La discussion philosophique ou la laïcite accomplie

Deux extraits d'intervention au Printemps des Universités populaires (juin 2006)

Deux extraits d'intervention au Printemps des Universités populaires (juin 2006)

En guise de préambule, nous pourrions commencer par un syllogisme. Á mon sens, tout acte éducatif est sous-tendu par une philosophie souvent implicite : une certaine idée de la nature humaine, une certaine conception de la société et de la place que les hommes, les femmes et les enfants y occupent, ou devraient y occuper, des relations qu'ils entretiennent entre eux. Or, toute philosophie est autobiographique et autojustificatrice. En conséquence, le style éducatif d'un parent, les options pédagogiques d'un enseignant sont à n'en pas douter déterminés par son histoire singulière, comme en témoignent les nombreuses réminiscences chez les éducateurs professionnels de leur vécu d'élèves. Cette règle générale vaut bien entendu aussi pour l'auteur de ces lignes...

UNE RÉFLEXION SUR LES FINALITÉS DE L'ÉDUCATION

Le discours savant sur l'appropriation des savoirs, sur les dispositifs pédagogiques à mettre en oeuvre, omet parfois un préalable pourtant essentiel : l'interrogation sur les finalités de l'éducation. Se résument-elles à une simple " appropriation de savoirs " ? Un commentaire serait à faire sur la nature de ces savoirs. Sans développer davantage, disons que si, par appropriation des savoirs, on entend quelque chose de l'ordre de l'élaboration d'une culture, on peut légitimement se demander, pour paraphraser une célèbre sentence, à quoi peut bien servir la culture si le fait d'aimer Mozart ou Goethe n'empêche pas de devenir un tortionnaire.

Par ailleurs, on voit, à écouter les discours officiels, que l'ensemble de notre système éducatif est orienté vers un but unique poursuivi comme un Graal : l'insertion dans la vie professionnelle. Même l'immense majorité des opposants au CPE (Contrat Première Embauche) du printemps 2006 n'avaient que ce mot à la bouche : du travail pour tous. Présenter cet objectif comme unique, incontournable, est une façon de consentir au monde comme il va, tout entier dominé par le marché, par le libéralisme mortifère, dans un esprit qui n'a de laïc que le nom. Car si la laïcité à la française était un véritable progrès en 1905, il est temps de dépasser cet horizon un siècle plus tard. Et de se retourner sur les excès qui ont été commis en son nom, ou avec sa bénédiction : esprit revanchard germanophobe au début du siècle, patriotisme, silence sur les exactions coloniales, etc. Et surtout, soumission à un ordre établi...

Il est une influence majeure des religions que l'école n'a pas su - ou voulu - voir, et dont les effets demeurent massifs, quoique insidieux, ce qui ne les rend que plus nocifs. C'est l'idée selon laquelle les enfants ne sont que des demi-hommes, imparfaits, que seul le façonnage par des maîtres qui se disent éclairés peut transformer en humains à part entière. Beaucoup réactivent ainsi, prorogent plutôt, sans le savoir peut-être, l'héritage de l'enseignement platonicien faisant l'apologie du philosophe-roi, sage omniscient et omnipotent, seul détenteur de la vérité, à la fois juge et partie, et vecteur indispensable d'accès au monde des idées.

Chacun voit ce que le prêtre de la religion catholique, comme le hussard noir de la République, doivent à ce modèle. Á l'inverse de ce qu'il est peut être utile de nous faire accroire, ces deux notables ne s'opposent pas. Ces deux piliers de la vie des villages, ces deux supports des pouvoirs, l'instituteur prenant progressivement et partiellement le relais du curé après 1905, servent le même but : convaincre le " commun des mortels " de son aveuglement, comme les enchaînés de la Caverne, de son imperfection et de son incapacité totale à s'approcher sans leur aide, si peu que ce fût, d'une quelconque vérité. L'un et l'autre, sous des dehors bienveillants, sous des discours émancipateurs, ne visent que l'asservissement à des dogmes - ces ennemis de la vérité bien plus dangereux que les mensonges, pour le dire comme Nietzsche - fussent-ils prétendument démocratiques. L'un et l'autre affirment qu'il faut travailler maintenant, souffrir maintenant, pour être heureux, libre, épanoui, dans un avenir hypothétique, mais toujours éloigné. Travailler à l'école pour avoir un métier, puis travailler sa vie durant pour être épanoui, enfin, à la retraite, d'ailleurs toujours plus lointaine, version laïque du " bonheur différé " ; ou souffrir dans cette vallée de larmes, donc accepter son sort, proroger les inégalités, pour être heureux après la mort, version monothéiste. Dans tous les cas, on oublie juste de dire " peut-être ". Et dans tous les cas, on aboutit au même résultat : la négation du présent, nécessairement fait de souffrances, au profit d'un radieux (mais hypothétique) avenir (...)

DES PÉDAGOGIES ALTERNATIVES..

Je pense que nous sommes tous autodidactes. Les élèves qui " réussissent " à l'école sont tout simplement ceux qui ont la chance d'avoir envie d'apprendre, au bon moment, ce qu'on se propose de leur enseigner. C'est d'ailleurs probablement la raison pour laquelle les enfants d'enseignants fournissent une proportion importante des élèves des grandes écoles. Comment espérer que des enfants issus de milieux économiquement détruits par le libéralisme s'intéressent à une école qu'on leur présente comme la seule possibilité d'échapper à leur condition, alors qu'ils voient que ça n'a manifestement pas fonctionné pour leurs parents et les autres adultes de leur entourage ? Ces lointaines finalités, restreintes à l'économiquement rentable, et par ailleurs inaccessibles pour beaucoup, ce modèle platonicien de transmission des connaissances, éteignent l'envie plus qu'elles ne la suscitent.

Alors oui, se fait sentir la nécessité de pédagogies alternatives. Mais alternatives d'abord dans leurs finalités : épanouissement, sculpture de soi, accès aux arts, pensée autonome et jubilatoire, qui sont, soi-dit en passant, ce qui distingue fondamentalement les êtres humains des animaux, et encore plus des machines, même de celles qui sont dites pensantes par abus de langage. En outre, il apparaît évident qu'on ne peut faire l'économie d'une réflexion sur la société, quand on réfléchit sur l'école. Celle-ci en est le reflet.

Quelles pourraient être les caractéristiques de ces pédagogies ? Je dirais qu'elles devraient avoir pour but d'" apprendre à penser par soi-même ". Car à mon sens, il vaut mieux savoir penser sans savoir lire que le contraire, ce qui est en règle générale le cas aujourd'hui. Mêler les deux étant une forme idéale, bien sûr. Autre caractéristique de ce modèle éducatif, le maintien vivace de la flamme du questionnement philosophique. Je pense, comme beaucoup, à commencer par mes amis de Caen, Michel Onfray l'a si bien écrit1, que les enfants naissent philosophes. Seuls certains le demeurent. Les autres sont déboutés de ces potentialités par l'éducation, au sens large, et pas seulement par l'école. J'ai entendu un de mes proches dire à Olivier, mon fils, il n'y a pas trois ans, au cours d'une discussion un peu chaude " toi, tu parleras quand tu auras 18 ans ". Moi, je suis partisan, en tant que parent et éducateur professionnel, d'une éducation libertaire. Celle qui donne la primeur au questionnement, au lieu d'imposer une culture de la réponse. Car, à l'école, des questions comme " 3+3 ? " ou " quelle est la date de naissance de Henri IV ? " ou " quel est le PNB du Ghana ? " ne sont pas des questions, puisque l'adulte qui les pose en connaît la réponse...

Je milite donc pour la mise en oeuvre de moments de discussion philosophique sur un mode libertaire, c'est-à-dire, pour reprendre les termes de Jean-François Chazerans, dans lesquels l'adulte organisateur vise son effacement personnel.2


(1) Voir : Michel Onfray, La communauté philosophique, Manifeste pour l'Université Populaire, Galilée, 2004.

(2) Á consulter : Gilles Geneviève, La raison puérile, Philosopher avec des enfants ?, Editions Labor, octobre 2006.