspective de la philosophie rationaliste classique, de Platon à Descartes, cela ne fait pas de doute.

En revanche, si on les analyse à la lumière de la philosophie critique et surtout phénoménologique moderne, on sera conduit à considérer que dans ces énoncés, l'usage du " Moi je " ne renvoie pas à un énonciateur individuel singulier (comme dans " Moi j'aime les fraises " ou " Moi je mâche du chewing-gum pour me calmer "). L'enfant qui dit : " Moi, quand je lis un livre, je m'imagine dans ma tête comment se déroule le film " (il veut sans doute dire l'histoire) parle bien de soi, assurément ; il décrit bien un vécu qui est le sien. Mais au-delà de cette description individuelle singulière, il y a en filigrane quelque chose comme une évidence normative : ce qu'il affirme implicitement au travers d'un énoncé sur son vécu, c'est qu'on ne peut pas lire un livre autrement qu'ainsi, en doublant la lecture par un flux de représentations imagées " dans la tête ". Ou plus exactement, son énoncé se présente simultanément comme la description d'un vécu personnel (" Moi, Sophie, c'est comme ça que je lis un livre ") et comme une adresse universalisante à l'intention du groupe (" Est-ce aussi le cas pour vous ? Je ne conçois pas qu'on puisse lire un livre autrement qu'ainsi ").

Ce double statut apparaît encore plus nettement dans les énoncés suivants. Les expériences racontées (" Pour m'endormir j'invente un truc ", " Je n'imagine que des choses qui sont bien ") sont autant de questions implicites adressées au autres, en vue de déterminer si ces vécus sont purement singuliers ( et donc relèvent de la psychologie individuelle) ou bien s'ils constituent des " évidences eidétiques " : " on ne peut pas lire une histoire sans se la représenter ", c'est-à-dire sans ce que Kant appellerait une activité de schématisation ; " on ne peut pas vouloir imaginer librement des choses qui n'apportent pas une satisfaction ", etc.

Les grilles d'analyse des DVP, qui considèrent la production d'exemples comme une catégorie unique, relevant d'un niveau préphilosophique, ou même carrément non philosophique, manquent donc quelque chose d'essentiel. Certes, tous les exemples produits par des enfants au cours d'une discussion n'ont pas ce double statut que nous venons de distinguer. Mais on ne saurait saisir la portée profonde d'un exemple dans une discussion sans examiner s'il a ou non cette double signification. Les paradigmes qui en restent au modèle argumentatif ne peuvent qu'ignorer cette problématique ; et par suite ils manquent l'essentiel de ce qui constitue une discussion philosophique.

Toute la question est donc en fin de compte de savoir si la philosophie pour enfants peut utiliser comme paradigme du philosopher une conception de la philosophie qui est dépassée depuis deux siècles. S'en contenter, c'est un peu comme si l'on prétendait aujourd'hui analyser les phénomènes naturels en se référant au modèle de la physique aristotélicienne, en ignorant les acquis de la physique newtonienne et einsteinienne. Que la philosophie comporte un aspect argumentatif, axé sur la conceptualisation (production de définitions), la problématisation (production de questions) et l'affirmation (production de thèses ou de jugements), c'est incontestable. Mais la ramener à ce seul aspect, c'est ignorer les acquis des deux derniers siècles de l'histoire philosophique. C'est du même coup manquer tout un aspect important des discussions entre enfants ou adultes. C'est aussi réduire le philosopher en classe à une forme quasi canonique - la DVP, que certains érigent même en " genre scolaire " - alors qu'il peut et doit donner lieu à une diversité d'activités variées qui échappent aux finalités et aux critères du modèle délibératif : travail à partir et autour d'images (photolangage), textes libres philosophiques, scénarisation de concepts, " squiggle " philosophique, élaboration de cartes mentales, etc.

La philosophie, ainsi que l'atteste son évolution depuis Kant, n'est pas seulement une réflexion sur les idées. Elle est aussi une réflexion sur la normativité constitutive de l'existence, normativité qui concerne les convictions abstraites, mais aussi les expériences affectives, les manières d'appréhender et de sentir. Lorsque Heidegger parle de l'angoisse, il ne définit pas un " concept ", il n'argumente pas pour démontrer la véracité d'une thèse. Il décrit une expérience et la propose au lecteur pour qu'il juge, en la confrontant à la sienne propre, si elle a une portée universelle. De même pour Sartre écrivant sur la honte, ou Levinas sur la caresse. Ceux qui ont orienté la pratique de la philosophie à l'école en ce sens peuvent témoigner de ce que cette dimension du philosopher intéresse les enfants, souvent bien plus que les débats de type argumentatif.

Le paradigme herméneutique que nous défendons ne s'oppose pas au paradigme argumentatif. Il constitue seulement une dimension qu'il faut nécessairement prendre en compte si l'on veut s'ouvrir à toute la richesse de la philosophie pour (et par) les enfants.


(N) Cf François Galichet, " Les lieux communs de la philosophie scolaire ", Cahiers Philosophiques de Strasbourg n° 6 , Université des Sciences humaines de Strasbourg.

(N2) 2 Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, PUF, 1954, p. 68.

(N3) 3 Oscar Brenifier, Philosopher à travers les antinomies, Diotime n° 18, juin 2003, p. 8.

(N4) 4 Ibid., p. 9.

(N5) 5 Oscar Brenifier, Dialectique, Diotime n° 15, sept. 2002, p. 11.

(N6) 6 Script du débat in Corpus de la thèse de Gérard Auguet, La DVP, Un genre scolaire nouveau en voie d'institution ? , Montpellier 2003, p. 218.