Le maître gagne-t-il ou non en "autorité" en participant sur le fond à une discussion à visée philosophique ?

Un symposium a été organisé sur ce thème à l'université de Montpellier 3 les 8 et 9 septembre 20061. Il s'agissait d'analyser, dans la pratique de la DVP, ce qu'il en était, dans le rapport à la parole, au pouvoir et au savoir des élèves et du maître, de l'autorité dans la classe. Nous publions dans ce numéro et le suivant les interventions au symposium2.

La non-participation sur le fond de l'enseignant à la DVP :
un retrait requis au nom précisément de son autorité ?

Si problème il y a à ce qu'un enseignant participe aux échanges d'une DVP, en s'impliquant dans le registre de la pensée, c'est avant tout en regard de l'interférence que cela peut avoir avec la dimension institutionnelle de sa fonction, car un des aspects de l'autorité du maître est ce dont "sont investies certaines personnes à raison de la fonction qu'elles remplissent dans un cadre institutionnel déterminé"3. En suivant un auteur comme B. Robbes, il nous faut comprendre, qu'appliquée au cadre de l'école, cette composante de l'autorité relève du registre statutaire, en faisant ressortir qu'elle est "de l'ordre du statique, de l'état (de fait), du préalable (Robbes, 2006)", et même certainement de l'autoritaire. Or, être le dépositaire d'une telle autorité et s'engager dans une pratique réflexive discussionnelle avec les élèves, c'est, pour l'enseignant, tenter ce qui semble être une impossible réconciliation au coeur même d'une contradiction entre ce qu'il est, de par sa fonction, et ce qu'il veut faire, au nom des objectifs qu'il poursuit, puisqu'il chercherait à s'impliquer dans la discussion alors qu'il incarne l'indiscutable, et qu'une "autorité qui discute à terme se discute, et risque de se dissoudre (Tozzi, 2004, p. 27)". À ce compte, il vaudrait certainement mieux, non pas que l'enseignant ne mette pas en place de telles discussions, mais à tout le moins qu'il n'y prenne pas part sur le fond. D'autant qu'à ce problème vient s'y adjoindre un autre, qui relève aussi de l'asymétrie entre l'enseignant et les élèves, à ceci près qu'il s'inscrit, cette fois, dans le registre de la maîtrise des connaissances.

En effet, dans une classe, le savoir est du côté de l'enseignant, alors que les élèves se trouvent à l'école, justement, du fait d'une attente à son égard. Et, sans abus de notre part, il semblerait impossible de concevoir l'école sans cette différence de niveau, dans le registre des connaissances, entre le maître et les élèves, puisqu'il en va là d'une hiérarchie anthropologique légitime. D'ailleurs, c'est exactement dans cette droite ligne que J. M. Ferry peut avancer que l'"autorité de l'enseignant s'assortit d'une inégalité postulée de la connaissance entre l'enseignant et l'enseigné"4 pour abonder dans le sens d'A. Renaut qui pointe que "quelque chose ne peut que subsister de cette composante quand nous nous employons à transmettre une série de savoirs établis qui, comme tels, ne se discutent pas ni ne se négocient (Renaut, 2004, p.173)". Le maître est celui qui maîtrise les connaissances, et l'indiscutabilité du savoir qu'il dispense est, elle aussi, nécessairement requise, car prôner le contraire irait à l'encontre de la volonté que le principe éducatif se donne à lui même, et qui consiste à relayer, de génération en génération, des acquis que nous tenons pour définitivement fondés.

Remarquons alors que, là encore, l'enseignant qui voudrait participer sur le fond au cours d'une DVP s'enfermerait ipso facto dans une contradiction profonde, puisqu'il voudrait adresser aux élèves, par la proposition d'une telle pratique, une invitation à penser par eux-mêmes, alors qu'il incarne devant eux l'autorité et la maîtrise du savoir, ce qui revient à dire que cette participation ne pourrait être envisageable que s'il partageait avec les élèves une conception de "l'argument (qui fait) l'autorité" alors qu'il est pour eux une "autorité qui fait argument (Tozzi, 2004, p. 27)". Position délicate à tenir, et qui, une fois de plus, pour éviter une dénaturation profonde des objectifs poursuivis par la DVP, ainsi que des disfonctionnements majeurs, impose le retrait de l'enseignant sur le fond de la pensée, afin que la place qu'il laisse libre soit une autorisation à ce que les élèves osent réellement l'expression de la leur.

Cependant, à bien regarder ce qui précède, nous nous rendons compte que cela repose sur une conception de l'autorité qui s'enracine dans son indiscutabilité. Pourtant, n'y a-t-il pas, à l'heure actuelle, l'émergence d'une nouvelle compréhension de ce qu'elle est, en assurant ses assises au coeur même de la négociation et de la discussion ? Poser la question, c'est demander à expliciter le dépassement de l'autorité dans sa conception traditionnelle, pour s'ouvrir à ce qui en constitue les enjeux aujourd'hui.

De quelle autorité s'agit-il ? Autorité traditionnelle et discussion :
la question de l'autorisation

Classiquement, l'autorité se laisse appréhender comme étant à équidistance de la discussion et de la soumission violente, tout en relevant du pouvoir. H. Arendt le pointe clairement en avançant qu'elle "exclut l'usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l'autorité proprement dite a échoué (Arendt, 1972, p. 123)". Elle précise aussi qu'elle "est incompatible avec la persuasion, qui présuppose l'égalité et opère par un processus d'argumentation. Là où on a recours à des arguments, l'autorité est laissée de côté. Face à l'ordre égalitaire de la persuasion, se tient l'ordre autoritaire qui est toujours hiérarchique (Arendt, 1972, p. 123)". À approcher l'autorité en ces termes, nous savons ce qu'elle n'est pas, mais non ce qu'elle est, et nous nous trouvons placé devant un délicat problème qui est celui de savoir ce que pourrait être son pouvoir, et l'ordre hiérarchique qu'elle présuppose, qui entendent emporter à coup sûr notre assentiment, sans avoir pourtant quoique ce soit de commun ni avec la force et la contrainte, ni avec la discussion. A. Renaut, reprenant à son compte l'étymologie du terme qu'H. Arendt nous rappelle ; "le mot auctoritas dérive du verbe augere, "augmenter" (Arendt, 1972, p. 160)", répond à cette épineuse question, en originant l'efficience de l'autorité en ce qu'elle serait un principe légitime sous l'effet duquel tout homme viendrait immanquablement à conformer, ordonner et subsumer sa vie, du simple fait que sa légitimité s'impose à lui, sans toutefois annihiler sa liberté.

L'autorité, au sens traditionnel du terme, serait ainsi cet accroissement de légitimité qui "intervient quand un pouvoir, pour des raisons diverses, a besoin, afin de remplir efficacement la fonction qui est la sienne (...), d'un surcroît de justification ou de fondation : quand il a besoin, pourrait-on dire, d'un "surpouvoir" qui ne peut plus consister simplement à lui ajouter un pouvoir de plus, mais à modifier la nature ou la teneur même de ce pouvoir (Renaut, 2004, p. 44)". In fine, tout cela revient à approcher l'autorité comme fonctionnant en mobilisant des rapports hétéronomes entre les termes de la relation puisqu'elle finit tout de même (et là se trouve une idée limite au-delà de laquelle il semble impossible d'aller) par se poser comme étant "le pouvoir de se faire respecter, obéir, de commander, de décider (Ardoino, 2000, p.200)", obtenant en toute circonstance, même si ce n'est jamais au prix de la contrainte et de la soumission, l'acceptation de se placer sous la conduite de principes n'émanant jamais du sujet lui-même.

Or, dans la crise de légitimité de l'autorité que nous traversons à l'heure actuelle, et qui n'échappe à personne, aussi bien dans le cadre familial, scolaire, ou encore social et politique, c'est bien une telle conception de l'autorité qui est remise en question5. D'ailleurs, c'est précisément au nom de telles critiques que ce que cherche à faire grandir aujourd'hui l'autorité, ce n'est certainement pas la légitimité du pouvoir, mais bien davantage la capacité de tout un chacun à devenir lui-même, en la découvrant comme intrinsèquement "attachée à l'auteur ( auctor) (Robbes, 2004, p. 21)". En effet, alors qu'il est possible de se laisser aller à déplorer cette crise en y voyant le "vacillement des assises du monde"6, les perspectives qui s'ouvrent actuellement préfèrent revendiquer ""une autorité de la discussion" (qui) n'est précisément plus une autorité comme les autres (Renaut, 2004, pp. 210-211)", mais bien plutôt "une autorité toujours soumise à discussion (Renaut, 2004, pp. 210-211)".

De prime abord, il est facile de constater que la proposition, au moins dans les termes de sa formulation, est le radical opposé de la thèse arendtienne. Mais le renversement établi est plus fondamental que cela. Se joue ici le fait que la discussion comporte en elle les conditions d'une autorité admise, parce que légitimée par l'argumentation, qui permettent aux protagonistes de l'échange de reconnaître ensemble la même. Du rejet d'un positionnement verticalisé en regard de la dimension supérieure du pouvoir, nous en venons à une horizontalisation de la dynamique de cette dernière, en ce qu'elle se trouve immanente à un partage commun, venant de l'interrelation de tous les protagonistes qui se la donnent entre eux. Cependant, comprenons bien que la reconnaissance commune dont il est question ici vise, bien sûr, l'accord sur le plan rationnel, mais qu'elle prend essentiellement toute sa dimension dans ce que P. Ricoeur dénomme la "mutualité de la reconnaissance"7, afin de pointer que "l'antécédence de l'autorité vient à s'exprimer au coeur de l'immanence du vouloir à lui-même et dans le quotidien des jours (Ricoeur, 1996, p.86)".

Et c'est là que se situe la rupture irrémédiable relativement à ce qu'H. Arendt nous disait de l'autorité. Certes, de première, elle devient conséquence, résultat et seconde, tout autant que de fondatrice elle devient toujours soumise à refondation. Mais, surtout, elle se met au service de l'advenu du sujet à lui-même comme étant son propre auteur, ce qui revient à dire que nous passons d'un statut de sujet de l'autorité à celui de sujet autorisé. Par là, nous voulons signifier que l'autorité, dans la discussion, et au travers d'elle, n'a de légitimité que posée par les sujets qui la reconnaissent, tout autant que dans le même temps, le principe de cette reconnaissance qu'ils lui accordent est qu'elle les inscrit dans la dimension d'individus à qui il est permis d'être, plus que des acteurs de leur existence, des auteurs de leur vie. C'est pourquoi, avec cette conception de l'autorité se jouant dans la discussion, nous sommes maintenant plus proches d'une implication de l'individu dans le fait qu'il devienne lui-même ; la raison en étant qu'elle ne peut être circonscrite que comme une autorisation qui, finalement, rapproche davantage le pouvoir de la potentialité de l'autonomie du sujet tournée vers son actualisation, quand elle prend forme dans le creuset du courant discussionnel des échanges.

Comme nous le rappelle B. Robbes, reprenant à J. Ardoino cette dénomination, l'autorité devient négociée8, c'est-à-dire qu'elle implique que tout participant "disposant de savoirs qu'il met en action dans un contexte spécifié, manifeste la volonté d'exercer une influence sur l'autre reconnu comme sujet, en vue d'obtenir de sa part et sans recours à la contrainte physique une reconnaissance que cette influence lui permet d'être à son tour auteur de lui-même (Robbes, 2006)". À ce titre, nous pouvons encore la qualifier d'éducative, puisque nous en arrivons à ce que la reconnaissance, dans la discussion, intéresse certainement la validité des propos, mais aussi l'autorisation qui est ainsi adressée à chacun des protagonistes d'être des auteurs autonomes d'eux-mêmes, parce que, en son cours, ils répondent essentiellement au "besoin qu'on ait besoin d'eux"9, et qu'ils éprouvent tout simplement comme identique à un pouvoir reconnu à être eux-mêmes. La négociation va donc bien plus loin que le simple échange de propos, engageant le processus de validation rationnelle de ce qui est dit par l'argumentation. Elle intéresse primordialement les enjeux que nous venons de pointer comme se nouant au coeur de la question de l'autorité.

Aussi, nous voudrions maintenant établir que c'est en raison de cela que l'enseignant doit participer, en s'engageant sur le fond de la pensée, lors d'une DVP.

L'autorité et la participation de l'enseignant à la DVP

Remarquons qu'il semble difficile d'aller au-delà du modèle aristotélicien qui veut que le passage de la puissance à l'acte ne se fait que sous l'action d'un principe qui est lui-même en acte10. Appliquer à notre réflexion, cela signifie que les élèves ne peuvent s'autoriser à être des auteurs d'eux-mêmes, en assumant l'expression de leur pensée personnelle, en laquelle ils se posent et se rencontrent comme sujets, lors des mises en discussion réflexives, que si l'enseignant de la classe y prend part avec eux, car il est lui déjà auteur de sa vie et sujet de la pensée, et qu'en cela se réalise l'antécédence de l'autorité, qui certes ne relève en rien de sa prééminence, mais qui veut que personne ne s'est fait tout seul, ni n'est arrivé dans un monde entièrement vide. Il y a toujours du déjà là et l'exemplarité, "qui inclut un élément de longue durée et, en conséquence, ne se laisse pas confondre avec l'immuable (...), comporte une dimension historique dans la mesure où elle inclut la capacité d'affronter l'histoire, voire de l'engendrer, et, par là, d'échapper à l'alternative entre l'immuable et le changeant, alternative dans laquelle la discussion morale s'enlise trop souvent, comme s'il n'y avait que deux solutions : ou des règles éternelles, immuables, ou une histoire inconstante et changeante de la conscience morale. À l'inverse de cette alternative, l'exemplarité comporte un élément temporel de pérennité qui ne signifie pas absence d'histoire mais (...) endurance dans l'histoire (Ricoeur, 1996, p. 77)".

Sans vouloir faire de l'enseignant un modèle exemplaire, il n'en demeure pas moins que les élèves ne peuvent s'émanciper dans un ici et maintenant, en vue de façonner l'histoire à venir, que s'il leur est donné l'occasion de se risquer à cette aventure ; ce en quoi l'enseignant a un rôle primordial à jouer en relevant le défi de l'exemplarité, comprise au sens que Ricoeur donne à ce terme, et qui fait de lui un véritable passeur autorisant les élèves, non pas à reproduire le monde, mais à participer au cours continu de sa création, dont ils doivent être responsables. Ainsi, les problèmes que nous rencontrions consécutivement aux critiques de la participation de l'enseignant au cours des DVP, se trouvent-ils retourner à leur provenance en demandant comment prendre en charge une telle dimension dans l'exercice du métier, si le maître se met en retrait, et refuse de s'engager sur le fond lors de telles discussions ?

D'autant que, par cette participation, toute latitude est laissée à ce dernier pour que les élèves ne se trouvent pas en bute à la dimension statutaire de son autorité, mais, au contraire, soient les sujets essentiels, et fondateurs de la pérennité du vivre ensemble, parce qu'autorisés à en être les auteurs et les premiers garants. De fait, en se dessaisissant de tout ce qui pourrait entacher de particularités son statut de membre à part entière de la discussion, c'est-à-dire en se plaçant comme participant, sous la régulation du dispositif, en obéissant au même titre que les élèves aux règles organisant la discussion, qu'ils ont à élaborer, et faisant autorité en la matière, c'est peut-être ici encore, pour l'enseignant, leur permettre de se construire, sur cette question de l'autorité, dans une véritable dimension éducative.

Et, lorsque nous sont adressées des mises en garde, au sujet de la répétition inféconde de la teneur de la pensée de l'enseignant par les élèves, lorsqu'il prend part aux DVP, du fait de l'autorité du savoir qu'il possède, nous nous demandons si c'est bien de cela qu'il s'agit lors de ces discussions. Car, la philosophicité de ces dernières les inscrit-elle fondamentalement dans le registre du savoir et de la connaissance ? Si, à nos yeux les différents paradigmes organisateurs de la DVP ne sont pas à opposer, il n'en demeure pas moins que, comme le demande F. Galichet, ils doivent êtres "complétés par un paradigme proprement philosophique (Galichet, à paraître)". À ses yeux, seul un enracinement de ces dernières dans la croyance parviendrait à cela en ce que, "entendue comme normativité originaire et déploiement d'une "logique d'exclusivité" radicalement étrangère à toute logique de coexistence (ibid.)", elle reprend à son compte les exigences de la philosophie en étant radicale, totalisante, théorique et pratique à la fois, et, enfin, en cherchant à se développer simultanément en direction du monde, d'autrui et de soi-même.

S'originant en elle, une discussion s'ouvre alors à sa dimension philosophique, puisqu'elle inscrit la pensée dans une principialité indépassable des enjeux, et se trouve revêtir "l'aspect d'un combat "objectif", réaliste, entre forces ou entités antagonistes, mais d'une exigence "subjective" de conversion d'autrui à ce qu'il devrait toujours déjà éprouver comme une évidence. L'enjeu n'(y) est plus un enjeu polémique ou éristique de volonté de puissance (...), c'est un enjeu fondamentalement pédagogique - à savoir, transformer l'autre, ouvrir son esprit à ce qu'il devrait admettre, et que pourtant, incompréhensiblement, il n'admet pas (Galichet)". Elle se déroule donc comme une "action en direction d'autrui qui n'(est) pas seulement une didactique de type scientifique, mais une éducation portant sur la subjectivité entière, intellect et affectivité, jugement et désir, théorie et pratique (Ibid.)".

N'excluant pas la convocation des connaissances, mais dédouanée de l'argument d'autorité, nourri par l'autorité que confère la possession du savoir, et mobilisant plus fondamentalement que cela les ressorts que chacun fait jouer pour prendre sa place comme sujet à part entière dans le monde  (ce qui rappelons-le est la conception de l'autorité que l'école veut promouvoir), comment la DVP pourrait-elle ne pas faire place à la participation de l'enseignant, puisque le terreau de son énonciation lui impose d'être de nature identique à celle de tout autre participant ?

L'impact du savoir étant réétalonné au profit de ce qui fonde chacun dans sa relation à lui, au monde et aux autres, comme auteur de sa vie, la dimension que prend l'autorité au coeur d'une DVP ne peut exclure le maître, car elle implique, au nom de la philosophicité de la discussion, une relation pédagogique, dont l'enseignant n'est plus l'unique source, de tous les participants entre eux, et égaux entre eux. Ceci fait, d'ailleurs, largement écho à la question de la validité chez Habermas, et à celle de la signification chez Ricoeur. Rappelons, en effet, que pour Habermas la discussion a cette particularité qu'elle engage les discutants, au travers de leurs propos émis, dans un partage des prétentions à la validité inhérentes à tout acte de parole, et que chaque participant attend d'être reconnues pour en voir la validité légitimée. Là se joue un point crucial de la théorie de la discussion, que Habermas a développé dans un contexte reconstructif, et Ricoeur dans une perspective transcendantale, mais que tous deux s'accordent à défendre : prendre la parole, en vue de trouver un accord partagé par tout le monde lors d'une discussion, c'est fondamentalement produire une intention de signification, d'après Ricoeur ; c'est-à-dire des prétentions à la validité, aux yeux de Habermas, en requérant qu'elle(s) soi(en)t reconnue(s) par la communauté de ceux à qui elle(s) s'adresse(nt).

Il y a donc un décentrement fondamental, puisque le point d'équilibre, dans la relation aux autres au travers des propos émis, se trouve porté, non pas par l'émetteur, mais par ces mêmes autres qui ont la charge de reconnaître, ou non, la signification et la validité de ce qui a été émis. La "signification est définie par un certain effet à produire chez l'interlocuteur par la reconnaissance de l'intention. A signifie quelque chose par x est en gros équivalent à : A a l'intention que l'énonciation de x produise un certain effet dans un auditoire par le moyen de la reconnaissance de cette intention. Une (...) équivalence est établie entre signifier et avoir l'intention de ; et cette équivalence repose sur la reconnaissance de l'intention (Ricoeur, 2005, p. 57)".

Si le terme d'effet, ici, se démarque profondément de toute visée perlocutoire, pour se définir par un procédé de recognition, il est capital de comprendre qu'émettre un propos, c'est toujours être en attente à l'égard d'autrui. C'est même s'en remettre entièrement à lui, en lui demandant d'accepter de prendre la responsabilité de l'assentiment à ce qui est formulé, afin qu'il en trouve sens. Discuter ne peut alors se faire qu'en posant l'autre, non pas comme un alter, mais essentiellement, et constitutivement comme, un alter ego, ce qui signifie que la discussion a ceci de particulier, et de spécifique, qu'elle est chemin autorisé de chacun à lui-même. Habermas, lui-même, ne veut rien signifier d'autre : "la discussion accorde en effet les deux conditions :

  • première condition, chaque participant individuel est libre, en ce sens qu'il dispose de l'autorité épistémique, en première personne, qui permet de prendre position (...) ;
  • deuxième condition : cette autorité épistémique est exercée conformément à la recherche d'un accord raisonné, sélectionnant ainsi les solutions qui, seules, sont rationnellement acceptables pour toutes les personnes impliquées et concernées (Habermas, 2003, pp. 24-25)". Autrement dit, discuter revient, dans la proposition d'un acte de parole, demandant à ce que les prétentions à la validité qu'il mobilise soient partagées par l'ensemble des protagonistes intéressés à la discussion, à conférer une autorité aux destinataires des propos qui sont, par là même, les dépositaires de la recevabilité de ce qui est émis et formulé.

Prendre part à une discussion, c'est donc reconnaître cette autorité à l'ensemble des participants, et à chacun en particulier, en acceptant qu'ils s'y engagent comme sujet à part entière, dont la capacité à être auteur de lui-même. In fine, l'autonomie n'est alors "pas un concept distributif et ne peut être accomplie individuellement (Habermas, 2003, p. 22)", mais "ne peut être pleinement déployé(e) que dans un cadre intersubjectif (Habermas, 2003, p. 22)", puisque "une fois que nous nous engageons dans une pratique argumentative, nous nous laissons ressaisir dans un lien social qui persiste (Habermas, 2003, p.25)". C'est pourquoi, il nous semble que l'enseignant est tout à fait en droit de participer à une DVP, en s'engageant sur le fond de la pensée, et ce au même titre que les élèves, car si tel n'était pas le cas, ne serait ce pas cette reconnaissance à être auteurs d'eux-mêmes, et donc à être ceux qui prennent à leur compte, parce que le maître se trouve enfin dessaisi de sa prééminence à cet égard, la responsabilité de l'assentiment devant tout un chacun de ce qui fait la recevabilité des propos émis, dont il les priverait ?


(1) Pour la problématique, voir Diotime n° 29,e trimestre 2006.

(2) Pour une synthèse du symposium : Tozzi, M., "Vers une reconfiguration de l'autorité éducative : l'exemple de l'autorité dans une discussion à visée philosophique", Les Cahiers du Cerfee n° 22, Montpellier 3, 2007.

(3) Encyclopaedia Universalis,article Autorité http://www.universalis.fr/corpus2-universalis/1/686/C930081/universalis/article.htm

(4) Ferry, J.-M. (2004). La réflexion en éducation et formation. In Diotime L'Agora, n° 23, oct. 2004, Crdp Montpellier.

(5) A ce sujet, voir l'article de Meirieu, P. (2005). Quelle autorité pour quelle éducation ? In Site de Philippe Meirieu, [En ligne]. http://www.meirieu.com/Articles/L'autorité.pdf

(6) Nous reprenons l'expression à H. Arendt (1972), p. 126.

(7) Ricoeur, P. (1996), p. 83.

(8) Robbes, B. (2006). Nous pouvons y lire : "Jacques Ardoino démontre que l'on est passé de "l'autorité attribut" à "l'autorité relation", qu'il nomme autorité négociée".

(9) Mondzain, M. J. (2006). Sortir de la politique de la peur, Philosophie Magazine, 1, p. 21.

(10) Aristote. (1991), Métaphysique (tome2), pp. 23-58, Vrin, Paris. A la page 45 de ce livre, nous pouvons lire : "Mais à ces puissances sont antérieures selon le temps d'autres êtres en acte dont elles procèdent, car d'un être en puissance, un être en acte est toujours engendré par un autre être en acte".