Pourquoi vient-on dans un café-philo ?

Le 28, 29 et 30 juillet 2007, se tenait à Revel (Haute Garonne) le 9e festival " Philo des champs), organisé par l'association Agora 31. Ces rencontres qui regroupent sur la plan national animateurs et participants de " cafés philos ", nous permettent de faire le point sur cette nouvelle démarche philosophique, de mutualiser et d'affiner notre pratique sur le plan théorique.

Jusqu'à présent, quelques que soient les manifestations nationales, voire internationales sur les Cafés Philos, nos groupes de réflexion se sont toujours concentrés sur le rôle, les méthodes et les qualités des animateurs ou animatrices. Cette fois ci, ce fut le participant(e) lui-même qui fut l'objet de notre étude.

Une approche typologique

L'un de nos débats débuta par une approche typologique, proposée par Marcelle Tozzi-Fréchou (Voir article précédent).

L'intervenante perçoit le café-philo comme une auberge espagnole où le repas final est toujours très varié, souvent délicieux, pas forcément équilibré.

D'après elle, il y a :

  • ceux qui viennent parce qu'ils étaient en train de consommer quand le café-philo a commencé et qui s'éclipsent, avec peut-être l'idée que nous nous compliquons la vie pour pas grand chose.
  • ceux qui viennent parce que le sujet fait partie de leur préoccupation. Ils sont en général militants et assez réactifs. Ayant du mal à concevoir la controverse, ils transgressent souvent les règles de fonctionnement.
  • ceux qui sont des habitués, des fidèles dont le style est bien connu. Ils se subdivisent en trois groupes : 1) les idéologiquement corrects 2) les adeptes d'une grille de lecture spécifique, qu'ils mettent à l'épreuve sur tout type de sujet. 3) les sociaux qui viennent surtout pour la convivialité, ce qui ne les empêchent pas d'avoir une réflexion pertinente.

Cette typologie ne se prétend pas exhaustive et d'après elle, la variabilité de toutes ces postures existentielles est une liberté et un atout, par rapport à d'autres lieux plus institutionnels où les styles sont contraints. De plus, excepté l'animateur, les participants n'ont pas d'obligation de moyens, de résultats, ni le besoin de posséder toutes les références et les pré-requis pour participer à un café-philo. La pensée du groupe s'exerce dans une liberté d'expression, qui envisage les aspects des problèmes soulevés, généralement ignorés par des démarches plus classiques.

Enfin, selon notre intervenante, côté plaisir, si la convivialité peut être affective, elle peut être aussi intellectuelle dans le sillage de l'amitié philosophique d'Épicure. Même si nous n'accueillons pas toutes les interventions avec le même intérêt, les participants ensemencent notre pensée. La pensée devient aventureuse et il y a la surprise de la rencontre, de l'aventure, du risque et du frisson.

Nous pourrions très certainement rajouter d'autres profils à cette liste, mais j'aimerais ici prolonger le débat, en soulevant un problème qui n'a pas été abordé pendant ces trois jours.

Le miracle tacite du respect des règles

Contrairement à la philosophie enseignée dans les institutions, le café-philo est un lieu ouvert à tous. Le fait qu'il n'y ait pas de contrôle pour accéder à ces réunions, pourrait nous faire craindre les pires débordements. Nous serions tentés de croire que la variété psychologique, ethnique, religieuse, politique et sociale des participants ne peut que rendre impossible la constitution d'une véritable réflexion commune.

Et pourtant, en pratiquement quinze ans de participation active et d'animation, je n'ai assisté, pour ma part, qu'à quelques tensions relatives. Il semble qu'il y ait un accord tacite entre les participants quant au respect des règles. Est-ce un miracle ?

La nature réflexive de cette discipline écarte sans doute, à la base, ceux qui se déterminent, sans réflexion, à travers des dogmes religieux et idéologiques. L'importance excessive accordée à la dimension intellectuelle par la philosophie moderne occidentale, rebute également la plupart des gens. Ceux qui tentent de populariser cette discipline peuvent témoigner à quel point les préjugés à l'égard de la philosophie occidentale sont tenaces.

De plus, le respect des règles de fonctionnement d'un café-philo tient certainement, pour une bonne part, à la nature même de la méthode philosophique. Cette méthode recommande, au moins pendant le temps de la réflexion commune, d'écarter tous les préjugés accumulés par nos expériences personnelles et notre éducation. Un bon animateur prend fondamentalement la position du non-savoir, afin de transformer les " vérités " en hypothèses susceptibles d'être travaillées et contrôlées. Il semble que les participants jouent malgré tout, instinctivement, le jeu de cet effort provisoire d'impartialité, même s'ils s'attachent encore à leur " vérité " en dehors des débats. Devrions-nous en conclure que le respect apparent des règles et de la parole des autres démontre des qualités exceptionnelles, de la part de ceux qui pratiquent notre discipline ?

Je n'en doute pas, mais ce serait oublier l'esprit de l'époque qui semble souffler sur tout le monde ou presque.

L'apathie de la participation militante

À l'époque où les désillusions idéologiques entraînent l'abandon de toute conscience révolutionnaire, l'heure est plutôt à l'acceptation d'une situation, que l'on a d'ores et déjà définie pour nous. Il faut bien le dire, l'esprit revendicatif n'a plus sa place dans nos débats, sauf pour des peccadilles égocentriques et farouchement individualistes. Une chape de plomb s'est abattue sur l'esprit occidental. L'impuissance a étouffé la lutte et les rares révoltés font aujourd'hui figure d'attardés.

Les sujets régulièrement débattus sont, somme toute, timidement métaphysiques ou purement psychologiques. On évite soigneusement la politique, le religieux et le social, enfin bref, tous les sujets qui fâchent. On se cantonne aux thèmes très généraux et l'on évite ainsi de se remettre en cause. Quel est l'enjeu de nos discussions ?

Il me semble qu'il n'y en ait pas vraiment. Certains n'hésiteront pas à brandir l'étendard de la liberté, pour déclarer que c'est tant mieux. A croire que la liberté, le laisser faire, l'indifférence et l'apathie vont de pair.

Nietzsche était-il un visionnaire ? Vivons-nous la tragédie du dernier homme ? Paradoxalement, à l'heure où la planète et l'espèce humaine sont le plus en danger, les citoyens se taisent et ce silence étend également son ombre sur les cafés-philo.

Ayant été l'un des premiers participants du tout premier café-philo à Paris, je peux témoigner de l'ambiance militante des débuts. Nous avions organisé autour du débat du Café des Phares une association, un journal et diverses activités pour promouvoir et développer notre mouvement. Les participants(e) s'investissaient et n'hésitaient pas à donner un peu de leur temps libre. Le temps fort avait été le partenariat avec la société Prismalion, qui organisait annuellement l'événement parisien des " bistrots en fête ". Pendant tout un week-end, parallèlement aux concerts divers et variés qui se produisaient dans les cafés, une vingtaine de débats philosophiques s'organisaient dans les brasseries parisiennes.

La mort de Marc Sautet signa le déclin de cette participation active. Les cafés philos s'embourgeoisèrent, et l'esprit militant céda la place à la routine et aux conflits d'intérêts.

Aujourd'hui l'association Philos ne donne plus signe de vie, son journal ne paraît plus, il n'y a plus d'énergie. Chacun s'isole dans son café-philo, en prenant soin d'ignorer les autres. Plus rien ne nous fédère et plus personne ne souhaite s'engager.

Heureusement qu'il reste quelques initiatives, comme celle d'Agora 81, l'organisatrice de ce festival annuel

L'esprit consumériste

Mais il y a pire que cette apathie générale, c'est l'idéologie de la consommation. Certains participants ne viennent pas dans les cafés-philo pour pratiquer une discipline et apprendre à réfléchir avec les autres. Ils viennent tout simplement consommer du café-philo. Que les débats soient gratuits ou non ne change rien. Selon mon expérience, c'est paradoxalement lorsqu'il y a une participation aux frais, que les participants prennent davantage leur démarche au sérieux. A Paris, les cafés-philo sont en général gratuits. Certains participants occupent leur semaine en passant d'un café-philo à l'autre. On pourrait croire qu'ils sont militants, mais cette compulsion traduit autre chose. Ils se contentent de profiter de la disponibilité des animateurs sans jamais rien offrir en échange. Ces gens pensent que si l'animateur est bénévole, c'est qu'il y trouve en retour un avantage narcissique.

Bien sûr, personne n'est redevable de quoi que ce soit. Le café-philo est ouvert à tous, et l'on peut simplement y venir par pure convivialité. Il faut toutefois comprendre que l'esprit de consommation est contraire à notre discipline.

Nouvelles Pratiques Philosophiques et combat politique

" Hâtons nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes. "
Denis Diderot
De l'interprétation de la Nature

Passons sur le travail sur soi que le participant d'un café-philo est censé effectuer. Je ne déborderai pas ici sur les articles suivants. La pratique de la philosophie dépasse, de toute manière, la simple acquisition d'un " savoir " philosophique. Elle concerne la culture, voire la sculpture de soi, impliquant non seulement un travail intellectuel, mais également celui du comportement et la quête d'une " sagesse ".

Je me contenterai donc ici de parler de la démarche politique de notre mouvement.

Les " Nouvelles Pratiques Philosophiques " s'inscrivent, non pas dans  la politique  des idéologies, des appareils ou des partis, mais dans " le politique ". Nous pouvons définir " le politique " comme étant la base impartiale de l'organisation démocratique de la cité. Sa pratique est quotidienne et s'appuie davantage sur les relations de proximité, le tissu social et les associations. Que l'on soit de gauche, de droite, du centre, voire sous certaines conditions, des extrêmes, nous sommes tous garants de l'esprit démocratique sur lequel se fonde " le politique ".

La France est encore l'un des rares pays où l'on peut s'exprimer sans risque, mais cette situation privilégiée est fortement remise en cause. La propagande médiatique, les avancées technologiques en matière d'information et de surveillance, la biométrie et autres progrès, pas toujours compatibles avec la conscience morale de l'humanité, menacent notre " idéal " démocratique.

La santé psychique de nos enfants est en danger. Ils ne sont pas préparés à affronter la propagande médiatique consumériste et la liberté, illusoire ou pas, qu'offre l'utilisation des technologies de l'information. Ils ne peuvent plus construire leur esprit critique.

Aujourd'hui rien n'est véritablement fait dans l'enseignement scolaire pour forger des citoyens éclairés. Pire, il est question de supprimer la philosophie, de réduire l'étude de la littérature et de la poésie au profit d'une formation techno-scientiste proche de l'entreprise, tout en réduisant l'enseignement à l'utilitarisme et au " marché ".

Les " Nouvelles Pratiques Philosophiques " sont, par contre, en train d'inventer une nouvelle forme de citoyenneté, fondée sur une pratique effective de la démocratie et ce, par une formation dès notre plus jeune âge.

Notre action politique est éducative. Elle oeuvre dans les écoles et autres lieux éducatifs au développement de pédagogies capables de permettre aux élèves d'apprendre à penser rationnellement, à réfléchir par eux-mêmes, à se socialiser par la pratique du débat, tout en prenant conscience de leur citoyenneté et de leur responsabilité, face à l'environnement et aux menaces qui pèsent sur notre planète.

Les philosophes ont toujours lutté, au risque de leur vie, pour le progrès moral de l'humanité, sa liberté de conscience et le droit des hommes à vivre et à penser par eux-mêmes. C'est également dans ce but, que les philosophes des " Lumières " ont souhaité rendre la philosophie populaire. Les " Nouvelles Pratiques Philosophiques " s'inscrivent dans ces grands courants de pensée libérateurs qu'ont été le rationalisme grec, la démocratie athénienne, l'Humanisme et les  Lumières. Les cafés-philo, quant à eux, sont les continuateurs d'une tradition de l'Agora universelle, qui du feu central préhistorique, de l'arbre à palabre africain, de la coutume orientale de la discussion jusqu'au bout de la nuit (le Samar) ou de la place publique, s'est perpétuée dans les cafés.

Il est donc temps de comprendre que notre pratique est aussi un combat et un engagement, pour promouvoir cette discipline et multiplier partout, y compris dans les quartiers populaires, des espaces de parole afin de défendre et améliorer notre organisation démocratique défaillante. Le chantier est important, mais il y a malheureusement peu d'ouvriers et d'ouvrières...

La question reste donc posée : Pourquoi venons-nous au café-philo ?