Discussion à visée philosophique et démarche catéchétique : quel dialogue possible ?

Cette intervention a pour objectif de présenter l'état de la recherche qui est en cours au Centre de Formation Pédagogique de Montpellier concernant les points communs et les différences entre la Discussion à Visée Philosophique (DVP) et la catéchèse. En effet, les futurs professeurs des écoles de l'Enseignement Catholique ont, dans le cadre de leur formation, un module d'apprentissage de DVP, réalisé avec Michel Tozzi, et un parcours de réflexion chrétienne. Ces deux propositions ont une visée avant tout professionnelle à savoir, pour la DVP, pouvoir mener une discussion philosophique avec les enfants et, pour la réflexion chrétienne, pouvoir proposer une démarche de foi ou une initiation à la catéchèse. Mais au-delà de ces distinctions de base, le constat a été fait que les deux gestes, philosophique et catéchétique, se rejoignaient dans une culture du questionnement, de l'étonnement, de la discussion. C'est pour mieux définir les limites de cette similitude, qu'un groupe de recherche a été crée. Les lignes qui suivent ont pour objectif de présenter les enjeux ainsi que les résultats de cette recherche. Mais il nous a semblé judicieux de commencer d'abord par montrer les déplacements qui ont rendu possible ce dialogue entre catéchèse et discussion à visée philosophique.

Des évolutions notables

Il s'agit ici brièvement de contextualiser le dialogue, en montrant les déplacements qui ont permis à ce dialogue d'avoir lieu.

Déplacement opéré par l'institution de formation qui choisit d'intégrer, dès l'année 2000, un module d'apprentissage de la DVP. Quel était l'objectif de cette innovation ? Permettre d'abord à des futurs professeurs de pouvoir initier et mener des débats philosophiques avec les élèves de l'école primaire. La DVP est alors une voie d'accès possible pour que les professeurs puissent aborder, avec les élèves, des questions existentielles parfois difficiles. Mais l'introduction d'un module de DVP permettait également de réinterroger la posture enseignante. En effet, la DVP met au centre de son fonctionnement et de sa dynamique une pédagogie du questionnement. Or, cette pédagogie du questionnement peut être transversale aux différentes matières enseignées par le professeur des écoles. Introduire un module de DVP dans le cadre de la formation, c'était aussi se donner les moyens de déplacer une posture d'enseignement, souvent très rigide et trop centrée sur la réponse, et mettre en valeur une posture plus souple et plus dynamique. Enfin, la DVP a donné des clés pour effectuer la demi-heure de discussion citoyenne devenue obligatoire dans les classes du primaire en 2002.

Mais un second déplacement a également permis à ce dialogue d'avoir lieu. Il s'agit de celui qu'a opéré l'Église dans sa conception et sa mise en oeuvre de la catéchèse. Pendant des siècles, la catéchèse a consisté à mettre en place un certain nombre de savoirs relatifs à la foi ou à la religion. Pour ce faire, la pédagogie utilisée était celle d'une logique question-réponse. Aucune place n'était laissée à un temps d'appropriation personnel. Aucune place n'était accordée à l'interrogation.

Depuis le Concile Vatican II (1962-1965), et la prise en compte de la centralité de l'anthropologie en théologie, la catéchèse a évolué, et des initiatives de pédagogie catéchétique inédites ont pu voir le jour. À Montpellier notamment, un parcours dénommé " Porte-parole1 " a été mis en place, parcours centré sur une pédagogie du questionnement. À la logique question-réponse a été substituée une logique question-question qui tient davantage compte de la personne et de son cheminement personnel et singulier. L'accès aux textes bibliques et aux rites passe par cette mise en questionnement réalisée par le biais de la pluralité. L'objectif premier n'est plus forcément la connaissance stricte ou l'adhésion, mais la découverte des données de la foi par la question du sens, un sens auquel on accède par l'interrogation et le questionnement de chacun.

Ces deux déplacements ont rendu possible un dialogue encore inédit entre DVP et catéchèse, dont nous allons tenter maintenant d'identifier les enjeux.

Les enjeux de la recherche

Au-delà d'une compréhension un peu théorique des similitudes et des divergences entre le geste de la DVP et de la catéchèse, la recherche a d'abord permis de mettre en lumière des enjeux très concrets de cette rencontre concernant la posture de l'enseignant dans une société laïque. Nous en expliciterons trois.

1) L'identité professionnelle de l'enseignant

L'instituteur est polyvalent : il doit enseigner différentes disciplines. Il doit donc être au clair sur l'épistémologie scolaire de ces différentes disciplines. Telle matière ne s'enseigne pas forcément comme telle autre, même si le débat est devenu quelque chose de transversal à l'enseignement. Cette pluralité de " casquettes " oblige l'enseignant à être au clair sur son statut et sur sa posture pédagogique quand il parle de textes religieux. En effet, un même texte biblique peut, par exemple, être traité dans le cadre de l'enseignement du français, de la culture religieuse (non confessionnelle) ou de la catéchèse. Puisque l'objet d'étude peut être le même, seule l'approche et le traitement de ces données distinguent l'une ou l'autre approche.

Éclaircir l'épistémologie de chacune des disciplines contribue à clarifier la déontologie professionnelle de l'enseignant, et offre aux élèves une meilleure visibilité de ce dont il est question.

2) Le contexte laïc français

Le contexte de laïcité française, s'il a l'avantage de faciliter la séparation entre ce qui est de l'ordre du religieux et du non religieux, n'aide pas aux croisements et aux échanges pacifiés entre les deux domaines. Cette séparation " au couteau " entre le religieux et le non-religieux entraîne des phénomènes qui touchent à l'auto-censure : pour ne pas trop dire sur le religieux, on a tendance à en dire moins. Cette auto-censure peut être un obstacle épistémologique dans l'enseignement du fait religieux qui fait partie des données culturelles et historiques du patrimoine humain. Travailler sur les limites entre le discours philosophique non religieux et le discours religieux de nature confessant, ainsi que sur leurs épistémologies propres, doit aider à mieux identifier la spécificité de chacun des domaines.

3) Importance de la mémoire personnelle et familiale

La recherche a révélé qu'il était difficile d'enseigner le fait religieux sans être préalablement au clair avec soi-même sur cette question. Il s'agit par là d'être conscient de ses présupposés dans le domaine. La mémoire liée à la foi, reçue ou refusée, est souvent ancienne et profonde. Il s'agit même souvent de l'archaïsme de la position des parents qui est concernée par cette question, et leur légitimité est parfois remise en cause. Cette mémoire personnelle doit être analysée pour ne pas venir perturber la démarche professionnelle. Identifier les similitudes et les divergences entre la DVP et la démarche catéchétique doit aider à mieux repérer la limite entre le savoir général et intellectuel (non confessionnel) et le savoir et l'expérience propres à la foi.

La ou les lignes de démarcation entre les deux gestes

Présentons de façon synthétique le résultat actuel de la recherche, sachant que si des expérimentations ont déjà été faites, la recherche doit encore se poursuivre. La formalisation de ces résultats est en grande partie le fruit des synthèses réalisées par Michel Tozzi, à partir des différentes observations en classe et des documents réalisés par le groupe de recherche.

1) Les similitudes, les points communs à la DVP et à la catéchèse

Voici, de manière synthétique, les grandes lignes de convergence que partagent la DVP et la catéchèse.

  • Le travail sur le sens. Il s'enracine et se déploie d'abord dans des sujets et des réflexions qui concernent la condition humaine, et en particulier la vie personnelle des interlocuteurs. La discussion n'est pas d'emblée théorique et n'a pas pour objectif la réflexion pour elle-même. La primauté de la question du sens demande aux participants un engagement et un questionnement qui les concerne et dans lesquels ils s'impliquent.
  • La posture du questionnement : ce par quoi nous interrogeons le sens et le sens nous interrogent. La DVP, comme le parcours catéchétique élaboré à Montpellier, mettent en place une pédagogie du questionnement. Le sens est à chercher, il est à trouver dans un engagement personnel. C'est le questionnement qui ouvre à la dimension du sens pour la personne. Ce chemin d'accès est tout aussi important que le résultat auquel il aboutit, car ce cheminement garantit la cohérence de ce qui est découvert pour le sujet qui le pense. Dans cette logique, la réponse de chacun peut être reprise, questionnée... La pensée évolue dans une dynamique et une élaboration continuelle.
  • L'importance accordée à la parole de l'enfant, pédagogiquement et éthiquement. C'est en s'exprimant de façon personnelle, devant d'autres, que l'enfant est amené à créer son propre chemin de sens et ses propres réponses. Par l'écoute qui est faite de sa parole, il est reconnu à part entière comme sujet pensant et comme personne. Sa parole compte au même titre que celle des autres. En DVP comme en catéchèse, l'expression est donc valorisée, sollicitée et cette dimension dépasse le seul contenu de ce qui est dit.
  • Le statut de la discussion : l'importance de la pluralité. La pluralité a, dans les deux gestes, un rôle fondamental. S'exprimer devant d'autres, se plier au partage de la parole, accepter le questionnement et l'échange sur les propos engagés est une dimension centrale de la démarche. L'objectif est de permettre aux participants de se construire avec, devant, à partir, en vis-à-vis d'alter ego. Dans ce cadre, la recherche de sens n'est donc pas un exercice privé et intime. C'est par la discussion avec d'autres que la personne est appelée à s'engager dans une recherche qui la concerne.
  • L'importance de l' interprétation. L'interprétation est fondamentale. C'est elle qui ouvre à la dynamique, à la pluralité, à la discussion. La réponse préétablie n'existant pas, elle est à chercher dans l'exégèse que chacun fait d'une expérience, d'un texte, d'un sujet. Le groupe a donc besoin de tous les accès à la réalité dont sont porteuses les personnes présentes. Seul un partage des interprétations garantit une compréhension plus juste de ce dont on parle.
  • Un rôle important donné à l' expérience de chacun. La réflexion n'est pas d'abord et avant tout théorique. Pour rejoindre la question du sens, il faut rejoindre les attentes et l'histoire des personnes. L'expérience est donc l'épaisseur qui permet à la réflexion de se développer. Les doutes, les certitudes, les peurs, les convictions permettent à la personne d'enrichir sa réflexion et de prendre au sérieux la réflexion des autres. Pour la DVP comme pour la catéchèse, le sens ne se joue pas à côté de l'existence des personnes.

2) Les différences entre la DVP et la catéchèse

Au-delà des convergences qui viennent d'être explicitées, il existe des différences. Là encore, nous n'en soulignerons que quelques-unes.

  • Le statut du texte. En DVP, le support à partir duquel la discussion a lieu peut être variable : sujet, texte, événement... Il n'y a donc pas de support incontournable par lequel il faudrait passer à un moment ou à un autre. Par contre, dans un parcours catéchétique, un certain nombre de supports doivent être abordés. Qu'il s'agisse d'un texte biblique, d'un sacrement, d'un rite, d'un dogme, la catéchèse a pour fonction de partager et de faire connaître des éléments de la tradition. Il y a donc ici des passages obligés que la DVP n'a pas.
  • Le statut des participants. La discussion philosophique rassemble une communauté de recherche d' esprits rationnels. Tout le monde est au même niveau dans ce partage qui fait appel à la raison et à l'expérience personnelle. Par contre, dans la discussion catéchétique se pose fréquemment le problème de l'hétérogénéité du groupe. Tous n'étant pas au même du niveau de foi,de connaissance ou d'engagement, la parole est parfois de nature très différente selon les participants. Ce décalage, d'expérience et de position, risque de provoquer le silence de personnes qui se sentent en décalage par rapport au reste du groupe. Cette hétérogénéité doit donc être gérée.
  • Le type de guidage. En DVP, la façon de mener une rencontre diffère, de peu directive à fortement directive selon les écoles philosophiques. La façon de procéder n'est donc pas tranchée. En ce qui concerne la catéchèse, le problème est similaire. L'animateur doit-il induire un type de réflexion, orienter des problématiques, donner de temps à temps la position de l'Eglise sur tel ou tel point, ou laisser la discussion se dérouler en fonction des attentes et des interrogations de chacun ? Les analyses des observations devront permettre de dire comment les animateurs conduisent les rencontres et si recadrage il y a, à quel moment il est réalisé et dans quel but.
  • Le statut de la réponse. Si la pédagogie du questionnement est partagée par la DVP et la catéchèse, qu'en est-il du statut de la réponse ? En DVP, la réponse est ouverte, le sujet pouvant donner un avis personnel sans référence à une norme préétablie. En catéchèse, si une grande place est donnée aux interprétations et aux positions de chacun, il demeure que l'Eglise s'est positionnée sur un certain nombre de questions. Par la tradition, elle a ainsi balisé les grandes questions du sens. Jusqu'où les interprétations énoncées dans la discussion catéchétique peuvent elles différer des balises ecclésiales ? Jusqu'où la discussion catéchétique a-t-elle l'obligation de les rejoindre ou de les rappeler ?
  • D'où la question de la finalité. En DVP, la finalité est celle de donner les moyens et la possibilité aux personnes participantes de penser et d'y trouver du sens en tant que sujets doués de raison. Par contre, en catéchèse la question est beaucoup plus complexe. S'agit-il de provoquer l'adhésion au Christ et à son message ? S'agit-il de faire connaître les éléments de la tradition ? S'agit-il d'accompagner les personnes à creuser les questions de sens en ne préjugeant pas du résultat de ce questionnement ? On perçoit donc l'importance de cette question de la finalité. La recherche doit aider à creuser ce point qui est fondamental pour l'enseignement catholique, amené de plus en plus à accueillir dans les établissements scolaires des enfants qui ne sont pas de confession catholique.
  • Le statut du savoir et de la vérité. Dans la discussion philosophique, le savoir intervient comme support au raisonnement et la vérité est à chercher ensemble. Elle est ce qui est atteint par la raison et l'entendement. La vérité ne préexiste pas à la discussion. Elle est ce vers quoi la discussion doit tendre. En catéchèse, là encore, la question est plus complexe. Comment la démarche catéchétique doit-elle se positionner par rapport aux vérités de foi ou, plus exactement, comment doit-elle présenter ces vérités au sein de la discussion ? Comment articuler le statut normatif de ces vérités pour l'Eglise, et la liberté de cheminement et de questionnement de chacun ? Comment ce que l'Eglise tient pour vrai et sensé peut-il, doit-il, s'inscrire dans le débat ?

En conclusion, il nous semble important de rappeler le caractère encore inachevé de cette recherche. Le travail à venir et notamment l'analyse des observations déjà effectuées dans les groupes de DVP et de catéchèse devraient permettre d'éclaircir les problématiques inhérentes aux questions soulignées, et peut-être d'en révéler d'autres. Soulignons également que cette recherche est dynamisante pour ses protagonistes, car elle permet de réinterroger à nouveaux frais de vieilles séparations entre le geste philosophique et le geste catéchétique, le tout dans une ambiance de coopération et d'estime mutuels de ses différents acteurs.


(1) Les différents parcours de ce programme catéchétique sont publiés aux éditions du CRER.