Pédagogies alternatives et appropriation des savoirs

S'il s'agit d'un effet de mode, il suffirait de rapporter quelques anecdotes cocasses et charmantes, un peu à la manière des bêtisiers.

S'il s'agit d'un phénomène plus profond, alors il convient de s'interroger sur ce qui peut bien fonder ce nouveau genre. Je vais donc essayer de dégager quelques grandes lignes explicatives. Pour cela, j'articulerai quatre points de vue :

  • Historique : y a-t-il une théorisation des nouvelles pratiques ?
  • Géographique : est-ce une originalité propre à la France ?
  • Juridique : y a-t-il des bases légales pour susciter chez l'enfant une réflexion philosophique, éthique et citoyenne ?
  • Scientifique : ce phénomène est-il pris au sérieux ?

APPROCHE HISTORIQUE

L'initiateur de la PPE (Philosophie Pour Enfants) dès l'âge de 6 ans, est un Américain : Matthew LIPMAN, professeur de philosophie dans le New Jersey. Dans les années 1970, il fit le constat que le développement du jugement devrait commencer plus tôt qu'on ne le pensait, dès l'enfance. Lipman crée un programme philosophique en écrivant des romans philosophiques adaptés aux âges des enfants. Les buts visés par cette pratique sont :

  • encourager les enfants à exprimer leurs opinions ;
  • développer une réflexion logique ;
  • développer la discussion dans le cadre d' " une communauté de recherche ".

APPROCHE GÉOGRAPHIQUE

  • Années 70 : côte Est des États-Unis, avec M. Lipman.
  • Années 80 : Québec, avec Pierre Lebuis, Michel Sasseville, Marie-France Daniel etc., et Belgique, qui diffuseront à leur tour la philosophie pour enfants, notamment au début par le biais des cours de morale...
  • Années 90 : France, avec différents courants (psychologique, éducation à la citoyenneté, approche réflexive, conceptualisante etc.).

Bref, ce mouvement est ample, il correspond apparemment à une demande très forte, issue soit de pays à tradition démocratique, soit de pays qui le sont devenus récemment comme le Brésil, et qui ont la nécessité d'éduquer leurs futures élites dans une optique autre que celle de l'endoctrinement.

APPROCHE JURIDIQUE

En Occident, les effets négatifs de la modernité font que, de plus en plus, le corps est dissocié de la personne par le monde de l'image. Le corps est exploité, industrialisé par la publicité. Sur le territoire du Québec, on a recensé en 1999 3 202 infractions criminelles violentes sur des enfants de 0 à 12 ans, dont 1 346 à caractère sexuel. Selon les mêmes sources (Ministère de la Sécurité publique du Québec), 67% des enfants concernés ont été agressés dans la maison, 17% dans des endroits publics et 16% dans des établissements publics.

Quelques dates

1945 : Signature de la Charte des Nations Unies, création de l'UNESCO (United Nations Educational, Scientific et Culturel Organisation et de l'UNICEF (United Nations Children's Fund : fond des Nations Unies pour l'enfance).

1948 : Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée par l'Assemblée Générale de l'ONU réunie à Paris.

1959 : Charte des droits de l'enfant. Texte en dix points adopté à l'unanimité par l'ONU. Scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans.

1979 : Mise en chantier de la Convention Internationale des Droits de l'Enfant.

1989 : Adoption à l'ONU de la Convention Internationale des droits de l'enfant. Elle comporte 54 articles. Son préambule insiste sur la nécessité d'accorder une protection spéciale à l'enfant.

1990 : Premier sommet mondial pour l'enfance au siège de l'ONU.

1990 : Déclaration Mondiale sur l'Éducation pour tous à Jomtiem (Thaïlande), par 155 pays représentés.

1995 : Le Parlement Français décide de faire du 20 novembre la " Journée nationale de défense et de promotion des droits de l'Enfant ".

2003 : Le 12 juin est déclaré " Journée mondiale contre le travail des enfants " par l'ONU.

On soulignera que la Convention recommande pour l'enfant un droit à la parole ainsi qu'un droit à la pensée autonome et critique :

" Les enfants doivent savoir qui ils sont. Ils doivent avoir un sens positif de leur propre identité. Ils doivent êtres capables de bien penser et de s'exprimer clairement."

De plus, les articles 5, 13 et 16 de la Convention instituent le statut de l'enfant comme une personne à part entière, et instaurent leur droit au développement d'une conscience critique. Autrement dit, pouvoir assumer un statut d'être conscient implique un sujet ouvert et réaliste, qui est capable non seulement de voir la beauté et le bien, mais aussi le mal et la laideur. La violence, c'est de la laideur, et pour qu'un enfant cesse de subir cette laideur, il faut bien qu'il puisse à la fois la repérer et la nommer.

APPROCHE SCIENTIFIQUE

La grande rupture est opérée par les linguistes du courant pragmatique. Parmi eux, citons Chaïm Perelman (1958), qui rompt avec le discours cartésien. Il reproche au Discours sur la méthode de Descartes (1637), d'avoir négligé le concept d'argumentation.

Pour Descartes, la question du " comment " est absente, parce que son attention était centrée sur la démonstration, qu'il faisait à partir d'idées claires et distinctes, notamment en fondant cette démonstration sur le langage mathématique. Pour Chaïm Perelman, la définition de l'argumentation autorise de nouvelles perspectives ; il oppose l'argumentation à la démonstration :

" Le domaine de l'argumentation est celui du vraisemblable, du plausible, du probable, dans la mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul. Or, la conception nettement exprimée par Descartes dans la première partie du Discours de la méthode était de tenir (dixit Descartes) "presque pour faux tout ce qui n'était que vraisemblable" " (p.1).

En fait cette distinction proposée reprend celle qu'Aristote proposait déjà dans ses Topiques pour qui un raisonnement déductif, " C'est une démonstration lorsque les points de départ de la déduction sont des affirmations vraies et premières ou du moins des affirmations comme la connaissance qu'on en a prend naissance par l'intermédiaire de certaines affirmations premières et vraies ; c'est au contraire une déduction dialectique lorsqu'elle prend pour points de départ des idées admises " (Budé, 1967, t. I., 100a).

C'est cette notion que je retiens pour la Discussion à visée philosophique (DVP) avec les enfants dans les ateliers des Universités populaires.

Pour Aristote, la démonstration implique des prémisses vraies, évidentes ; l'argumentation des prémisses vraisemblables et/ou partageables par tous, ou qui peuvent être partagées par une " communauté de recherche ".

Remarquons que certains théorèmes sont vrais dans le cadre d'une mathématique euclidienne, mais faux dans le cadre de la théorie de Rieman, qui repose sur d'autres axiomes. C'est également le cas pour la physique quantique (cf. Georges VIGNAUX, 1976, L'argumentation. Essai d'une logique discursive, Genève : Droz).

Considérons maintenant la vie dans notre société, actuelle ou à venir, qu'il s'agisse de la vie quotidienne, politique, juridique, commerciale, etc.

Plusieurs options vont être possibles :

  1. Soit on admet comme norme nouvelle le chaos de la pensée du " relativisme ", i.e. tout vaut tout - ce qui revient à reconnaître que c'est la force qui fait loi.
  2. Soit on s'en remet à une sorte de nouveau dogme, la pensée unique, ce qui revient à abdiquer la dimension de liberté du sujet. Une telle pensée découle notamment du fait que l'argumentation et les moyens de sa diffusion sont concentrés entre les mains d'une oligarchie.
  3. Soit on pense l'éducation populaire comme le lieu de la transmission de l'autonomie et de la liberté. Alors, il faudra apprendre au sujet, et cela dès son plus jeune âge, à construire une réflexion personnelle à l'oral, et, parce que chaque raisonnement - juridique, économique, etc. correspond à des stratégies discursives précises, à élaborer une habitude à communiquer avec les autres.

Á une nuance près cependant. Car il ne suffit pas d'opposer le concept de démonstration à celui d'argumentation pour créer de fait une éducation à l'oral réflexif, et une habitude à ce qu'on pourrait appeler une éthique de la communication. L'art d'argumenter, c'est aussi l'art de la rhétorique inventée par les sophistes, dont le but n'est ni l'accord, ni le bien pour tous, mais l'art de convaincre les autres, et de vaincre les autres discours. Ce fut le grand débat de Platon contre les sophistes.

Que propose l'argumentation des sophistes ?

  • Apprendre comment on peut convaincre les autres en utilisant la logique et la façon d'agencer les arguments dans une discussion (rhétorique).
  • Apprendre la démagogie, en utilisant habilement la doxa (i.e. les croyances partagées).
  • Apprendre les effets de " manche ", l'utilisation de " l'image de soi " (l'éthos) et de l'émotion (le pathos), pour émouvoir le peuple.

Notre démarche est à l'opposé de cette sophistique, quand nous faisons référence au discours dialectique, ou à la communauté de recherche des ateliers de philosophie dans le cadre des Universités populaires. Ce type de discussion philosophique avec les enfants vise à leur apprendre à trouver le " meilleur argument ", dont l'éthique renvoie à la Convention des Droits de l'enfant.

Cette remarque nous paraît d'importance, car nous vivons dans une société préoccupée de plus en plus par ce que l'on nomme " l'insécurité. " Or, la démarche de la discussion philosophique avec les enfants envisage de s'attaquer à la forme la plus insidieuse de l'insécurité : l'Insécurité Linguistique. En effet, qu'observe-t-on quand on s'intéresse aux interactions verbales ou non verbales échangées par des interlocuteurs qui ne partagent pas ou ne partagent qu'une partie de leur langue maternelle ? Quels pourront être leurs échanges, leurs tentatives de rapprochement et d'écoute dans le cadre d'une société démocratique ? On peut s'interroger et s'inquiéter sur le fonctionnement et la construction de la société de demain.

Nous pensons qu'au-delà du développement des capacités intellectuelles du sujet (cf. la critique d'une argumentation sophiste), l'intercompréhension nécessite aussi le développement de capacités d'empathie chez les apprenants. Qu'est-ce qui pourra rendre possible cette double fondation du développement d'un jeune sujet éclairé (...)

(...) J'émets l'hypothèse que la construction d'un sujet altéré (qui intègre de l'altérité) passe par au moins quatre universaux :

  • la communication interrelationnelle (dispositif) ;
  • le dialogisme (déduction-dialectique et argumentation) ;
  • l'émotion ou l'affect (éducation à une éthique communicationnelle) ;
  • l'oral réflexif (savoir métacognitif sur la langue).

Je voudrais terminer par une citation de Dewey où, tout en admettant l'importance de l'héritage culturel, il met en garde ceux qui croient pouvoir faire dériver l'éducation uniquement du seul fait de l'expérience :

" Dire que toute éducation authentique passe par l'expérience, cela ne signifie pas que toutes les expériences soient authentiquement ou également éducatives. L'expérience et l'éducation ne peuvent être directement rapportées l'une à l'autre. Car certaines expériences sont anti-éducatives. "

C'est pourquoi dans le cadre des UP, même s'il s'agit d'inventer de nouvelles formes d'expérience d'appropriation du savoir, la problématique peut être de s'interroger sur comment articuler pédagogies nouvelles et patrimoine culturel. Autrement dit, comment concilier une double extériorité au cours de cette appropriation des savoirs :

  • extériorité en partageant avec les autres ce que je pense dans le cadre d'une communauté de recherche ;
  • extériorité vis-à-vis du patrimoine culturel, les grands auteurs.